L’HOMME MATURE, OU NITE
EXCLUSIF SENEPLUS - Quand les Wolofs disent : « Kii, nit la », cela veut dire qu’on a affaire à un homme mature. Il se distingue par ses qualités : son autodiscipline et sa flexibilité, son intégrité (Partie 1/3)
Cet article aborde la question de la maturité psychologique que les Wolofs désignent par « nite », prononcé [nité], synonyme d’humain, de sage, de mature.
Cinq éléments y contribuent largement :
L’autodiscipline, avec comme composante essentielle l’acceptation de l’autorité, (nangu kilifteef) ;
la bienveillance, dont l’élément central est la courtoisie (teggin) ;
l’ambition (itte ju kawe) ;
la gratitude (sant), qui se matérialise par une grande sérénité ;
le couple connaissance de la vie et connaissance de soi, respectivement traduites par xam aduna et xam sa bop.
Daara (ou école coranique) et kër gu mag (ou grande concession familiale) forgent le caractère et facilitent ce processus de maturation psychologique, mais il est possible d’accroître le niveau de développement de la personnalité, même pour ceux évoluant dans d’autres contextes. Dans le contexte de l’entreprise, on peut bien parler de leadership nite.
Ce premier article est consacré au concept de nite. Le deuxième article abordera la question de la contribution des daara et kër gu mag à ce processus d’intégration de la personnalité, et le dernier article sera réservé au leadership nite.
Il s’agit ici d’aborder ce concept de nite (mature) sans prétendre à une exhaustivité.
Qu’est-ce qu’un homme nite ou mature ?
Un homme nite est mature sur le plan psychologique et a une bonne vision des interactions humaines. Il est doté d’une excellente capacité de communication et d’une grande sagesse qui lui facilitent le commerce avec ses semblables. Son niveau d’intelligence émotionnelle est très élevé. Il est d’abord en accord avec lui-même, avec son cercle restreint et avec tous les autres humains. Nit veut dire « homme » et en même temps « homme raisonnable, mature ».
Sont décrits ci-après les principaux traits caractéristiques de cet homme : autodiscipline, bienveillance, ambition, gratitude-sérénité, connaissance de la vie et connaissance de soi. À chaque trait principal sera associé son complément naturel. Un haut niveau de spiritualité renforce ces traits et facilite leur internalisation.
Autodiscipline/flexibilité
L’autodiscipline regroupe trois éléments : accepter et respecter l’autorité (nangu kilifteef) en étant loyal ; rester spécifique en développant l’autocontrôle (self-control) et savoir ramener les choses à soi (ressenti, objectif, attente, spécifiés avec clarté). Les deux derniers éléments jouent un rôle important dans la valeur mandute. Suivre des instructions (topp ndigal), accepter l’autorité (nangu kilifteef), permettent de bénéficier de l’expérience d’autres personnes ayant acquis une meilleure connaissance de la vie (un ou plusieurs mentors : père, frère, sëriñ ou autre guide spirituel, thérapeute, ami, etc.). On échange avec un ami, mais on se confie à son thérapeute ou à son sëriñ. Ces derniers ont une expérience de la vie d’autant plus riche qu’on gagnerait à se mettre en position d’écoute vis-à-vis d’eux. Interagir avec une personne nite vous aide à devenir nite.
L’on doit accepter l’autorité, faire preuve de loyauté tant que le mentor est en phase avec le référentiel commun et les valeurs humanistes qui lui sont associées. La discipline ne rime pas avec une dépendance totale ou une loyauté aveugle propre à l’attitude obséquieuse (jikko surga). Dès lors, il est important de faire preuve de discernement (mën ràññee), de prudence (teey) et de réflexion (xalat). La flexibilité est la vertu de base complémentaire à l’autodiscipline. L’ouverture complète la fidélité ou la loyauté.
