SÉNÉGAL, DIAGNOSTIC DU MARCHÉ DE L’EMPLOI ET PROPOSITIONS DE NOUVELLES RÉFORMES
EXCLUSIF SENEPLUS - Près de 80% de salariés ne disposent pas de contrats de travail. Il faut refonder les programmes scolaires en y introduisant des thématiques propres à notre histoire et à notre culture (Partie 1)
Au Sénégal, la lancinante problématique de l’emploi des jeunes se pose avec acuité. En attestent les derniers chiffres officiels de 2018 de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD). Ces chiffres ne sont pas reluisants : environ 300 000 nouveaux demandeurs d’emploi - majoritairement composés de jeunes - arrivent chaque année sur le marché du travail alors que l’offre est seulement estimée à 30 000 emplois. L’analyse de ces chiffres laisse apparaître un contraste saisissant, une dissonance de taille entre la demande et l’offre de travail. Pourtant, les structures dédiées à résoudre le problème de l’emploi des jeunes ne manquent pas. Nous pouvons en citer : l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi des jeunes (ANPEJ), l’Agence de développement et d’encadrement des petites et moyennes entreprises (ADEPME), le Programme des domaines agricoles communautaires (PRODAC), le Programme sénégalais pour l’entrepreneuriat des jeunes (PSE-J) et l’Agence nationale d’insertion et de développement agricole (ANIDA).
En 2017, une Délégation à l’entrepreneuriat rapide (DER) a été créée pour promouvoir l’entrepreneuriat des femmes et des jeunes. Toutes ces agences ont été dotées d’importants fonds, dont l’orientation efficace des ressources devrait réduire le chômage massif des jeunes.
Plus récemment, après les manifestations du mois de mars dernier, faisant plusieurs morts, des blessés et des dégâts collatéraux, le président de la République avait décrété un plan d’urgence pour l’emploi et l’insertion socioéconomique. Ce programme - établi sur 3 ans et doté d’un budget de 450 milliards de franc CFA - s’attache à « résoudre » rapidement le problème de l’emploi des jeunes. Quelle sainte formule ! C’est un pari audacieux que s’est fixé le gouvernement. Certes, l’ambition est louable ; mais cette enveloppe ne pourra pas régler le problème de l’employabilité des jeunes. L’auto-emploi ne garantit pas forcément un emploi pérenne. La célèbre formule : « L’État ne crée pas d’emploi » est devenue une lapalissade, mais un argument d’autorité dans la littérature économique. L’emploi est par essence créé par le secteur privé. Mais, ce dernier continue de subir de plein fouet les effets pernicieux de la crise sanitaire. Le principal rôle de l’État est de créer par le truchement d’institutions fortes un environnement favorable à l’innovation, à la recherche et à la création d’emploi.
Cependant, à examiner l’impact de toutes ces mesures sur le marché de l’emploi, on constate que leurs performances restent toutefois sibyllines et le problème de l’employabilité des jeunes persiste toujours.
Le taux de pauvreté est galopant, le chômage de masse est persistant, la croissance est extravertie et le nombre d’emplois créés est en deçà de la demande intérieure. L’ensemble de ces écarts jettent le doute sur l’efficacité de nos politiques publiques et nous incitent à repenser notre politique d’emploi.
Cette contribution s’attache à identifier plusieurs questions d’analyse dans un contexte de crise sanitaire qui fissure douloureusement les fondamentaux de notre économie.
Quels sont les principaux problèmes liés à l’accès à l’emploi des jeunes au Sénégal ? Quelles politiques d’emplois devons-nous promouvoir pour lutter contre le chômage massif des jeunes ? Le marché du travail est-il flexible ou rigide ? Les fonds investis dans les structures dédiées à l’emploi ont-ils été financés dans des projets rentables ? Existe-t-il un audit de ces structures destinées à la promotion de l’emploi des jeunes et des femmes ? Existe-t-il un réel suivi et une évaluation sérieuse de tous les projets financés ? De telles interrogations - sont à l’examen - sujettes à des discussions, des controverses et des polémiques.
En poussant notre réflexion plus profonde, nous constatons que la « résolution » du problème de l’emploi des jeunes passerait ipso facto par les 5 étapes. C’est ce que j’appelle les 5 règles d’or : la réforme du système éducatif, la réforme du marché du travail, l’investissement massif dans l’agriculture, l’industrialisation du secteur privé, l’intégration du numérique au cœur des politiques publiques.
