L’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE POUR REBÂTIR LE SÉNÉGAL ET L’AFRIQUE POST-CORONAVIRUS
Il faudrait repenser la définition de la souveraineté ou réfléchir à une forme de gouvernance nouvelle de nos Etats africains parce que le numérique constitue le nouveau terrain de compétition mondiale
Avec plus de 3 milliards de personnes confinées dans le monde, la pandémie de coronavirus (covid-19) a paralysé un grand nombre de pays quel que soit leur continent. Les statistiques parlent d’elles-mêmes : plus de 3,85 millions de cas infectés, 1,28 millions de patients guéris et plus de 270 000 morts du covid-19, selon les chiffres de l’organisation mondiale de la santé (OMS) à la date du 8 mai dernier. Cette épidémie n’a pas fait que des pertes en vies humaines. Elle a révélé des faces cachées du monde d’une part la faiblesse de la gouvernance internationale (sur le plan sanitaire en particulier), des systèmes de santé, le basculement des rapports de force vers la Chine et l’Asie en général, et d’autre part, la résistance du continent africain face au covid-19 et aux prédictions internationales catastrophiques. L’objectif de cet article est d’apporter une grille de lecture sur les rapports de force internationaux et le positionnement que doivent adopter des Etats africains pour rebondir de plus haut au lendemain de cette crise sanitaire en s’appropriant de l’intelligence économique et stratégique.
Le covid-19, une épidémie à dimension géopolitique internationale : une guerre des modèles ?
Au-delà des conséquences sanitaires considérables, on assiste à une recomposition géopolitique du monde, un basculement des rapports de forces et le déplacement du centre de gravité géostratégique vers l'Asie (Chine) mais également une nouvelle lecture sur l'Afrique qui a pu (pour le moment) limiter la crise du covid19. La mondialisation n’a jamais été aussi à genoux. Les échanges en biens matériels ont chuté considérablement de 32%, selon l’organisation mondiale du commerce (OMC). Beaucoup d’acteurs économiques se rendent compte de leur dépendance en matière d’approvisionnement vis-à-vis de la Chine en particulier et pensent à des pistes de relocalisation notamment en Europe. Les multinationales sont dans un nouveau dilemme à savoir l’analyse du coût de la relocalisation (salaires, investissements, réglementations fiscales) et l’avantage (conquête de nouveau marché, nouveau clients, etc.).
Cette situation donne raison à l’analyse du célère « triangle d’incompatibilité»[1] de Dani Rodrik, professeur à l’université d’Harvard et spécialiste d’économie politique internationale, selon laquelle « il est impossible d’allier démocratie, Etat-nation et hypermondialisation, car l’Etat-nation est incompatible avec l’hypermondialisation ». Cette épidémie a révélé les failles des Etats et leur modèle. Par exemple aux Etats-Unis, plus de 26 millions de personnes ont perdu leur travail. Dans les pays européens le modèle de sécurité sociale a sauvé l’emploi grâce à la mise en place de l’activité partielle, le télétravail notamment dans les pays nordiques (Danemark, Suède), en France et en Allemagne. En chine, le modèle communiste « crédit social » et l’usage du numérique l’ont permis de maitriser l’épidémie et de relancer l’activité économique du pays. Aujourd’hui, la Chine en profite pour vanter les mérites de son modèle social.
