SOUVERAINISME SAHÉLIEN, BILAN D'ÉTAPE
La prétendue libération du Sahel cache une régression politique : sous couvert de souveraineté retrouvée, les militaires ont marginalisé la société civile et restauré un ordre ancien où le citoyen redevient sujet

Quatre ans après, le moment est venu de constater que la prétendue vague souverainiste du Sahel n’était qu’une bulle – et une bulle qui a crevé. Il y avait des raisons pour qu’elle soit une vague ; et, de mon point de vue très biaisé (libéral-humaniste et progressiste, si l’on doit mettre des mots sur ce point de vue), il y avait des raisons de vouloir qu’il soit une vague, comme jadis la démocratisation. Mais il n’a pu l’être et ne le pouvait sans doute pas.
Il faut partir du fait que le souverainisme est un phénomène exclusivement sahélien : au moins, c’est ce que nous dit l’observation empirique. La bulle qui a d’abord paru une vague ne s’est développée que dans le Sahel central, c’est-à-dire au Mali, au Burkina Faso et au Niger (dans l’ordre chronologique) ; mais le discours souverainiste, assorti de quelques actes de rigueur – visant certains aspects du partenariat avec la France ou du passé colonial – est utilisé au sommet de l’État au Sénégal (le Sahel côtier) et au Tchad (le Sahel extrême), dans des contextes politiques d’ailleurs très différents, voire diamétralement opposés. Des turbulences ont même atteint le nord Nigeria – la seule section du Sahel qui fusse « anglophone » – par contamination du Niger : on y a vu flotter le drapeau russe, emblème du souverainisme du Sahel central.
Autocritiques et victimes
Bien entendu, les ingrédients qui se sont concentrés pour former ce souverainisme sahélien existent ailleurs en Afrique, dans les consciences d’une section de la jeunesse et des élites. Pour bien le situer, il faut remarquer, en simplifiant un peu, que le débat africain doit se comprendre en une division entre les « Autocritiques » et les « Victimes ». L’origine du débat se trouve dans l’état désastreux du continent dans l’économie du monde, et la place au bas de l’échelle qui lui revient de manière systématique du point de vue d’à peu près tous les critères de vie collective que le système hégémonique actuel considère comme devant être standards. Cette réalité pose la question : à qui la faute ? Les Autocritiques répondent, « à nous » ; les Victimes, « aux autres, et surtout, aux Blancs, à l’Occident ».
Je dis que j’ai simplifié parce que, comme toujours, il s’agit ici d’un spectre, voire d’un kaléidoscope, plutôt que d’une opposition franche et tranchée. Il n’y a pas d’un côté ceux qui sont purement autocritiques et de l’autre ceux qui sont purement des victimaires. Plutôt, suivant les expériences, les sensibilités, les biais divers et variés, on est autocritique par rapport à un sujet donné, et victime par rapport à d’autres. Il est vrai que certains ont une plus grande tendance autocritique (c’est certainement mon cas) et d’autres une plus grande tendance victime. L’Autocritique va se focaliser sur les tares de nos sociétés et de nos systèmes politiques en les expliquant à travers nos fautes et erreurs, nos carences et incompétences, nos défauts intellectuels et moraux ; il appellera à une réforme en règle au plan social et individuel ; la révolution, à ses yeux, sera une révolution intérieure, une subversion des forces de retard, de stagnation et de division ; et son idéologie sera progressiste, ce qui revient à critiquer tout ce qui, au sein de nos sociétés, s’oppose à l’émancipation des plus vulnérables et à la remise en cause permanente que nécessite le désir de justice et d’inclusion dans un collectif très hétérogène, et tissu de contradictions. La Victime, au contraire, va se focaliser sur les étrangers hégémoniques (Occident) et le système international rendus responsables de notre misère à travers la domination (geo)politique, l’exploitation (géo)économique, les interventions et interférences en tout genre, la destruction ou l’oppression de notre identité par la volonté d’imposer des normes prétendument universelles ; il appellera à un retour à nos valeurs et fondements ; la révolution, à ses yeux, sera une révolution extérieure, une attaque contre les forces du mépris, du pillage et de la manipulation ; et son idéologie sera nationaliste, ce qui revient à mobiliser le peuple autour de l’identité nationale et du combat contre un ennemi fixe et permanent, qui, du point de vue des anciennes colonies françaises, est la France – coalisant toutes les déprédations et toutes les impositions contre lesquelles il convient de se révolter.