La culture traditionnelle accorde un poids à la piété filiale et au droit d’aînesse. Les aînés, et de façon générale, les anciens, sont ceux qui ont acquis une riche expérience et accumulé de nombreuses connaissances. La religion nous rappelle que sans mentor (kilifa), nous tombons sous la domination de Satan. Le guide spirituel nous permet non seulement de nous rapprocher de Dieu, mais également d’être plus matures, ou nite.
Bienveillance/intégrité
Les Wolofs parlent de « teggin » pour exprimer la courtoisie. Pour certains, teggin s’élargit à tous les attributs de la bienveillance. Ils parlent de « ay teggin » pour exprimer de nombreuses valeurs qui contribuent à fluidifier les relations humaines. On peut inclure dans le registre du teggin : le deglu (l’écoute), le maslaa (le tact, la patience et le sens de la diplomatie), la kersa (la pudeur), la sutura (la discrétion), le yiw (la sociabilité), le mbax (la gentillesse). L’homme nite fait preuve de teggin avec tous les hommes.
Courtoisie et écoute sont des composantes essentielles du respect. La personne nite respecte tous les êtres humains. Elle n’occupe pas tout « l’espace-temps de conversation ». Elle écoute les mots, mais aussi les émotions et les besoins. Elle sait écouter à plusieurs niveaux. Elle sait équilibrer la prise de parole et le silence, le plaidoyer et l’investigation. Elle n’impose pas le contenu de la communication. Elle n’essaie pas de contrôler unilatéralement toutes les interactions. Elle s’intéresse au champ émotionnel global en écoutant les émotions et les sensations de toutes les parties prenantes. Elle est capable de lâcher prise et ne s’identifie pas complètement à ses opinions.
Toutes les traditions et religions magnifient la courtoisie. Elle est fondamentale dans nos sociétés où le système de valeurs dominant est de type communautaire. Parler avec teggin, c’est éviter toute vulgarité, toute grossièreté. « Diw dafa sellal lamiñam », ou « celui-là tient bien sa langue », cela veut dire qu’on n’entendra jamais sortir de sa bouche des grossièretés.
Mais une courtoisie affectée ou une écoute « stratégique » peuvent être suspectes. Les Français disent : « Trop poli pour être honnête ou trop honnête pour être poli ». Les Wolofs disent : « Defa jekk ci yiw te saay saay la » ou « il donne l’air d’être vertueux, mais c’est une crapule ». L’honnêteté (njub) et la noblesse de caractère ou l’intégrité (ngor) sont les compléments naturels de la bienveillance. Lorsqu’ils sont présents, on peut dire que la bienveillance n’est pas feinte. On devrait les associer à l’authenticité ou à la bonne foi (le dëggu).
Ambition/simplicité
Les Wolofs parlent de yitte pour définir l’ambition ou le fort intérêt que nous avons pour quelque chose. Il existe une gradation entre le jom (le sens de l’honneur et la capacité à endurer), le njaambaar (le courage), le farlu (la diligence ou encore le dynamisme), le dogu (l’engagement ou encore la persévérance) et le itte ju kawe (la grande ambition). L’ambition audacieuse fait la différence. Les grands hommes se distinguent par cette importante qualité.
Les grandes réalisations ont toujours été l’œuvre d’hommes ayant une grande ambition pour eux-mêmes, leur famille, leur pays, voire l’univers. La notion d’« itte ju kawé » est au cœur du mouridisme, d’après Serigne Bassirou Mbacké Khelcom (1). Ce spécialiste, doté d’une grande érudition, explique que le mouridisme n’admet aucune dualité entre ici-bas et l’au-delà. Il existe une continuité évidente entre les deux et le bon aspirant mouride doit avoir de l’ambition pour ici et l’au-delà. Partout où il est, il doit cultiver l’excellence. Une ambition démesurée peut être contre-productive. Sans préparation, lorsque les succès s’accumulent, il y a un risque que la personne devienne impolie (rew), fate (bew), suffisante ou orgueilleuse (réy). La simplicité (woyof) et la compassion (yeurmande) constituent de bons compléments à l’ambition.