Cependant, on assiste à une vraie confrontation des modèles chinois et occidentaux, c’est-à-dire une forme de compétition cognitive dont la finalité est l’occupation du fauteuil de puissance hégémonique internationale. Cette situation conduit à une décomposition de l’ordre international. En effet, dans un entretien au journal Le Monde, Thomas Gomart, expert en géopolitique et directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) affirme que « le covid-19 est la première crise d’un monde post américain ». Les Etats-Unis de Donald Trump accusent la Chine d’avoir dissimilé les informations sur le nombre réel de cas covid-19 et d’avoir influencé l’OMS sur le retard de l’alerte mondiale de l’épidémie et de son taux de contagiosité. Par conséquent le président Trump a décidé de suspendre la contribution américaine de 400 à 500 millions de dollars au budget annuel de l’OMS en raison de sa mauvaise gestion de l’épidémie du Covid-19. Cette situation met en difficulté l’OMS car c’est son plus gros contributeur, soit dix fois plus que la part de la Chine (40 millions dans le budget)[2]. De leur côté, les Etats européens semblent difficilement agir ensemble et s’accorder dans le soutien financier des pays européens très touchés par le covid-19 comme l’Italie, l’Espagne. C’est plutôt le chacun pour soi. Quant au continent africain, beaucoup de positions politiques et d’initiatives voient le jour notamment la demande d’annulation de la dette africaine et le remède appelé « Covid-Organics » contre le covid-19 proposé le Madagascar dont l’OMS n’approuve pas en disant « qu’il n'existe aucune preuve que ces substances peuvent prévenir ou guérir la maladie »[3].
Le continent africain surprend le monde occidental et leurs prédictions pessimistes face au covid-19
Les opinions pessimistes des scientifiques, de certains politiques occidentaux et les experts de l’OMS tant redoutées, ne se sont pas produites en Afrique. En effet, selon le rapport du Centre africain de contrôle et de prévention des maladies (Africa CDC) datant du 8 mai le continent africain n’a enregistré que 54027 cas de contaminations (soit 1,4 % du total mondial) et 1 788 morts (0,7 % du total mondial de décès du covid-19) tandis que des pays développés ayant les meilleurs systèmes de santé enregistrent plus de 25 000 à 30 000 morts du covid-19. L’Afrique reste le continent le moins touché en nombre de morts et de cas de Covid-19. Selon l’économiste sénégalais Felmine Sarr, professeur à l’université Gaston Berger de Saint-Louis : « les représentations négatives sur l’Afrique sont si ancrées qu’on ne prend même plus la peine de regarder la réalité. Et quand la réalité présente va à l’encontre des représentations, on les déplace alors dans le temps futur. Même si le continent s’en sort plutôt bien, il faut donc prédire une catastrophe. Tout, sauf admettre que l’Afrique s’en sort face au Covid-19 ».
Les Etats africains ont pu anticiper l’arrivée de cette épidémie en prenant des mesures comme la limitation des déplacements, le couvre-feu, l’état d’urgence, les tests de dépistages. C’est le cas du Sénégal (14 décès du covid-19), de la Mauritanie (un décès du covid-19). D’autres pays comme l’Ile Maurice, Djibouti et le Ghana ont enregistré d’importants résultats en matière de dépistage conduisant à une bonne maitrise du covid-19 pour le moment. Les initiatives africaines en matière de lutte contre le covid-19 se multiplient. Un groupe d’experts scientifiques réuni au bureau de prospective économique du Sénégal travaillent d’arrache-pied à la construction d’un « indice de sévérité du Covid-19 » au niveau mondial afin de proposer des mesures de résilience au gouvernement du Sénégal. Ce bureau pourrait être converti en structure pluridisciplinaire ayant des missions de prospective pour anticiper tout événement à venir. Le Madagascar montre un exemple, en produisant un médicament de lutte contre le covid-19, « Covid-Organics » fait à partir de l’artémisia et des masques mis à disposition pour les gouvernements africains qui le souhaitent. Une autre startup sud-africaine, appelée Cape Bio a conçu un qCPR, un test de dépistage novateur permettant d’obtenir des résultats en 65 minutes[4]. A la date du 4 mai l’Afrique du Sud avait réalisé 200.000 tests. Aujourd’hui, ces initiatives montrent l’importance de l’innovation et la nécessité de coopérer. C’est un enjeu majeur que les Etats africains doivent intégrer dans l’équation à résoudre pour accélérer leur croissance, booster la création d’emploi et développer d’importants mécanismes de financement souverains.
