LETTRE OUVERTE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Les interrogatoires de police ne sauraient être le droit commun. En démocratie, le débat contradictoire permet de déconstruire les propos jugés diffamatoires de journalistes, chroniqueurs ou opposants
Monsieur le président de la République,
Une permanente et constante assiduité dans la dénonciation des abus et dérives politiques des régimes successifs nous oblige à vous interpeller sur la tournure grave, inconcevable et inquiétante que prennent actuellement certaines arrestations, incriminations et privations de liberté.
La promesse d’un ordre juridique meilleur émancipé de la politique politicienne et de la « justice téléguidée » et pacifié par le respect strict des droits fondamentaux, à partir des satisfaisantes recommandations des assises de la justice, devrait contribuer à délivrer définitivement notre pays de toutes les pratiques abusives contreproductives pour l’inscrire dans une continuité républicaine rassurante.
Soucieux du respect des principes républicains et démocratiques consacrés par notre Constitution, nous rappelons que la garantie des droits fondamentaux, tel que celui relatif à la liberté d’expression et d’opinion, doit échapper à tout abus, excès et dérive. Nous réaffirmons, par la même occasion, l’impérieuse nécessité pour tout citoyen de veiller scrupuleusement au respect du caractère sacré des institutions.
En démocratie, le débat contradictoire permet de déconstruire les propos jugés diffamatoires de journalistes, chroniqueurs ou opposants tenus notamment dans le cadre d’une émission ou ailleurs. Il aide également à éviter d’éventuelles et inutiles incriminations. La contradiction, comme le rappelait un professeur de philosophie, est l’indice d’une certaine vitalité ; et le progrès essentiellement dialectique. Que Cheikh Yérim Seck et Bougane Gueye Dany, pour ne citer que ceux-là, aient éventuellement falsifié les chiffres et les faits, confondez-les dans un débat contradictoire ! La majorité présidentielle et ses soutiens disposent normalement des ressources et des moyens pour leur apporter la contradiction. Les interrogatoires de police ne sauraient être le droit commun ; et la privation de liberté doit être, dans le cadre d’une démocratie et dans un contexte comme le nôtre, une exception.
Il est de notre devoir de vous rappeler très respectueusement, comme nous l’avons toujours fait avec les régimes précédents, à travers nos écrits, signatures de manifestes ou pétitions, que nous restons fidèles à des valeurs qui transcendent les partis-pris et petits calculs.
Il convient de s’extraire du tourbillon des circonstances pour se tourner résolument vers l’essentiel, en poursuivant notamment la reddition des comptes. L’état inquiétant de notre économie, l’immense détresse dans laquelle les fautes de gestion ont plongé nos concitoyens vous obligent à aller jusqu’au bout du processus justement enclenché. Parallèlement, travailler à rendre les conditions de vie de nos concitoyens meilleures. Voilà, à notre humble avis, sauf meilleure appréciation de votre part, les deux axes majeurs, les béquilles sur lesquelles doit s’appuyer le pouvoir pour construire des lendemains prometteurs.
Toute atteinte aux libertés fondamentales, au nom d’une opinion offensante ou malvenue, serait toutefois une erreur de calcul qui risquerait de nous replonger dans un chassé-croisé politico-judiciaire sans intérêt. Une telle situation serait de nature à radicaliser les positions des différents acteurs, d’accentuer les clivages politiques et de compromettre la sérénité, la tranquillité et l’ordre nécessaires à tout développement.
Les attentes légitimes du peuple souverain, convaincu qu’avec les changements politiques de 2024, le Sénégal s’inscrirait résolument dans un tournant historique réhaussant définitivement l’État de droit dans sa dimension démocratique la moins imparfaite, ne devraient pas être déçues.
Voilà, Monsieur le président de la République, quelques préoccupations que nous soumettons à votre bienveillante appréciation.
Veuillez agréer, avec nos respectueuses salutations et tous nos vœux de réussite pour votre quinquennat, l’expression de notre très haute considération.
Amadou Kah et Ibrahima Silla sont Enseignants-chercheurs à l’UFR des Sciences juridiques et politiques, Université Gaston Berger de Saint-Louis.