SONKO, CHURCHILL ET LA DÉMOCRATIE
Le Premier ministre rêve d’un « pays où les libertés ont été réduites, pour ne pas dire complètement annulées ». Personne ne mettra nos libertés sous ses pieds

Une grenouille balancée dans une casserole d’eau bouillante, tentera immédiatement de s’en sortir. Jusque-là, logique. En revanche, si l’eau est d’abord froide, puis chauffée progressivement avec la grenouille dedans, elle ne détecterait pas à temps l’augmentation de la température, et finirait complètement bouillie. Cette fable relate l’observation du comportement d’une grenouille placée dans un récipient contenant de l’eau chauffée progressivement. Elle vise à mettre en garde contre une accoutumance ou habituation conduisant à ne pas réagir à une situation grave. Ce récit, presque entièrement fictif, insinue que lorsqu’un changement s’effectue d’une manière suffisamment lente, il échappe à la conscience et ne suscite ni réaction, ni opposition, ni révolte.
Cette histoire est souvent utilisée comme métaphore pour décrire le fait que l’être humain, de manière générale, a tendance à laisser des choses négatives s’accumuler dans sa vie, tant que c’est fait de manière progressive. Et un beau jour, on finit par se réveiller et on se retrouve comme une grenouille dans l’eau bouillante.
Sommes-nous en train de vivre cette situation au Sénégal ? Certains diront non. Mais un certain nombre de faits se déroulent sous nos yeux sans que cela ne soulève une indignation à la hauteur de sa gravité. Wade, arrivé au pouvoir en 2000, la famille du Juge constitutionnel assassiné avait été indemnisée en catimini. Mais dès que l’information fut rendue publique par Abdou Latif Coulibaly dans son livre Wade, un opposant au pouvoir, l’alternance piégée, le tollé qui s’ensuivit a obligé le pouvoir à s’expliquer. Il ne s’agissait pourtant que de 600 millions de francs Cfa. Or, le pouvoir Pastef est en train de distribuer 5 milliards de francs Cfa à des casseurs et pilleurs, dans une relative opacité, sans que cela n’émeuve les chantres de la bonne gestion et de la transparence.
La Dst et la Dsc pour imposer la régulation par la répression
Alioune Sall, ministre de la Communication, est en train de violer allègrement la Constitution et le Code de la presse qui consacrent la liberté de la presse. Et cela ne devrait pas uniquement «scandaliser» le Cdeps et Appel, mais tous les démocrates épris de liberté, particulièrement les organisations de la Société civile. Car saisir le ministère de l’Intérieur pour activer la Direction de la surveillance du territoire (Dst) et la Division spéciale de la cybercriminalité (Dsc) pour «fermer» les «médias non conformes» ou «non reconnus», c’est vouloir imposer la régulation par la répression. Il est loisible au pouvoir, au regard de ses critères, de collaborer et même d’aider financièrement les médias qu’il juge conformes, mais il ne lui revient pas de fermer un organe de presse. Mais cela semble passer parce que, au lieu d’affirmer avec détermination la défense de la liberté de la presse et l’indépendance des médias, tout en refusant la confiscation de leurs droits, comme la grenouille dans la casserole, nous assistons à la mise à mort de la presse sous l’œil bienveillant de tous.
Il en est de même des arrestations à tout va d’opposants, de chroniqueurs dont le dernier est Adama Adus Fall. Il lui a été reproché d’avoir diffusé de fausses nouvelles sur une information qui a fait l’objet d’une plainte par le ministère des Affaires étrangères, à travers le Bureau d’accueil et d’orientation des Sénégalais de l’extérieur (Baos). C’est tellement ridicule que les juges ont désavoué le procureur de la République, en relaxant purement et simplement l’Apériste, qui était jugé au Tribunal des flagrants délits, après cinq jours de garde à vue.
Sonko rêve d’un «pays où les libertés ont été réduites, pour ne pas dire complètement annulées»
La dernière des dérives que nous subissons sans broncher est la sortie du Premier ministre Ousmane Sonko, devant les centrales syndicales et le patronat, le jeudi 27 février 2025, lors de la clôture des travaux de la rencontre tripartite, qui a réuni le gouvernement, le patronat et les syndicats. Tout en admettant que le Sénégal est une grande démocratie, comme pour le regretter, Ousmane Sonko affirme sans gants : «Les pays qui ont décollé ces dernières années sont les pays où les libertés ont été réduites, pour ne pas dire complètement annulées.»
Si le chef du gouvernement sénégalais pense à des pays africains, nous voudrions bien lui demander lequel dans notre continent s’est développé dans l’autoritarisme ? S’il pense au Rwanda, à la Guinée de Sékou Touré et de Mamady Doumbouya aujourd’hui, ou au Mali du putschiste Assimi Goïta, tous ces pays ont deux points communs : la dictature et le sous-développement. Au Rwanda par exemple, un opposant est condamné à 25 ans de prison pour s’être opposé à Paul Kagamé en 2022. Si restreindre les libertés garantissait la croissance et la prospérité, alors pourquoi la Guinée équatoriale, riche en pétrole, reste-t-elle sous-développée ? Pourquoi le Zimbabwe s’effondre-t-il économiquement ? Pourquoi la Rdc est-elle toujours en crise malgré ses immenses ressources ?