En revanche, l’absence de priorités stratégiques met en lumière les failles accumulées par les gouvernements africains successifs au pouvoir depuis plusieurs décennies. Il faudrait donc que les puissances régionales africaines développent des mécanismes de solidarité continentale, à travers l’Union Africaine (UA), la Banque Africaine de Développement (BAD) et la création de fonds stratégique alimenté par les Etats africains pour financer la recherche médicale, l’utilisation des technologies, la construction d’hôpitaux, de centres de réanimation, des laboratoires épidémiologiques, des centres de dépistage et des hubs technologiques dédiés à aider au progrès de la recherche médicale. Il s'agit également d'assurer un partage du savoir-faire et de l’expérience liés à la gestion des pandémies. Des groupes de travail permettraient de pallier ce point. Le Sénégal, le Maroc, la Côte d’Ivoire, le Congo RDC, le Ghana, le Nigéria, le Rwanda et d’autres pays africains peuvent former une solide coopération dans ce sens.
Les pays africains doivent apprendre des erreurs de l’Union Européenne en particulier l’absence de solidarité sanitaire. Il y va de la souveraineté en matière de santé pour l’Union Africaine. Cette crise sanitaire livre un enseignement important : en période de guerre, il ne faut pas compter sur l’aide étrangère car chacun cherche à sauver sa peau. En d’autres termes, aucun Etat n’est à l’abri et donc il ne faut rien attendre de personne. C’est pourquoi beaucoup d’intellectuels africains comme Kaku Nubukpo, macroéconomiste togolais et d’autres économistes et professeurs d’universitaires sénégalais, Ndongo Samba Sylla, Chérif Salif Sy et Felmine Sarr, invitent les décideurs africains à s’organiser, d’arrêter de tendre la main et prendre leur destin en main. D’où l’intérêt et l’urgence pour les Etats africains d’agir stratégiquement.
Le covid-19 révèle les prémices d’un passage de la mondialisation matérielle vers le monde numérique : une opportunité pour le Sénégal et l’Afrique ?
La crise du covid-19 montre une chose essentielle : nous sommes au crépuscule de la mondialisation et du modèle néolibéral qui s’est traduit par une chute vertigineuse des échanges mondiaux de biens matériels. C'est peut-être le début de la déglobalisation et du virage au numérique. Les nouvelles technologiques abolissent les frontières physiques. Partout dans le monde en particulier en Afrique, on communique, travaille à distance via des outils collaboratifs. Par exemple, le gouvernement sénégalais tient désormais ses conseils des ministres et réunions via des outils collaboratifs ! Cette situation met en lumière un élément fondamental : les prémices d’un basculement du monde physique vers un monde numérique que les Etats ne maitrisent pas encore. Par conséquent, leur souveraineté est remise en question car ils subissent le numérique. Il faut sortir de la courbe d’aveuglement, et penser autrement parce qu’il n’y a pas de gratuité dans l’usage des outils technologiques étrangers « gratuits ».
Autrement dit, leur (Etats) souveraineté numérique est quasiment inexistante puisqu’ils ne contrôlent ni la captation des données, ni leur lieu de stockage, ni leur potentielle exploitation et encore moins les outils numériques utilisés. Dès lors deux questions deviennent stratégiquement capitales : devrions nous partager notre souveraineté numérique en acceptant les ressources numériques étrangères ? Ou devrions nous plutôt bâtir un numérique souverain, c’est-à-dire utiliser dans les activités stratégiques des outils technologiques conçus par des africains sur le sol africain ? Ce qui sous-entend la nécessité d’une part de financer des investissements dans les technologies d’avenir (intelligence artificielle, les plateformes collaboratives, infrastructures de stockage des données en Afrique). Il faudrait repenser la définition de la souveraineté ou réfléchir à une forme de gouvernance nouvelle de nos Etats africains parce que le numérique constitue le nouveau terrain de compétition mondiale et des affrontements exacerbés (cyberattaques, espionnages, manipulation d’informations, etc.).