Ces deux positionnements entraînent toutes sortes d’implications et de conséquences au plan sociopolitique. Par exemple, le régime politique idéal de l’Autocritique est une sorte de démocratie, c’est-à-dire un régime politique qui reflète le fait que la société est hétérogène et pleine de contradictions ; personne ne détient à lui tout seul toute la vérité, si bien que le débat libre est nécessaire ; et la quête permanente de la justice nécessite une certaine flexibilité et fluidité du pouvoir politique, qui a tendance à stabiliser et ossifier les situations afin de protéger ses détenteurs du jour. Le régime politique idéal de la Victime est une forme de dictature, reflétant le fait que la société est moins importante que la nation, qui est un corps unifié qui a besoin d’un chef ; il y a une unanimité autour des valeurs et fondements, qui ne peuvent être remis en question, car cela saperait l’identité nationale ; et la lutte contre l’étranger dominateur et ses agents intérieurs implique une force, voire une violence ou cruauté du pouvoir, qui doit donc être rigide et concentré.
Le rapport à l’histoire est différent aussi : l’Autocritique cherche dans notre passé aussi bien les sources du retard et de l’entrave que les dynamiques de progrès et de l’émancipation, dans le but de combattre les unes et de s’inspirer des autres – si bien que l’histoire devient la mesure du progrès et des rechutes ; la Victime revit la geste éternelle et exaltante de la lutte entre l’oppression étrangère (occidentale) et de la libération, geste qui n’est jamais achevée, puisqu’on ne peut accepter qu’on a perdu, et reconnaître qu’on a gagné revient à cesser d’exister : la victime ne peut exister sans le bourreau, et donc le bourreau doit toujours exister.
Je précise à chaque fois « occidentale » parce que la psyché de la Victime, en contexte africain, ne reconnaît pas d’autre oppresseur, malgré quelques regimbements contre « les Arabes » (qui ont été de grands négriers) et les « Chinois ». (La psyché de la Victime pense à travers de telles grandes catégories essentialisantes, d’où les guillemets).
On peut trouver des meilleurs termes, bien sûr, que « autocritiques » et « victimes », mais ils décrivent bien le terrain. Et on voit que, par rapport à la réalité africaine, les « autocritiques » sont ce qu’il est convenu d’appeler ailleurs « la gauche », et les « victimes » sont la droite. À cet égard, j’ai toujours trouvé curieux que la gauche occidentale se coalise avec, et écoute plutôt les « victimes » que les « autocritiques », sauf dans les rares cas où les « victimes » vont jusqu’au bout de leur logique et dévoilent des couleurs sur lesquelles il est impossible de se tromper : des gens comme Kémi Séba révèlent alors que « les Africains » aussi peuvent être fascisants. Ce paradoxe s’explique sans doute par le fait que la gauche occidentale est plus préoccupée par sa bagarre avec la droite occidentale que par ce qui se passe en Afrique. Dans cette bagarre, les « victimes » sont plus utiles que les « autocritiques », qui paraissent même encombrants. En critiquant les sociétés africaines, les autocritiques peuvent apporter de l’eau au moulin des doctrinaires de droite en Occident, dans leur quête de validations pour leur racisme et leur arrogance identitaire ; tandis qu’en se prenant à l’Occident comme une entité impérialiste et raciste, les « victimes » confortent plutôt la position d’autocritique à travers laquelle la gauche se définit, tout en jetant une pierre dans le jardin de la droite. De l’autre côté, les « autocritiques » africains peuvent reconnaître une certaine vérité dans les critiques de l’Afrique en provenance de la droite occidentale, mais sans pouvoir y adhérer car ces critiques sont entachées d’un caractère systématique et racisant qui dénote une malveillance foncière vis-à-vis de l’Afrique. De ce fait, il n’y a pas de possibilité d’alliance structurante entre les gauches africaine et occidentale du fait de positionnements stratégiques différents sur leurs terrains respectifs.
