« LE LAMBEAU » DE PHILIPPE LANÇON EST UNE ŒUVRE MAJEURE
Il incarne une conscience universelle dans un monde sous tension, marqué par le terrorisme et les menaces fascistes. De sa "gueule cassée" à sa renaissance, son récit est un monument de dignité et de résilience

Le 7 janvier 2025, la France a commémoré le dixième anniversaire des attentats contre l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Cette date, gravée dans la mémoire collective de la République, ravive des souvenirs douloureux et des cicatrices toujours béantes dans le corps social. Des vies ont été fauchées au nom d’une idéologie meurtrière. Cette barbarie inqualifiable, perpétrée par les frères Kouachi, deux ennemis des joies simples et du bonheur fugace, a coûté la vie à douze personnes et en a blessé plusieurs autres.
Parmi les survivants de ce drame figure Philippe Lançon. J’ai beaucoup pensé à lui le jour de la cérémonie d’hommage aux victimes. Depuis que j’ai lu son livre Le Lambeau, d’une traite, un après-midi d’été 2018 sur les berges du Rhône, son récit me hante et me bouleverse.
Né en 1963 à Vanves, Philippe Lançon est à la fois journaliste et romancier. Il exerce son métier au quotidien Libération et en tant que chroniqueur à Charlie Hebdo. Il a été grièvement blessé lors de cet attentat, tout comme Coco et Riss. C’est cette histoire tragique que Philippe Lançon raconte dans son roman autobiographique Le Lambeau. Un ouvrage dans lequel chaque mot célèbre la liberté, l’intimité, l’universalité, la fraternité, mais aussi la fragilité de la vie. Cette vie qui ne tient parfois qu’à un fil, le tout bercé par la musique de Bach et les textes de Proust.
Philippe Lançon retrace, à cœur ouvert et avec une grande dignité, les quelques minutes qui ont bouleversé sa vie et celle de ses collègues, ainsi que les deux années de convalescence médicale qui ont suivi l’attentat, marquées par des opérations chirurgicales de six à huit heures. Pourtant, la veille de l’attentat, il s’était rendu au théâtre avec Nina. Le lendemain, Philippe Lançon se réveille de mauvaise humeur, fait des exercices tout en écoutant l’interview de Michel Houellebecq sur France 2. Partagé entre Libération et Charlie Hebdo, il décide de se rendre à la réunion de rédaction de Charlie. Était-ce un signe du destin ?
Philippe Lançon dresse un panorama dont il est le centre, à la fois acteur et metteur en scène de son propre drame. Avec son visage défiguré et sous l’emprise des hallucinations provoquées par la morphine, Lançon mène un combat acharné. Il va réapprendre à affronter sa « gueule cassée » dans le miroir, de sa nouvelle maison, à la Salpêtrière. Il écrit : « Mon corps entier devenait ma mâchoire, cette inconnue qui m’écartelait et semblait parcourue par des courts-circuits. »
Cet événement lui fera cependant comprendre l’importance de la famille. Pendant ces moments extrêmement douloureux, c’est son frère qui resta à son chevet, l’aidant et répondant à ses moindres besoins. En une phrase : Le Lambeau est une ode à la famille et à l'amitié sans faux-semblants.
Ce texte de 512 pages dégage une profonde humanité. C’est un ouvrage dont la plume a été trempée dans l’encre de l’humanisme et de la vulnérabilité. Malgré tout ce qu’il a vécu, Philippe Lançon n’a exprimé ni haine, ni désir de vengeance. Il distille de l’amour et de l’empathie dans toute sa complexité humaine et avec ses failles assumées. Le Lambeau nous interroge, nous bouleverse et, par moments, nous réduit au silence. Tous les mots de ce récit de vie sont d’une justesse incroyable.
J’ai été terriblement frappé par le bel hommage qu’il a adressé au personnel soignant qui était à son chevet, pendant cette longue et douloureuse période de réparation. Passer trois mois, alité à hôpital est une épreuve considérable. Je n’ai jamais lu une page de Charlie, mais jamais je ne cautionnerai la mort d’un journaliste ou d’un dessinateur pour ses écrits ou ses dessins. Écrivain de talent, Philippe Lançon incarne une grande conscience universelle dans un monde sous tension, marqué par le terrorisme et les menaces fascistes. Il fait partie de ces grands écrivains qui occupent une place spéciale dans mon panthéon personnel, celui de la littérature et de l’humanisme. Le livre de Philippe Lançon nous montre encore magnifiquement cette vérité implacable : Quand tout sera perdu, ou presque, il ne restera que la littérature, la musique, l'art, le cinéma et les liens tissés avec ceux que nous aimons d'un amour pur et désintéressé.
Post-scriptum : voici les mots que j’avais écrits sur ma page Facebook le jour où il a reçu le prix Femina, le 5 novembre 2018 : « Le prix est amplement mérité. Félicitations à Philippe Lançon pour ce récit bouleversant et poignant, écrit avec une grande dignité et un courage admirable. Je suis vraiment heureux pour lui. »