POUR UNE MODIFICATION DE LA LOI DE 2016 RELATIVE AUX SERVICES DE RENSEIGNEMENT
L’absence de dispositions juridiques encadrant les activités des services de renseignement constitue, « sur le plan de la protection des droits et libertés fondamentaux, une faille importante dans notre État de droit »
Dans un pays démocratique, « les fonctionnaires du secret ne sont pas des individus incontrôlables sans foi ni loi, faisant ce que bon leur semble au nom de la raison d’État »[1]. Ces propos d’Éric Denécé sont à méditer par tous les personnels des services de renseignement.
Jusqu’en 2016, les services de renseignement sénégalais étaient hors-la-loi. En effet, il n’existait aucune loi spécifique définissant le cadre juridique légal des activités de renseignement. C’est le 5 décembre 2016 que le législateur a adopté une loi relative aux services de renseignement, promulguée le 14 décembre 2016 sous le numéro 2016-33.
Selon l’exposé des motifs de cette loi, la non-réglementation de la mission régalienne des services de renseignement était de nature à créer une situation qui « peut entraîner des abus et devenir dès lors un danger aussi bien pour les personnels des services de renseignement que pour les citoyens dont les libertés individuelles consacrées par la Constitution doivent être respectées ». Le même exposé des motifs précise : « le renseignement doit jouer un rôle d’avant-garde dans le dispositif national de sécurité, surtout pour …la défense de la démocratie, de la liberté des peuples et des droits de l’homme ».
Enfin, le dispositif de la loi commence par rappeler, dans une disposition préliminaire, l’importance du « respect du droit international des droits de l’homme, des lois nationales et des libertés fondamentales reconnus aux citoyens pour la protection des intérêts supérieurs de la Nation » lorsque la communauté du renseignement mène ses activités de renseignement.
Eu égard aux récents incidents intervenus à la cité Keur Gorgui entre un opposant politique et un agent des services de renseignement de la gendarmerie, d’une part, et les forces de défense et de sécurité, d’autre part, on s’interroge sur les conditions de mise en œuvre de la loi n° 2016-33 du 14 décembre 2016 relativement à la protection du droit au respect de la vie privée ? On se pose les deux questions suivantes :
1° la loi relative aux services de renseignement constitue-t-elle un cadre légal protecteur du droit au respect de la vie privée ?
2° ladite loi assure-t-elle aux citoyens que « certaines techniques de renseignement mises en œuvre (ne sont pas) aux limites de la légalité voire en contradiction avec la loi pénale, sans (qu’ils) disposent de garanties réelles pour la préservation de leur vie privée … » [2] ?
C’est l’occasion ici de rappeler que la loi pénale punit les abus d’autorité contre les particuliers. En effet, l’article 164 du Code pénal dispose : « Tout fonctionnaire de l'ordre administratif ou judiciaire, tout officier de justice ou de police, tout commandant ou agent de la force publique qui, agissant en sa dite qualité, se sera introduit dans le domicile d'un citoyen contre le gré de celui-ci, hors les cas prévus par la loi, et sans les formalités qu'elle a prescrites, sera puni d'un emprisonnement de six mois à deux ans, et d'une amende de 25.000 à 150.000 francs, sans préjudice de l'application du second alinéa de l'article 106 [3].
Tout individu qui se sera introduit à l'aide de menaces ou de violences dans le domicile d'un citoyen sera puni d'un emprisonnement de deux mois à un an et d'une amende de 25 000 à 1 00 000 francs »
L’actuelle loi relative aux services de renseignement ne nous parait pas « d’une clarté et d’une précision suffisantes pour fournir aux individus une protection adéquate contre les risques d’abus de l’exécutif dans le recours aux techniques de renseignement [4]».
A ce propos, nous avions publié le 23 février 2023 une contribution, sous le titre « La nécessité d’un contrôle externe des activités des services de renseignement qui ne sont plus hors-la-loi depuis 2016, dans laquelle nous exposions les lacunes du cadre général juridique du renseignement fixé par la loi du 14 décembre 2016 à savoir notamment :
- l’incomplétude du cadre légal sur le plan de la protection des droits et libertés fondamentaux des citoyens, par rapport à la violation de la vie privée ;
- le silence de la loi sur le contentieux de la mise en œuvre des techniques de renseignement ;
- l’absence d’un dispositif de contrôle externe de la légalité de l’ensemble des techniques de renseignement autorisées par le législateur.
L’absence de dispositions juridiques encadrant les activités des services de renseignement constitue, « sur le plan de la protection des droits et libertés fondamentaux, une faille importante dans notre État de droit »
Le corpus juridique actuel encadrant les activités des services de renseignement ne donne pas des garanties suffisantes en matière de protection des libertés individuelles. Le législateur aurait dû prévoir par une norme écrite les atteintes à la vie privée [5]. En effet, il incombe au législateur d'exercer pleinement la compétence que lui confie l’article 67 de la Constitution et, à cet effet, il doit notamment « prémunir les sujets de droit …contre le risque d'arbitraire »[6].
« La loi doit être d’une clarté et d’une précision suffisantes pour fournir aux individus une protection adéquate contre les risques d’abus de l’exécutif dans le recours aux techniques de renseignement [7]».