La question de la souveraineté se pose différemment du point de vue des Autocritiques et des Victimes. Si les deux sont d’accord sur le fait que, dans le monde comme il va, les diverses entités politiques africaines (États, regroupements régionaux) doivent faire bloc et se tailler une marge d’autonomie propice à la défense de leurs intérêts, ils ne s’entendent pas sur ce que faire bloc implique ; sur ce qu’est l’autonomie ; et sur ce que sont les intérêts. À tous ces niveaux, les Autocritiques sont guidés par l’impératif du progrès et de la justice, les Victimes par ceux de l’identité et de l’adversité. Par exemple, les intérêts, du point de vue des Autocritiques, c’est le bien-être (welfare) des populations, et donc tout ce qui, dans le monde des relations internationales, peut porter du tort à ce bien-être est sujet à contentieux et conflit. Par suite, (1) la critique des relations internationales est nuancée et fine, puisque dans le système d’échanges et de rapports, certaines tendances favorisent le bien-être des citoyens, et d’autres lui portent tort ; et (2) il faut reformer et renforcer les institutions et organisations étatiques et nationales pour leur permettre de soutenir la défense de cet intérêt par une capacité d’agir et de faire pression notable. De l’autre côté, chez les Victimes, les intérêts, sont définis par rapport à l’ennemi : ils sont le contraire de ce que l’ennemi défend. Ainsi, si l’ennemi défend les droits humains, il est de notre intérêt de les attaquer et de s’en débarrasser. L’ennemi essaie perpétuellement de nous dominer et de nous contrôler, l’histoire le montre : pour savoir ce qu’il est important pour nous de faire, il ne s’agit plus que de voir ce qu’il nous demande de ne pas faire. Dans cette optique, le travail intérieur de réforme et renforcement n’est pas essentiel tant qu’on est en capacité de rejeter l’ennemi, soit concrètement par des actes de rupture, soit symboliquement par des actes permettant de l’humilier et de l’embarrasser (au sens où l’anglais parle, en argot, de « to own »). La souveraineté des Victimes est ainsi plus facile à proclamer que celle des Autocritiques. La souveraineté, du point de vue de ces derniers, requiert un plan et une vision stratégique, et donc du travail pour atteindre une fin ; celle du point de vue des premiers peut se contenter d’une navigation à vue et d’escarmouches tactiques, qui n’a pas de fin en vue (comme indiqué plus haut, la défaite est inacceptable, la victoire impossible).
Comme je l’ai indiqué, ces attitudes peuvent être mêlées parmi les groupes et les individus, ce d’autant plus qu’elles n’ont jamais été clarifiées, comme l’ont été les attitudes de gauche et de droite en Occident, par des mobilisations partisanes, des références culturelles bien établies, et une longue histoire de combats et de positionnements par rapport à des enjeux décisifs. Mais il faut reconnaître que la tendance victime est, aujourd’hui, plus puissante que la tendance autocritique au sein des intelligentsias et de la jeunesse africains, quoiqu’elle ne le soit pas au sein de la population générale – ce qui crée une sorte de contradiction entre l’élite pensante et les publics africains. Cette puissance n’est pas récente, mais le fait qu’elle génère pratiquement une pensée unique, une doxa, l’est.
Dans les années 1960, les deux tendances étaient inextricablement mêlées. Il fallait construire des nations indépendantes sur des sociétés modernes, ce qui impliquait de blâmer la « nuit coloniale » (formule d’époque) du point de vue de l’identité nationale (tendance victime) et les héritages régressifs (la triade féodalisme/obscurantisme/parasitisme) du passé « archaïque et arriéré » (autre formule d’époque) du point de vue du progrès social et sociétal (tendance autocritique). Il y avait des slogans tonitruants contre l’impérialisme et des plans de développement qui étaient de véritables projets de société, non de simples programmes électoraux. Les pays étaient dirigés par des partis uniques, mais il y avait plus de pluralisme au sein de ces partis que parmi les différents partis de l’ère démocratique, parce que s’y joignaient des syndicalistes, des féministes, des paysans, etc. – tout cela sous le principe du centralisme démocratique, avec des débats moins libres que dans un contexte libéral, mais plus sincères que sous une dictature.