Si d’aventure Ousmane Sonko prenait référence chez les pays asiatiques, le faux mythe du développement autoritaire a encore de beaux jours. Car les pays asiatiques n’ont jamais été des références en matière de démocratie et de libertés. Ils n’ont pas connu une régression politique, ils ont une trajectoire en dents de scie. En effet, la question de savoir si un régime de restriction de libertés peut mener au développement d’un pays est complexe et mérite une analyse approfondie. Bien que certains régimes dictatoriaux aient réussi à instaurer des politiques économiques et sociales qui ont conduit à des progrès notables, les coûts humains et les restrictions des libertés fondamentales posent un débat éthique important. La Chine sous Mao Zedong et plus tard sous Deng Xiaoping, a vu des transformations majeures dans son économie et son infrastructure. De même, la Corée du Sud a connu une industrialisation rapide sous le régime autoritaire de Park Chung-hee dans les années 1960 et 1970. Mais à quel prix ? Car tout développement économique sous une dictature a un coût social très élevé. La liberté d’expression est limitée, les dissentiments sont sévèrement punis et la population vit sous un climat de peur et de surveillance constante. Le développement humain, qui inclut la qualité de vie, l’éducation et la santé, peut être sacrifié au profit des objectifs économiques.
Nous sommes tentés de dire que, comme à son habitude, le patriote en chef ne sait pas ce qu’il dit. Les pays dont il parle n’ont aucune tradition démocratique. Une régression des libertés et de la démocratie n’a jamais propulśe un pays. Même au Maroc où il y a une monarchie, il y a des libertés. Cette référence est un lapsus dangereux qui traduit le fond de la pensée de l’individu. C’est dans la liberté et la démocratie que nous avons bâti notre pays, c’est dans la liberté et la démocratie que nous allons développer ce pays ou mourir dans la pauvreté. Personne ne mettra nos libertés sous ses pieds.
Il est vrai que la référence peut heurter certains, mais il y a quand même des traits entre ce que nous vivons actuellement au Sénégal et ce que l’Allemagne a vécu avec Hitler. En 1933, les nazis sont arrivés au pouvoir en Allemagne par la démocratie. Ils avaient obtenu 43,9% des voix aux élections législatives et 2/3 des députés. La première chose qu’ils ont faite a été d’éliminer les libertés, brûler des bibliothèques et pourchasser les intellectuels et les libres-penseurs. Oui, c’est extrêmement grave de tels propos. Restreindre la liberté d’expression va à l’encontre des principes démocratiques et des droits fondamentaux. Lorsqu’un gouvernement commence à vouloir limiter ce droit, cela ouvre la porte à l’autoritarisme, à la répression des opposants et à une société où la peur remplace le débat.
Dans le contexte du Sénégal, où la démocratie et l’État de droit sont des acquis précieux, toute tentative de restriction de la liberté d’expression doit être scrutée avec la plus grande vigilance. Ce droit permet aux citoyens de critiquer, de proposer et de participer activement à la construction de leur Nation. Sans lui, il devient difficile d’exiger des comptes des dirigeants ou de dénoncer des injustices. Le Sénégal s’est construit une démocratie conforme à son histoire et à sa culture. Aucune régression démocratique n’est envisageable dans ce pays. C’est dans la démocratie et les libertés que nous avons bâti ce que nous sommes devenus, c’est dans la démocratie et les libertés que nous allons nous développer ou périr dans la pauvreté. Ousmane Sonko est très mal placé pour faire un tel discours. Comme le disait Sir Winston Churchill à la Chambre des Communes le 11 novembre 1947, «la démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes». Le prix Nobel d’économie, Amartya Sen, pense que les droits civiques et politiques, comme la liberté d’expression, le droit de vote, l’existence d’une presse libre et la participation poussent les gouvernements à rendre compte de leurs actions et à prévenir les crises économiques comme les famines. Le Sénégal a plus besoin de discipline que de restriction des libertés
Post Scriptum
Cette semaine, il m’a été donné de suivre deux économistes sur le même sujet : la situation économique du pays à la suite du rapport de la Cour des comptes. Seydou Bocoum et Khadim Bamba Diagne, tous deux des soutiens du pouvoir de Pastef. L’un s’est voulu alarmiste en justifiant à l’avance l’échec du pouvoir en place, l’autre, sans le dire, a plutôt souligné que «le Sénégal n’est pas en crise, économiquement parlant». Là où Bocoum a agi en un intellectuel accompli, c’est-à-dire celui qui ne cherche pas à caresser ni à savoir qui sera bénéficiaire de la vérité qu’il va sortir, la partisanerie militante a pris le dessus chez Diagne.
Pour illustrer son propos, Diagne soutient que sur les 595 milliards de recettes générés par Woodside sur le pétrole en 2024, seulement 70 milliards pourraient revenir à l’Etat Sénégalais. Ce qui semble être une ignorance du comment est structuré un Compte de résultat et son fonctionnement. Et même si les 595 milliards constituaient un bénéfice, le Sénégal ne peut pas toucher moins de 70 milliards de ce montant. Woodside étant une société commerciale de droit sénégalais et à ce titre, elle est soumise à l’impôt sur les sociétés de 30% sur le résultat fiscal. Un calcul basique, 30% de 595 milliards, est égal à 178,5 milliards. Ce montant, ajouté à la part du Sénégal dans la répartition du bénéfice, dépasse largement les 70 milliards annoncés. Plus de la moitié des revenus pétroliers reviendront toujours au Sénégal.