PLAIDOIRIE POUR UN NOUVEAU MODELE AGRICOLE AU SENEGAL
L’agriculture sénégalaise, pilier de notre économie et socle de nos communautés, est à la croisée des chemins. Mais ce destin n’est pas une fatalité. Des exemples éclatants, en Afrique, prouvent qu’il est possible de changer le cours de l’histoire

L’agriculture sénégalaise, pilier de notre économie et socle de nos communautés, est à la croisée des chemins. Nous avons un modèle hérité de la colonisation, marqué par la monoculture, la dépendance à la saison des pluies, la faiblesse des infrastructures et l’accès limité aux marchés et à la transformation. Malgré les efforts etles réformes, la majorité de nos producteurs restent prisonniers d’un cycle où l’abondance des récoltes ne rime pas avec prospérité. Surproduction invendue, prix effondrés, revenus précaires, sentiment d’abandon : tel est le quotidien de milliers de petits exploitants, pourtant porteurs d’un savoir-faire et d’une résilience admirables.
Mais ce destin n’est pas une fatalité. Des exemples éclatants, en Afrique comme ailleurs, prouvent qu’il est possible de changer le cours de l’histoire.
1. Briser le cercle vicieux de la pauvreté rurale
Aujourd’hui, des milliers de petits exploitants sénégalais, malgré leur savoir-faire, leur courage et leur résilience, restent enfermés dans un modèle agricole hérité de la colonisation. Ce modèle repose sur la monoculture, principalement l’arachide, et fait peser sur les producteurs une dépendance extrême à la saison des pluies. Pendant trois à quatre mois, l’activité bat son plein, mais le reste de l’année, l’oisiveté forcée s’installe, faute de cultures diversifiées ou de possibilités d’irrigation. Cette saisonnalité, loin d’être une fatalité climatique, est le résultat d’un manque d’investissement dans les infrastructures hydrauliques, la formation et l’accompagnement technique.
A cela s’ajoute la faiblesse chronique des infrastructures rurales : routes impraticables, absence de stockage moderne, manque d’accès à la transformation locale et à la chaîne du froid. Les producteurs sont souvent contraints de vendre leurs récoltes immédiatement après la moisson, à des prix très bas, car ils ne peuvent ni conserver ni transformer leur production. Les marchés locaux sont saturés, les débouchés internationaux difficiles d’accès, et les politiques publiques, trop souvent centrées sur la performance industrielle ou les besoins des grandes usines, n’intègrent pas suffisamment la réalité des exploitations familiales. Le résultat est un paradoxe cruel : plus les producteurs parviennent à augmenter leurs rendements, plus ils risquent de voir les prix s’effondrer faute de débouchés organisés. Les surproductions restent invendues, les revenus stagnent ou baissent, et la pauvreté s’enracine. Les dettes s’accumulent, les familles rurales vivent dans l’incertitude, et l’exode rural se poursuit, privant nos terroirs de leur jeunesse et de leur vitalité.
Ce cercle vicieux n’est pas seulement économique : il est aussi social et psychologique. Il engendre un sentiment d’abandon, de découragement, et parfois de fatalisme face à la répétition des crises. Pourtant, ce destin n’est pas inéluctable. D’autres pays, d’autres régions, ont réussi à transformer leur agriculture en moteur de prospérité partagée, en misant sur la diversification, l’irrigation, la valorisation locale et l’accès aux marchés à forte valeur ajoutée.
2. Des modèles qui ont transformé la destinée des paysans
• Sahyadri Farms (Inde) : En 2010, des petits producteurs de fruits et légumes se sont regroupés en société coopérative (Fpc). En intégrant toute la chaîne de valeur -de la production à la transformation et à l’exportation- , ils ont multiplié leurs revenus, sécurisé des débouchés internationaux et créé des milliers d’emplois ruraux. Aujourd’hui, Sahyadri Farms est un modèle d’innovation et de prospérité pour les petits agriculteurs.
• Amul Dairy Cooperative (Inde) : Plus de 3, 6 millions de petits éleveurs ont uni leurs forces pour créer la plus grande coopérative laitière du monde. Grâce à la transformation locale, à la négociation collective et à l’accès direct aux marchés, ils ont fait passer des villages entiers de la misère à la classe moyenne rurale.
• Transformation rizicole au Sénégal : Soutenus par la Banque africaine de développement, des projets d’aménagement, de stockage et de valorisation du riz ont permis à des milliers de producteurs de la vallée du fleuve Sénégal de doubler leurs revenus, de stabiliser leur activité toute l’année et d’accéder à des marchés régionaux.