Cependant, à partir des années 1970, le progressisme a commencé à reculer, sans doute principalement parce que son principal objet, le développement social et politique, était entré dans des blocages et effondrements qui en signalaient l’échec patent. Au Sahel, il y a eu une ultime tentative de le raviver sous Thomas Sankara, au Burkina Faso, mais cela n’a pas réussi. L’échec du développement s’est notamment traduit par l’afro-pessimisme, ce moment délétère (années 1980-90) où l’autocritique était devenue très difficile parce qu’elle renforçait la critique des tares africaines qui provenait d’Occident avec une empathie très limitée (empathie limitée d’ailleurs non pas par malignité ou mauvaise intention, mais parce que l’expérience occidentale – la vie dans la prospérité du capitalisme avancé et ses innombrables et souvent invisibles dividendes – formait une barrière psychologique qui empêchaient une généralité d’Occidentaux de se reconnaître dans ce que vivaient les Africains). Cette période d’humiliation et de sentiment d’être en dernière instance gouverné par des gens qui ne vous comprennent pas et ne peuvent donc vous aimer a alimenté une rancune en sourdine, dans laquelle a infusé la tendance victime – qui, elle aussi, avait été un moment estourbie par la chute du développement (c’est un véritable évènement que cette chute du développement en Afrique, et qui attend son historien). Naturellement, des choses comme les programmes d’ajustement structurel ou les déclarations à l’emporte-pièce de personnalités ou médias occidentaux (en zone francophone, celles de Nicolas Sarkozy sur la France qui n’aurait pas besoin de l’Afrique, ou encore sur l’homme africain qui ne serait pas entré dans l’histoire), ont fourni des preuves empiriques à ce sentiment de marginalisation et de domination. Et si la démocratisation rapprochait l’Afrique de l’Occident au plan des valeurs politiques, il se produisait tout de même un mouvement divergent, au plan des valeurs sociales et sociétales entre les deux entités – particulièrement entre l’Afrique et l’Europe, plus qu’entre l’Afrique et les États-Unis. La psyché africaine (celles des élites surtout) devenait très darwinienne et libertarienne – en actes plutôt qu’en doctrine, ce qui est pire en quelque façon – au plan social, et très conservatrice au plan sociétal, alors même qu’en Europe (plus qu’aux États-Unis) on restait très socialiste au plan social, en dépit de la doctrine néolibérale de l’Union européenne ; et on devenait très « société ouverte » au plan sociétal (tout le tintamarre « LGBT » qui donne des crises d’angoisse aux bons pères de famille de Dakar, Abuja et Lusaka).
Bien entendu, cette division ne sépare pas « l’Afrique » de « l’Occident » comme le voudrait le discours de la tendance victime en Afrique : elle est transversale aux sociétés du monde et indique, de cette façon, que la mondialisation n’a pas seulement approfondi les interdépendances matérielles, elle a créé un public moral sans frontière – particulièrement à l’ère des réseaux sociaux – qui aiguise les affrontements autour des comportements et des valeurs, opposant le plus souvent ceux qu’on peut globalement considérer comme des libéraux-humanistes à ceux qu’on pourrait qualifier de conservateurs-identitaires, et ce à travers la planète, avec des inflexions particulières à chaque contexte. Ainsi, en Afrique, le libéral-humanisme est identifié à « l’Occident » tandis que les conservateurs-identitaires sont ceux qui définissent leurs attitudes et opinions à travers l’essence culturelle de l’Afrique – essence qui peut être islamique dans les sociétés islamisées, chrétienne dans les christianisées, etc. Mais on retrouve des camps similaires à l’intérieur dudit Occident : la seule différence, c’est qu’en Afrique, le camp conservateur-identitaire est dominant, alors qu’en Occident, il y a un équilibre entre les deux camps (même si les conservateurs-identitaires clament que les libéraux-humanistes sont dominants). L’analyse « courte » la plus probante de ce phénomène que je connaisse est un essai de David Brooks, paru dans le New York Times il y a trois ans sous un titre parlant : « Globalization is Over. The Global Culture Wars Have Begun ».
Bref, pour en revenir à notre récit, la vieille tendance autocritique n’a pas récupéré : elle existe toujours, mais elle n’est pas audible et ne fait pas mouvement. Reprendra-t-elle un jour du poil de la bête ? Qui sait ! Je l’espère pour ma part, mais sa tâche a toujours été plus difficile, étant plus concrète et, pour ainsi dire, salissante ; et il lui faut réinventer un autre futur et d’autres lendemains qui chantent, puisque ceux jadis promus et promis – le développement et la modernisation tels qu’on les comprenait en 1965 – sont devenus inconcevables. Pendant ce temps, la tendance victime remplit le vide, s’imposant même parfois à des gens qui appartiendraient normalement à l’autre camp, mais qui se laissent entraîner par le mouvement, car c’est plus simple de ne pas nager à contre-courant, même si ledit courant nous entraîne vers l'abîme.