Le silence de la loi sur le contentieux de la mise en œuvre des techniques de renseignement
Une particularité de la loi de 2016, c’est son silence sur les recours que les citoyens sont en droit d’exercer lorsqu’ils font l’objet de mise en œuvre de techniques de renseignement. Or, l’absence de disposition sur le contentieux tranche avec le vœu exprimé par le législateur de mener les activités de renseignement « dans le respect du droit international des droits de l’homme, des lois nationales et des libertés fondamentales reconnues aux citoyens » [8].
L’absence d’un mécanisme de contrôle externe de légalité et de proportionnalité de certaines techniques de renseignement
Le contrôle de légalité des moyens employés et de leur proportionnalité est prévu à l’article 9 de la loi de 2016 qui dispose : « Pour l’exécution des missions qui leur sont assignées, les services de renseignement apprécient la consistance des moyens opérationnels à mettre en œuvre. Ils s’assurent cependant de la légalité des moyens employés et de leur proportionnalité à la gravité de chaque menace. ». La question se pose de savoir qui est l’autorité publique chargée du contrôle de légalité des moyens employés et de leur proportionnalité.
Une réflexion devrait être engagée sur la mise en place d’une Commission nationale de contrôle des renseignements sur le modèle de la Commission de Protection des Données à Caractère Personnel dite « Commission des Données personnelles » [9] et qui serait chargée du contrôle externe de légalité et de proportionnalité de certains procédés de renseignement.
« Faute de cadre juridique complet et homogène (les agents des services de renseignement sont…) susceptibles de voir leur responsabilité pénale engagée au titre d’infractions d’atteinte à la vie privée dès lors qu’ils (recourent), dans le cadre de leurs missions, à des méthodes attentatoires aux libertés individuelles et non encadrées par le législateur »[10].
Rappelons que l’article 27 de la loi relative aux services de renseignement dispose que « les infractions commises par les personnels des services de renseignement dans l’exercice de leurs fonctions relèvent de leur responsabilité pénale personnelle ».
« Le régime général de protection pénale prévue par l’article (106) du Code pénal [11], permettant de couvrir les agents publics commettant des actes illégaux commandés par l’autorité légitime, « n’offre qu’une protection très parcellaire qui ne résisterait guère à un contentieux » »[12].
En résumé, des modifications sont à apporter à la loi n° 2016-33 du 14 décembre 2016 relative aux services de renseignement pour assurer tant la protection des droits et libertés constitutionnels des citoyens que l’efficacité de l’activité de renseignement.
Mamadou Abdoulaye Sow est Inspecteur principal du Trésor à la retraire.
[1] Éric Denécé, « L’éthique dans les activités de renseignement », Revue d’administration publique, 2011/4, n° 140, pp. 702-722.
[2] Philippe Bas, président de la commission des lois cité dans le rapport d'activité 2019-2020 de la Délégation parlementaire au renseignement par M. Christian CAMBON, Sénateur, p.34. Nous mettons en gras.
[3] Le second alinéa de l’article 106 dispose : « Si néanmoins il justifie qu'il a agi par ordre de ses supérieurs pour des objets du ressort de ceux-ci, sur lesquels il leur était dû l'obéissance hiérarchique, il sera exempt de la peine, laquelle sera, dans ce cas, appliquée seulement aux supérieurs qui auront donné l'ordre ».
[4] « Avis du Défenseur des droits n° 15-04 », Paris, le 2 avril 2015.Nous soulignons.
[5] Au Bénin, l’article 4 de la loi de 2018 indique très clairement que « l'autorité publique ne peut y porter atteinte que dans les seuls cas de nécessité d'intérêt public prévus par la loi et dans les limites fixées par celle-ci. ».
[6] Décision n° 2006-540 du 27 juillet 2006 du Conseil constitutionnel français.
[7]Le Défenseur des droits de la République française, « Avis du Défenseur des droits n° 15-04 », Paris, le 2 avril 2015. Nous souligons.
[8] Au Bénin, « tout citoyen qui soupçonne qu'il serait l’objet de mise en œuvre de technique de renseignement peut saisir la Commission nationale de contrôle des renseignements qui devra procéder à des investigations. ». « La Cour d'appel est compétente pour connaître, en premier ressort, du contentieux concernant la mise en œuvre des techniques de renseignement » et « la Cour suprême est compétente en dernier ressort » (articles 31 et 32 de la loi de 2018 précitée).
[9] Créée par la loi n° 2008-12 du 25 janvier 2008 sur la protection des données à caractère personnel.
[10] Rapport d'activité 2019-2020 de la Délégation parlementaire au renseignement précité, p.34.
[11] L’article 106 du Code pénal dispose : « Lorsqu'un fonctionnaire public, un agent, un préposé ou un membre du Gouvernement, aura ordonné ou fait quelque acte arbitraire, ou attentatoire soit à la liberté individuelle, soit aux droits civiques d'un ou de plusieurs citoyens, soit à la Constitution, il sera condamné à la peine de la dégradation civique.
Si néanmoins il justifie qu'il a agi par ordre de ses supérieurs pour des objets du ressort de ceux-ci, sur lesquels il leur était dû l'obéissance hiérarchique, il sera exempt de la peine, laquelle sera, dans ce cas, appliquée seulement aux supérieurs qui auront donné l'ordre ».
[12] Expression de Jean-Jacques Urvoas , alors président de la Délégation parlementaire, cité dans le rapport d'activité 2019-2020 précité, p.34.