SÉNÉGAL, LES ETHNIES ET LA NATION
EXCLUSIF SENEPLUS - Des propos à relents ethnicistes tenus ces derniers temps dans le pays me poussent à une revisite de la question ethnique, avec cet article du titre éponyme de mon livre publié en 1994
En 1994, j’ai publié un ouvrage intitulé Sénégal : Les ethnies et la nation. Des propos à relents ethnicistes tenus ces derniers temps dans le pays me poussent à une revisite de la question ethnique, avec cet article du même titre. Un parallèle s’impose ici entre le Sénégal et d’autres pays.
Problématique de l’État-nation
‘’État-nation’ procède de la juxtaposition des deux termes ‘’État’’ et ‘’nation’’. La nation est un concept psychoculturel difficile à saisir. Ce qui donne lieu à des compréhensions différentes.
Les deux conceptions de la nation qui s’imposent encore dans les sciences sociales sont celle du philosophe allemand J. G. Fichte relayé par G.W. Hegel, et celle de l’écrivain français Ernest Renan.
Dans un texte de 1807, ‘’Discours à la nation allemande’’, Fichte fonde la nation sur le critère de la naissance et de la culture englobant la langue. Cette conception repose sur la racine latine du terme ‘’nation’’ (‘’natus’’ qui renvoie à ‘’naissance’’). Ce qui a été à l’origine de l’idéologie du pangermanisme prônant le regroupement de tous les locuteurs de langue allemande dans un même État. C’est de là qu’est parti Hitler pour annexer les régions d’Europe frontalières de l’Allemagne abritant des locuteurs allemands, et asseoir sa thèse de la supériorité de la ‘’race aryenne’’ qui a conduit à l’holocauste (extermination des Juifs). Cette conception de la nation véhicule l’ethnicisme, terreau des conflits ethniques.
Ernest Renan, dans un discours prononcé à La Sorbonne le 11 mars 1882, ‘’Qu’est-ce que la nation ?’’, met en avant le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu. Et de préciser que l'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion. Cette conception de la nation favorise la cohabitation paisible entre groupes ethniques et confessionnels.
L’ethnie, parfois appelée ‘’nationalité’’ ou ‘’communauté’’ est un sous-ensemble de la nation. C’est une collectivité d’individus qui se considèrent appartenant à un même groupe qui s’identifie par la culture dont la langue. Une tradition dont l’origine remonte à un ancêtre commun réel ou mythique.
La nation dans ses différentes composantes constitue l’infrastructure qui porte l’État, comme une fondation porte un bâtiment. Pourtant, il peut arriver que les termes ‘’État’’ et ‘’nation’’ soient confondus. L’Organisation des Nations Unies est en réalité une organisation d’États et non de nations. Il existe actuellement dans le monde moins de 200 États, mais plus de 3000 groupes ethniques ou nationalités.
Quand l’Europe ne donne pas l’exemple
Dans l’anthropologie coloniale, les groupes culturels linguistiques d’Afrique n’étaient que des tribus. Pourtant, tribu ou ethnie, de ce point de vue, l’Europe est loin de pouvoir donner la leçon.
Le Royaume-Uni regroupe l’Angleterre, l’Écosse, le pays de Galles, et l’Irlande du Nord qui sont des ‘’home nations’’. Depuis 1998, l’Écosse et le pays de Galles ont leur propre parlement et leur propre gouvernement avec Premier ministre. C’est un peu le cas en Espagne avec les Catalans (région de Barcelone) et les Basques, dotés du statut de ‘’communauté historique’’.
Le sport, le football surtout, y constitue un révélateur insoupçonné de l’ethnicisme, pour ne pas dire du tribalisme, conflit entre l’État et la nation.
Au Royaume-Uni, lors des matches de rugby ou de football entre l’Angleterre et l’Écosse, les supporters écossais conspuent l’hymne national God save the Queen pour chanter leur propre hymne Flower of Scotland. Les Anglais le trouvent agressif, mais la fédération écossaise de rugby l’a entériné.