Gratitude-sérénité /sens des responsabilités
Les Wolofs traduisent la gratitude par « sant ». Un homme nite est généralement dans cet état de grâce. Rendre grâce à quelqu’un, c’est reconnaître qu’il a fait quelque chose pour vous. Lorsqu’on est dans un état de sant, cela sous-entend souvent que c’est vis-à-vis de son Créateur. L’on est content de ce qui est. Devant le bonheur, comme devant le malheur, on rend grâce à Dieu. On accueille ces « deux menteurs » de la même manière, car on a une compréhension profonde de la vie et du lien étroit qui unit ces deux contraires. Cet homme est alors dans un état de sérénité (tawféex).
Certaines personnes en état de grâce se suffisent de peu, mais sant ne rime ni avec paresse (tayal) ni avec indolence (yaafus ou encore yambar). La vertu qui complète le sant est le sens des responsabilités ou la fermeté de caractère (fulla ak fayda), la capacité de mettre en avant ses priorités, son agenda. Quelqu’un peut avoir de grosses ambitions pour les autres et être en état de sant complet sans se rendre compte que ses propres besoins sont ignorés. Ce n’est pas être nite que d’ignorer complètement sa personne, surtout lorsque l’action au service des autres est faite de façon compulsive (automatique, irrépressible).
Si l’on accepte que nous sommes des êtres infinitésimaux, évoluant dans un espace-temps limité, avec nos défauts et nos tares, humilité et compassion vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres doivent être toujours présentes dans nos interactions.
La personne qui est en état de sant présente les caractéristiques suivantes :
sérénité (tawféex) : elle est sereine, est capable de lâcher prise et a une conception dialectique de la perfection et de l’imperfection, du bonheur et du malheur ;
régulation du champ émotionnel : elle sait décrypter ses émotions et observer celles des autres ; elle se connecte à toutes ses émotions, fussent-elles négatives ; elle contribue à la régulation de l’espace émotionnel dans lequel elle évolue ;
problème et faux problème : elle sait distinguer ce qui est de son ressort et ce qui ne l’est pas, ce qui lui est utile et ce qui ne l’est pas, ce qui mérite réflexion et ce qu’il faut ignorer ;
amplification/réduction des bienfaits et méfaits : elle :
« amplifie » les bienfaits que les autres font pour elle (reyal mbaxu keneen) et « réduit » les bienfaits qu’elle réalise pour les autres jusqu’à les oublier (toutil sa mbax) ;
elle « réduit » les méfaits qu’elle subit de la part des autres (toutil tooñu keneen) et « amplifie » tout acte de sa part perçu comme malveillant par un autre, si mineur soit-il, et s’empresse de présenter ses excuses (reyal sab tooñ) ;
tares et insuffisances : elle est plus préoccupée par ses tares que par celles des autres.
Connaissance de la vie et connaissance de soi/respect
La connaissance de la vie (xam Aduna) et la connaissance de soi (xam sa bop) sont deux volets très importants qui définissent le niveau de développement de la personnalité auquel on a associé la notion de nite. Il est difficile de séparer le sant (gratitude) et le xam Aduna (connaissance de la vie). Ils se renforcent mutuellement. Comprendre la vie, c’est comprendre les lois fondamentales qui la gouvernent. On en retrouve quelques-unes validées par les traditions religieuses et la science moderne.
Connaissance de la vie
La personne nite sait que :
tout est changement, tout est processus, tout est interaction ; l’absolu est un attribut du Divin ;
au cœur de nombreux processus, on rencontre la loi des contraires : vie et mort, santé et maladie, sagesse et folie, chaos et ordre, vice et vertu ; le juste milieu, qui aide à fluidifier les relations, est d’autant plus réussi qu’on a une conscience claire de l’interaction entre qualité et défaut ;
de nombreux phénomènes sociaux sont inscrits dans des boucles ou des cycles : la bienveillance se paie par la bienveillance ; la malveillance entraîne la malveillance, etc.