Comment penser la souveraineté économique sénégalaise au lendemain du covid-19 ?
Concrètement, le gouvernement sénégalais devrait parallèlement, à la lutte quotidienne contre le covid-19, construire un radar stratégique dont le rôle principal est de détecter les pépites technologiques sénégalaises issues de l’innovation et de la créativité des jeunes sénégalais. Ensuite de les protéger financièrement pour les propulser et éviter toute prédation étrangère. D’abord par définition, il faut comprendre par « stratégique », tout ce qui garantit l’autonomie, la sécurité économique et la souveraineté d’un Etat ou d’une entreprise. C’est la raison pour laquelle on doit prioritairement définir des critères d’intérêt stratégique comme par exemple la notion d’approvisionnement, d’avance technologique, de sécurité des données, de santé, systèmes d’information, etc., qu’on peut faire évoluer en fonction des mutations technologiques et géopolitiques mondiales internationales. En en intelligence économique il faut éviter de penser en secteur stratégique mais plutôt en entreprise stratégique pour deux raisons principales : premièrement raisonner en secteur stratégique est une erreur. Car n'importe quel secteur pris dans son ensemble peut être considéré comme stratégique. Deuxièmement, une activité donnée peut gagner ou perdre son caractère sensible ou stratégique en fonction de l’humeur de l’environnement mondial. Par exemple, la crise du Covid-19 a montré la dimension stratégique des entreprises qui fabriquent des gels hydro-alcooliques, des masques, des testeurs ou encore des applications de géolocalisation des patients.
Par ailleurs, il ne faut pas se limiter à la sécurité économique, la protection juridique est fondamentale pour les pépites technologiques qui naissent à Dakar et partout au Sénégal et la création de fond souverain stratégique national pour contrer les rachats étrangers en ce sens que le droit est l’une des armes de guerre économique la plus dangereuse. Certains acteurs économiques notamment les multinationales profitent des situations de crise pour tenter de mener des opérations stratégiques car ils ont les capacités financières. Par conséquent, il faudrait élaborer des lois qui protègent les activités jugées d’importances vitales (énergie, eau, stockage des données de santé, etc.), et les technologies en phase embryonnaire. Cela pourrait passer concrètement par l’introduction de décrets ou d’articles dans la constitution sénégalaise pour des raisons de sécurité nationale. Pour le faire, il faut que les décideurs politiques et les acteurs économiques du privé s’associent et s’approprient de l’intelligence économique (l’intelligence économique est un état d’esprit permanant, une pratique offensive et défensive de l’information. Son objet est de relier entre eux plusieurs domaines pour servir à des objectifs tactiques et stratégiques de l’acteur économique). Autrement dit, c’est l’art de détecter les menaces et les opportunités en coordonnant la collecte, le traitement, l’analyse et la diffusion de l’information stratégique aux décideurs économiques. Donc, il faudrait sensibiliser les acteurs politiques sur l’intérêt d’utiliser l’intelligence économique et travailler à la mise en place d’une politique publique d’intelligence économique pilotée par une structure rattachée directement à la présidence de la République du Sénégal.
Boubacar Diallo, spécialiste en Intelligence Economique
[1] Le triangle d’incompatibilité de Rodrik. https://www.alternatives-economiques.fr/triangle-dincompatibilite-de-rod...
[2] Trump suspend la contribution américaine à l'OMS. https://www.lefigaro.fr/flash-eco/trump-suspend-la-contribution-americai...
[3] Covid-19 : le Covid-Organics, ce remède que Madagascar a validé. https://www.lepoint.fr/afrique/covid-19-le-covid-organics-ce-remede-que-...
[4] https://www.supmagci.com/covid-19-deux-sud-africains-inventent-un-test-de-depistage/#.XrUZemgzbb2