Règle n° 1 : Réformer le système éducatif
La crise de l’emploi qui sévit dans notre pays s’avère, en effet, un moment favorable à la remise en question de notre politique éducative. La surpopulation dans les universités sénégalaises, le nombre exceptionnel de diplômés sans emploi, et la supériorité de la demande sur l’offre suscitent des interrogations qui pointent les déficiences de notre système éducatif. Or, il est remarquable de noter que le nombre d’emplois créés par le marché (offre) contraste avec le nombre de demandeurs de travail par année (demande). Pour corriger cet important écart, il est urgent d’opérer une série de réformes dont la première devrait porter sur notre système éducatif. Ces réformes doivent émaner d’en bas. Pour ce faire, nous privilégions une approche de type bottom-up, c’est-à-dire des réformes qui émanent de l’enseignement primaire, moyen et secondaire pour remonter au supérieur. Car les 3 cycles (primaire, secondaire et supérieur) sont positivement et étroitement enchevêtrés.
Pour y arriver, l’introduction des langues locales dès les classes de primaire s’avère plus qu’urgente. C’est une nécessité absolue. Le retour d’expériences - observé dans d’autres pays africains notamment au Maroc, au Burkina Faso, en Zambie - montre clairement que les élèves comprennent mieux les matières surtout scientifiques lorsqu’elles sont enseignées dans leurs langues maternelles ou locales.
Au Sénégal, les compétences et les qualités professionnelles que requiert un système éducatif performant sont malheureusement neutralisées par des programmes scolaires importés ou mal conçus. Ainsi, il faut refonder les programmes scolaires en y introduisant des thématiques propres à notre histoire et à notre culture. Le recrutement des élèves-maîtres, des enseignants et des professeurs doit se faire sur base du mérite et non du népotisme. Car un bon enseignant doit évidemment maîtriser sa discipline, être en mesure de planifier correctement ses cours, de concevoir et d’animer pédagogiquement des activités d'apprentissage.
Pour passer d’une école « d’échec » à une école de réussite, il est fortement recommandé d’augmenter les investissements publics. Certes, dans son budget de 2021, l’État a alloué 541 milliards de francs CFA au ministère de l’Éducation nationale et 450 milliards de francs CFA au ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’innovation. Toutefois, ces montants restent toujours superfétatoires face à un énorme déficit en matière d’infrastructures scolaires au Sénégal (déficit d’enseignants dans certaines localités, abris provisoires, manque de services éducatifs, manque d’équipements …). L’investissement dans le capital humain, fait de l’éducation un puissant vecteur de croissance économique. C’est pourquoi il faut doter les enseignants du primaire et du secondaire qui travaillent parfois dans des conditions très difficiles, des équipements nécessaires pour hisser le niveau des élèves et surtout les motiver en facilitant leurs rémunérations et leurs avancements d’échelons.
Par ailleurs, le caractère persistant du chômage de masse, le déficit de capital humain, les carences des services administratifs, éducatifs et de santé sont imputables à « l’inefficacité » de notre enseignement supérieur qui produit presque chaque année de faibles taux de réussites aux examens nationaux. Toutefois, même si nous reconnaissons les efforts du gouvernement dans la création de nouvelles universités pour désengorger celles de Dakar et de Saint-Louis, une réforme structurelle et profonde de notre enseignement supérieur s’impose. Reconnaissons-le ! Tous les étudiants ne pourront pas réussir à l’université. Certains vont réussir et d’autres échouer. Il faut alors encadrer, soutenir et accompagner ceux qui n’ont pas réussi en vue de les réorienter dans leurs domaines de compétence. L’idée de base de cette recommandation maîtresse repose sur le fait que parmi ceux qui échouent à l’université, certains sont dépositaires de compétences avérées dans les métiers techniques. Ce constat devrait amener le gouvernement à multiplier les centres de formation professionnelle pour l’enseignement des métiers à caractère purement technique. Tous les métiers ayant trait à la technicité (menuiserie, plomberie, maçonnerie, sidérurgie, mécanique, couture…) doivent être fortement intégrés au cœur de la liste des métiers à haute tension. Car les étudiants qui ne peuvent, faute de ressources financières, investir dans leurs études expriment une faible demande en matière d’éducation. Par conséquent, ce constat réduit leurs possibilités de réussite et accentue la trappe de la sous-éducation.