Ces mêmes supporters écossais sont unis contre les Anglais, mais profondément divisés entre eux au plan confessionnel. Les deux plus grands clubs de football d’Écosse, Celtic Glasgow et Glasgow Rangers sont le premier catholique, le second protestant. Les rencontres entre les deux clubs ont souvent été émaillées de violences, jusqu’à morts d’hommes. C’est la guerre de religions catholiques contre protestants de l’Irlande du Nord qui y a été transposée dans le sport.
En Espagne, une particularité de l’Atletico Bilbao qui joue dans le championnat avait été de n’évoluer qu’avec des joueurs basques. Au FC Barcelone, la plupart des joueurs espagnols sont catalans. Les rencontres, le classico, entre le FC Barcelone et le Real Madrid ne sont vues du côté des Africains qui les suivent à la télévision que du seul côté sportif. En réalité, le classico est un phénomène ethnico-politique qui plonge ses racines dans l’histoire de l’Espagne. Le Real Madrid, club de la capitale est le symbole de la royauté et de l’État (le général dictateur Franco en était un fervent supporter), tandis que le FC Barcelone est le symbole de la résistance catalane contre l’hégémonie de la communauté autonome de Madrid, pour l’indépendance.
En France, les habitants de Perpignan, se considérant comme Catalans, supportent le FC Barcelone même rencontrant un club français en Coupe d’Europe. Pour ne rien dire de l’hostilité vivace entre Flamands et Wallons en Belgique.
L’exception sénégalaise
C’est un petit pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal, qui donne la leçon au reste du monde, avec sa vingtaine de groupes ethniques. Il est intéressant de reproduire les témoignages de deux observateurs étrangers qui lui confèrent le statut d’État-nation.
Pour Françoise Flis Zonabend (Lycéens de Dakar, 1968),
La société sénégalaise se caractérise par une homogénéité fondamentale des ethnies qui la composent … Ce fait assez exceptionnel dans l’Ouest africain mérite d’être souligné.
L’homme d’Église le Père Henri Gravrand qui a vécu dans le pays depuis 1948, dans son ouvrage La civilisation Sereer. Pangool, 1990, déclare être parvenu à deux découvertes : la première est l’unité nationale du Sénégal fondée sur la parenté des différentes ethnies ; la seconde est que la nation sénégalaise était en gestation depuis très longtemps :
Depuis huit ou neuf siècles, il n’y a qu’un seul peuple sénégalais, plus uni par les liens de la biologie et de la culture que certains peuples d’Occident.
La conception de la nation de Renan correspond bien à la situation du Sénégal. Lors des premières années 1960, le journal parlé de Radio-Sénégal commençait toujours avec ce propos : La nation est un commun vouloir de vie commune.
Le conflit casamançais n’a pas mis une ride à cette situation. Le conflit est politique et non ethnique. On n’a jamais vu de batailles rangées entre groupes ethniques de Casamance et d’autres groupes ethniques du pays. Comme c’est le cas dans les pays où le conflit est ethnique.
Lors d’une Conférence internationale sur ‘’Ethnicité et Citoyenneté’’ à Tripoli en 1989, un Burundais représentant l’OUA me demande de lui expliquer la parenté à plaisanteries du Sénégal. Je lui donne l’exemple d’un Hal pulaar et d’un Sereer, chacun disant à l’autre ‘’tu es mon esclave’’ en riant. Ebahi, il me dit qu’au Burundi ou au Ruanda, entre un Hutu et un Tutsi, si l’un dit à l’autre ‘’tu es mon esclave’’, à la minute il y a un cadavre par terre.
Tukuloor jaamu Sereer.
C’est ça le Sénégal ! Que des énergumènes aventuriers de tout poil ne viennent pas ébranler cet édifice d’harmonie ethnique et confessionnelle que le monde entier admire et nous envie !