La personne nite sait aussi que :
le désordre et le chaos son inhérents au fonctionnement de la vie, mais elle met en place l’organisation idoine pour réduire cette entropie lorsqu’elle menace la survie de la structure. Elle est aussi consciente que le chaos peut être source de créativité et d’originalité ;
tout est lié, il est illusoire de penser qu’une partie peut être complètement détachée d’un tout ; lui-même est inclus dans le cosmos et en tant que sujet, il introduit en permanence de la subjectivité dans ses interactions avec les autres ;
la dualité est une illusion de l’esprit : les contraires évoluent ensemble ; quand l’un s’actualise, l’autre se potentialise ;
un individu ne touche jamais les extrémités du bien ou du mal ; un peuple ou un groupe ne peut jamais être constitué que d’anges ou uniquement de démons ;
un groupe ne peut non plus être constitué que de gens bons ou de gens mauvais ; la courbe de Gauss décrit la distribution : un nombre réduit de personnes ayant de grandes qualités, un nombre réduit de personnes ayant des défauts caractéristiques et la grande masse qui suit le flux global.
La personne nite fait dès lors preuve de bienveillance. Elle attache un énorme respect (orma) à l’être humain, nite et nitedi étant liés. Nous ne devons pas jouer à délivrer des certificats de nite, d’autant plus que ce complexe de qualités est une émergence. Ce n’est pas parce qu’une personne a fait une erreur ou a eu une attitude contraire aux traits spécifiés plus haut que nous allons lui enlever cette grande vertu de nite. La circonspection (màndute) nous l’interdit. Il serait même plus prudent et plus judicieux d’appeler « aspirants nit » ce petit nombre de personnes de la courbe de Gauss dénommées des nit, car il s’agit bien d’une émergence, donc d’une qualité en mouvement.
Connaissance de soi
La personnalité se construit généralement autour d’une passion (de l’ordre des émotions) et d’un schéma cognitif (de l’ordre du mental). Nous avons tous une passion dominante et elle est généralement logée dans l’inconscient et couplée avec la fixation cognitive ; ensemble, elles pilotent tous nos actes, nos pensées et nos ressentis.
Malheureusement, plus la passion se loge dans les bas-fonds de l’inconscient, plus les rigidités s’installent, plus la personnalité se désintègre et nous devenons son esclave. Dans le sens inverse, en étant plus consciente de cette passion et de ses points aveugles, notre personnalité s’intègre et nous devenons plus nite. Cette connaissance de ce défaut et sa prise en charge en vue d’un développement personnel constituent une deuxième naissance. L’individu devient plus éveillé. Il est doté d’un haut niveau de conscience de soi. Il se rapproche de son état essentiel et accède aux qualités essentielles qui étaient plus ou moins voilées par son ego.
Conclusion
Quand les Wolofs disent : « Kii, nit la », cela veut dire qu’on a affaire à un homme mature. Il se distingue par ses qualités couplées : son autodiscipline et sa flexibilité, sa bienveillance et son intégrité, son ambition et sa simplicité, sa sérénité, son sens de la gratitude et son sens de la responsabilité, sa connaissance profonde de la vie et sa connaissance de lui-même. On retrouve les éléments de l’intelligence émotionnelle dans ces cinq rubriques : autocontrôle, écoute empathique des émotions et des besoins, auto-motivation, capacité à réguler les émotions chez celui qui est serein et conscience de soi. Devenir nite est plus facile à dire qu’à faire. Les traits décrits plus haut peuvent se développer chez nous tous.
Ceux qui affirment naturellement leur soi doivent développer la bienveillance, la flexibilité, la simplicité, la gratitude.
Ceux qui ont tendance à sacrifier leur soi doivent développer l’ambition et le sens des responsabilités.
L’autodiscipline et l’intégrité sont l’affaire de tous. De même, le travail de connaissance de la vie et de connaissance de soi incombe à tous.
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Le prochain épisode à suivre vendredi 27 août