La célèbre objection de Pritchett, « Where has all the education gone ? » pose le débat sur la forte proportion du chômage des diplômés au Sénégal.
Mais, avant de poursuivre, une précision s’impose. Nous ne soutenons pas la thèse selon laquelle une seule réforme pourrait résoudre le problème. Moderniser un système éducatif est un long processus et nécessairement une entreprise systémique.
Règle n° 2 : Réformer le marché du travail
Au Sénégal, près de 80% de salariés ne disposent pas de contrats de travail. Une analyse des tendances récentes du marché de l’emploi montre que 41,4% des personnes de la tranche d’âges de 15-34 ans n’ont pas un emploi. Cette situation affecte 51 % des femmes et 29% des hommes de la même tranche d’âge. Le taux d’emploi est plus élevé en milieu urbain avec 49,2% contre 34,9% en milieu rural. Près de 85% des unités économiques sont dans le secteur informel selon les données 2020 du Bureau international du travail (BIT).
Au vu de ces chiffres, peut-on, raisonnablement et valablement, dire que les politiques d’emplois - mises en place par le gouvernement - ont été efficaces ? Non !
Car loin d’être neutres, ces chiffres attestent que l’activité économique est tirée essentiellement par le secteur informel et que le nombre d’emplois occupés par la population active est en deçà des attentes.
Or à y regarder de très près, on s’aperçoit que cette informalité engendre l'ampleur de l'insécurité sociale qui affecte cette composante de la population active. Au Sénégal, beaucoup de salariés ne sont pas déclarés à la caisse nationale de sécurité sociale, donc ne bénéficient pas de couverture médicale. D’une part, cette situation résulte de la précarisation structurelle du marché du travail, qui brouille les frontières entre emploi et chômage et d’autre part multiplie les situations intermédiaires.
En plus, le repli de l’activité économique, le creusement du déficit extérieur, le durcissement des réglementations publiques en matière d’embauche, de rémunération, et la montée du chômage de masse témoignent à bien des égards de la rigidité du marché du travail.
Cette rigidité est la caractéristique d’une précarité des salaires, d’une demande intérieure atone, et d’une faible production des entreprises privées. L’assouplissement de ces différents facteurs d’entrave à la croissance et à l’emploi passe nécessairement par l’instauration de la flexibilité du marché du travail. Cette flexibilité se matérialise par des réformes structurelles censées favoriser la compétitivité des entreprises nationales, impulser une dynamique de création d’emploi et atténuer le chômage des jeunes. Pour y arriver, il convient de miser sur le développement prioritaire des contrats à durée indéterminée (CDI), la hausse des niveaux de rémunération selon le mérite et l’ancienneté, l’assouplissement des conditions de recrutement (entretien d’embauche, baisse des niveaux d’expériences demandés, égalité homme/femme dans les recrutements, la rémunération des stages de plus de 2 mois, le renforcement de la protection des emplois temporaires (CDD, emplois saisonniers…) et mieux encadrer le secteur informel.
La flexibilité et la sécurité de l’emploi reposent sur un triangle de fer : l’assouplissement des dispositifs d’embauche, les indemnisations en cas de licenciement abusif et une politique active de développement des compétences destinée à faciliter le retour à l’emploi.
L’inflexibilité des dispositifs observée sur le marché du travail exerce des effets restrictifs sur la demande globale et partant freine l’accès à l’emploi à certains demandeurs.
Or comme l’attestent les données de l’ANSD, les transgressions de la législation du travail et d'autres réglementations comme les atteintes au droit fiscal freinent la dynamique de création d’emploi dans notre pays.
Cet angle d’analyse devrait amener l’État du Sénégal à définir un nouveau cadre institutionnel qui veillera strictement à l’application du Code du travail, à l’atténuation des mécanismes d’embauche, à la généralisation de la couverture sociale.
Il s’agira aussi d’inciter les PME et les TPE à s’inscrire au registre de commerce pour éviter éventuellement toute dérogation au Code du travail.
À suivre...