• Green Fields AgroTech (EtatsUnis) : En adoptant les technologies de pointe (drones, irrigation intelligente, prévisions météo), cette exploitation familiale a augmenté ses rendements, réduit ses pertes et conquis de nouveaux marchés à forte valeur ajoutée.
3. Les leviers d’une transformation innovante de notre agriculture
• Coopération et mutualisation : En se regroupant en coopératives ou sociétés de producteurs, les paysans sénégalais peuvent négocier de meilleurs prix, accéder au crédit, mutualiser les infrastructures et peser dans la chaîne de valeur.
• Investir dans la transformation locale : Construisons des unités de transformation décentralisées pour créer de la valeur sur place, réduire les pertes post récoltes et ouvrir la porte à l’exportation de produits finis.
• Accès garanti aux marchés : Développons des plateformes logistiques, des contrats sécurisés et des partenariats avec les grandes chaînes régionales et internationales. • Innovation et formation : Accompagnons les producteurs dans l’adoption de technologies modernes (irrigation, agroécologie, digitalisation), et formons la jeunesse rurale aux métiers de l’agro-industrie.
• Protection des prix et financement inclusif : Mettons en place des mécanismes de stabilisation des prix et des fonds de garantie pour protéger les agriculteurs contre la volatilité et les aléas climatiques.
4.Un appel à la grandeur et à l’audace L’Afrique a déjà démontré, à travers des initiatives comme le Caadp (Comprehensive Africa Agriculture Development Programme) et la stratégie «Feed Africa», que la transformation agricole est possible et rentable. Mais il faut aller plus loin : faire de l’agro-industrie un moteur de prospérité, où chaque producteur devient entrepreneur, chaque village une pépinière d’innovation, chaque récolte une source de richesse partagée.
Le temps est venu d’écrire une nouvelle page de notre histoire agricole :
• Où la valeur ajoutée reste sur nos terres ;
• Où l’agriculture nourrit, enrichit et inspire ;
• Où la jeunesse rurale choisit de rester, non par défaut, mais par ambition.
5. L’ambition d’un renouveau agricole
Comme l’a affirmé le Premier ministre indien Narendra Modi : «L’agriculture est le premier moteur du développement, donnant aux agriculteurs une place de choix. Nous devons exploiter tout le potentiel du secteur et atteindre des objectifs encore plus grands.» D’abord, le Plan Sénégal émergent (Pse) et la Vision Sénégal 2050 (Ps2050), également appelée Agenda national de transformation, ne sauraient aboutir sans une refonte profonde de notre agriculture, véritable moteur de croissance, d’emplois et de souveraineté alimentaire. Il nous faut nous inspirer de ceux qui ont su transformer leur secteur rural en un puissant levier d’industrialisation et de prospérité.
6. Apprendre des champions mondiaux
Au Nigeria, le Groupe Dangote a bâti la plus grande usine d’engrais d’Afrique, produisant 3 millions de tonnes d’urée par an, permettant au pays de viser l’autosuffisance alimentaire et de devenir exportateur net d’intrants agricoles. Au Maroc, l’Ocp (Office chérifien des phosphates) est devenu le leader mondial des engrais phosphatés, investissant massivement dans la recherche, l’innovation etla production durable pour répondre aux défis de la sécurité alimentaire mondiale. En Inde, la révolution agricole s’est appuyée sur la création de coopératives puissantes, la diffusion de variétés innovantes et l’accompagnement des petits producteurs vers l’agroindustrie. Narendra Modi rappelle : «Nous avons investi dans la recherche, lancé des variétés adaptées, renforcé la chaîne de valeur du champ au marché et mis l’accent sur l’innovation et l’inclusion.»
Au Brésil, le Président Lula a montré la voie : «Nous avons investi dans l’agriculture familiale et les petits producteurs, responsables de 70 % de la nourriture sur nos tables, tout en soutenant l’agrobusiness.»
En Afrique, l’ancien Président nigérian Olusegun Obasanjo, lui-même redevenu agriculteur, lance cet appel : «Nous avons besoin que les meilleurs et les plus brillants embrassent l’agriculture comme vocation et carrière. L’agrobusiness est la meilleure chance de l’Afrique pour générer revenus et emplois, et mettre fin à la faim.»
