L’ILLUSION DE LA STABILITÉ
Stabilité. À l’échelle de la planète, d’un pays ou même d’un foyer, tout décideur fait de ce mot une priorité. Parce que rien ne peut se construire dans l’instabilité, répète-t-on...

Stabilité. À l’échelle de la planète, d’un pays ou même d’un foyer, tout décideur fait de ce mot une priorité. Parce que rien ne peut se construire dans l’instabilité, répète-t-on. Cette injonction s’accompagne, sur le plan politique, d’un mouvement de repli et de clôture, de retour aux nationalismes parce que l’autre (l’étranger) est toujours perçu comme un élément déstabilisateur.
S’il en est ainsi, c’est parce que beaucoup ont perdu foi en l’avenir. « Ils n’attendent plus rien, sinon la fin. Tout se passe comme si, en vérité, la courte histoire de l’humanité sur terre était d’ores et déjà consommée », constate l’historien camerounais Achille Mbembe (in « La communauté terrestre », La Découverte, 2023, 206 p.). L’humanité serait donc de plain-pied « dans l’âge de la combustion du monde […] et la tâche de la pensée ne consisterait plus qu’à en prendre acte, à anticiper la catastrophe et à en faire l’annonce ». D’où ce désir constant d’avoir de l’emprise sur le temps, les événements, la vie. Or, celle-ci est en constante mouvement. Ainsi, à l’heure de l’accélération et de l’enchevêtrement des temps, cette stabilité s’avère illusoire. C’est pourquoi un penseur comme Mohammed Iqbal, le père spirituel du Pakistan, a théorisé dans son ouvrage intitulé « Reconstruire la pensée religieuse de l’islam » (Editions Unesco, 1996, 205 p.) le concept de fidélité dans le mouvement.
C’est parce que la vie est spontanée et continue, nous dit Iqbal, que le monde de l’islam doit renouer avec son propre principe de mouvement. Pour lui, la pensée religieuse de l’islam, pour sa reconstruction et sa modernité, avait besoin de se donner une conception du temps qui ne soit pas un temps immobile, comme simple cadre à l’intérieur duquel les événements ont déjà eu lieu, sont écrits de toute éternité, mais au contraire un temps de l’évolution, un temps de l’action, un temps de la création. D’après Souleymane Bachir Diagne, qui a longuement commenté Iqbal dans ses écrits, parmi tous les philosophes modernistes, c’est celui qui reprend les choses radicalement à la base en disant que tout dépend de la manière dont nous reconstruirons notre relation au temps.
Plutôt que de considérer que le temps c’est l’ennemi, que la perfection a déjà eu lieu hier et que maintenant le temps c’est notre ennemi, parce qu’il va forcément introduire de la dégradation là où il y a eu la perfection, il voit dans le temps la condition de possibilité de notre action, le lieu de déploiement de notre capacité créatrice. Cette conception du temps qu’Iqbal puise chez Henri Bergson et son concept d’élan vital, nous renseigne que la vie est une constante innovation. Chaque jour Dieu recommence la création du monde d’une façon différente, dit-il. C’est une révolution silencieuse continue qui échappe totalement à l’humain. Pourtant, celui-ci agit comme s’il avait une emprise sur les événements. Comme s’il pouvait dicter le tempo à l’œuvre créatrice. À l’image du poète qui implore le temps de suspendre son vol, il veut que les choses restent en l’état.
Que la vieillesse, la maladie, les tempêtes, la mort… n’adviennent point. Ce désir de contrôle est si ancré en nous que nous avons du mal à « libérer » nos enfants, à les laisser voler de leurs propres ailes, à explorer le monde avec les yeux de leur temps. Il ne s’agit point d’un appel à l’irresponsabilité et à l’ensauvagement, mais d’une invite à la réflexion. Bien sûr, il est de la responsabilité de tout un chacun d’agir à la hauteur de ses responsabilités et de ce qu’on lui a confié. Mais après avoir fait ce qui dépend de nous, il est bon de lâcher prise, de laisser libre cours aux événements. Mentalement, cela peut alléger le poids des soucis. De toute façon, il y a une volonté supérieure qui doit s’accomplir. Encore une fois, il ne s’agit pas d’enfermer la volonté dans la « raison paresseuse », mais si l’on veut dans un « fatalisme actif ».