7. La filière mangue : un trésor en péril, un impératif d’action
Mais comment ne pas évoquer ici le drame silencieux de la filière mangue, joyau de notre agriculture, aujourd’hui en pleine agonie ? Le Sénégal, qui exportait 24 581 tonnes de mangues en 2021, n’en a expédié que 12 000 en 2024. Cette chute brutale, due à une combinaison de facteurs - attaques de mouches des fruits, conditions climatiques, taxes inadaptées, manque de structuration et de soutien-, met en péril des milliers d’emplois et prive notre pays de devises et de rayonnement international. La mangue, pourtant, est une culture à très haute valeur ajoutée, un trésor longtemps négligé par tous les gouvernements passés. Elle génère des milliers d’emplois directs et indirects, irrigue l’économie rurale et offre au Sénégal la période de production la plus longue d’Afrique de l’Ouest.
Pourtant, faute d’organisation, de diversification variétale, de soutien logistique et de vision stratégique, la filière s’effondre sous nos yeux. Il est temps d’agir avec audace : pourquoi ne pas créer une Direction nationale ou une Agence dédiée exclusivement à la mangue, dotée de moyens puissants, capable d’organiser la production, d’accompagner la modernisation des vergers, de structurer la commercialisation, de soutenir la transformation locale et de conquérir de nouveaux marchés ? Cette structure piloterait la recherche, la lutte contre les ravageurs, la certification qualité, la diversification variétale et l’innovation logistique, tout en assurant une meilleure implication de l’Etat et la cohésion de tous les acteurs de la chaîne de valeur.
La relance de la filière mangue serait un symbole fort : celui d’un Sénégal qui sait préserver ses trésors, valoriser ses producteurs et s’imposer sur les marchés mondiaux.
8. Oser les filières d’avenir et la diversification
Ne restons pas prisonniers de la monoculture. Ouvrons la voie à de nouvelles filières à haute valeur ajoutée :
• Pitaya (fruit du dragon), déjà cultivé au Sénégal, vendu à prix d’or sur les marchés internationaux.
• Sésame, culture résiliente et très demandée, au potentiel énorme pour les petits producteurs.
• Moringa, «arbre miracle» riche en nutriments, dont la demande explose en Europe et en Asie.
• Stevia, édulcorant naturel, curcuma, gingembre, quinoa, thym, Anis vert, Romarin : autant de cultures adaptées à nos terroirs et à forte rentabilité.
9. Une vision pour 2050 : du rêve à la réalité
L’agriculture sénégalaise du futur sera celle où :
• Chaque village sera un pôle agro-industriel, connecté aux marchés mondiaux.
• Des milliers de jeunes entrepreneurs agricoles créeront, transformeront et exporteront.
•La richesse restera sur nos terres, portée par des coopératives puissantes et des banques rurales innovantes.
• La diversification et l’innovation permettront de produire toute l’année, avec l’eau maîtrisée et la pluie comme bonus.
• Le Sénégal sera leader africain et mondial de la sécurité alimentaire, de la nutrition et de l’agroindustrie. Comme le disait le Président Abdoulaye Wade : «Il n’y a aucune raison pour que l’Afrique ne puisse pas se nourrir elle-même, à condition de ne plus vendre ses terres et de transformer sa production localement.»
10. Conclusion : un appel à l’audace et à la grandeur
Le temps des demi-mesures est révolu. Le Sénégal a les terres, le génie, la jeunesse, les femmes battantes et l’ambition. Mais la transformation de notre agriculture ne peut reposer sur la seule volonté politique : elle exige l’engagement de tous. J’en appelle à la mobilisation de la Société civile, des collectivités locales, des chercheurs, des entrepreneurs, des Ong, des médias et de tous les citoyens. J’en appelle à la jeunesse rurale et urbaine, à l’énergie créatrice des femmes, à la passion des producteurs et productrices, à l’audace des investisseurs et à la solidarité des consommateurs.
Ensemble, bâtissons une agriculture qui nourrit, enrichit, protège et inspire. Que chaque Sénégalais et chaque Sénégalaise voie dans la terre une source de dignité, d’innovation et de prospérité partagée. Que chaque village, chaque terroir, chaque filière devienne un modèle de réussite collective, où la valeur ajoutée reste sur nos terres et où la réussite de l’un profite à tous. «Jai Jawan, JaiKisaan, Jai Vigyaan, Jai Anusandhan» («Gloire aux soldats, aux paysans, à la science, à la recherche»), proclame le Premier ministre Modi. «Luttons ensemble contre l’inégalité et investissons dans l’agriculture familiale», rappelle le Président Lula. «Faisons de l’agrobusiness la meilleure chance de l’Afrique», insiste le Président Obasanjo. Osons la révolution agricole, pour que chaque récolte soit une bénédiction, chaque paysan un entrepreneur, chaque terroir un pôle de richesse. Il est temps d’agir, ensemble, pour écrire une nouvelle page de l’histoire agricole du Sénégal.