Au Sahel, au moins, le souverainisme tel qu’il a été récupéré par la dictature a clarifié les choses : pratiquement 100% de ceux qui relèvent de la tendance autocritique – même ceux qui n’en étaient pas tout à fait conscients, mais qui le sont à présent – ont été exclus du système par des voies plus ou moins désagréables : exil, emprisonnement, autocensure stricte et intégrale. Et ceux qui sont de l’équipe victime ont trouvé le régime qu’il leur fallait : militaire et victimaire, avec la posture sur la défensive et le drapeau bouchant l’horizon. Ils sont non pas tant la pensée unique que la seule voix autorisée.
Ce qui nous amène donc au sujet central de cet essai, la bulle souverainiste du Sahel.
La bulle souverainiste du Sahel
Il y a des bulles en politique comme en économie. La bulle est, en gros, un moment d’euphorie collective par rapport à une valeur donnée – soit une marchandise ou un bien en économie, un idéal ou une aspiration en politique – suscité par un évènement isolé, et qui change non pas le réel, mais notre perception du réel. C’est-à-dire qu’aucune valeur supplémentaire n’est ajoutée à la valeur initiale, mais on devient convaincu que la valeur initiale s’est démultipliée, et qu’on est devenu soudain plus riche (bulle économique) ou plus puissant (bulle politique). Mais la bulle finit par crever, nous laissant dans un état groggy, un état de désillusion et de gueule de bois.
En politique, ce processus ressemble parfois aux étapes d’une tragédie grecque, avec un élément déclencheur, le gonflement soudain de l’hubris, et une catastrophe sans remède. C’est ce qui s’est passé au Sahel.
L’élément déclencheur, en ce qui concerne la bulle économique, est un engouement généralisé pour une valeur, si bien que ce qui produit le gain économique pour les spéculateurs, ce n’est pas la valeur elle-même, mais l’engouement qui s’est fait autour d’elle. Dans le cas du Sahel, l’élément déclencheur fut un mouvement de panique – au sens où l’on parle de panique morale, sauf que, dans ce cas, il s’agissait d’une panique politique. La présence apparemment soudaine et ubiquitaire de forces étrangères, qu’il s’agisse d’ailleurs de forces armées ou de « forces » de stabilisation – c’est-à-dire les pourvoyeurs d’aide humanitaire et d’assistance en matière de biens publics – connotées occidentales, a été défini comme une invasion. Une grille de lecture fondée sur des émotions négatives – la peur, le ressentiment, la méfiance, et même, dans certains cas, la haine – a été appliquée à cette sorte d’interférence, se traduisant par des mots clefs alarmistes comme « occupation » et « pillage ». Cette grille de lecture a généré un narratif très adaptatif qui savait, (1) évoluer suivant les évènements pour maintenir et préserver ses thèses centrales, qui pouvaient se résumer comme une sorte de complot occidental contre le Sahel (ces thèses, étant complotistes, voyaient des complots partout), et (2) se couler dans des mentalités très différentes pour obtenir les mêmes résultats. Par exemple, le narratif du pillage : les gens instruits le déclinaient sous la forme, « les Occidentaux (plus souvent, les Français) organisent la destruction de nos pays par les djihadistes afin de faire main basse sur leurs énormes richesses minières » ; mais j’ai une fois interviewé un notable rural qui a appliqué ce narratif à son niveau de compréhension de la réalité, et m’a expliqué que les Français faisaient atterrir des avions près de son village afin d’embarquer le bétail qui leur était pris par les djihadistes. (Il faut savoir que dans la langue du cru le mot pour « richesse » est le même que le mot pour « bétail ». Il est vrai qu’en français, « cheptel » et « capital » ont la même étymologie). Certaines de ces peurs trouvaient leur source dans des traumatismes récents. Toute l’Afrique, et pas seulement le Sahel, a été choquée par la manière dont la France et la Grande-Bretagne, avec le blanc-seing otanesque des États-Unis, ont précipité la chute et le meurtre du colonel Kadhafi, un personnage que l’Occident officiel – pour reprendre la formule de Vladimir Poutine – considérait comme une brute sanguinaire alors que l’opinion générale, sur le continent, était qu’il était ce rare leader africain qui joignait l’acte à la parole dans la promotion de la cause africaine. Cette action a été considérée en Afrique comme un attentat contre le continent. Rien n’a mieux prédisposé les Africains à soutenir Poutine contre l’OTAN. Elle a fait connaître l’OTAN jusque dans les chaumières, et de la plus désastreuse façon. Aussi n’ai-je pas été surpris de recevoir par WhatsApp dès le 28 juillet 2023, le lendemain du putsch de Niamey, une rumeur panique (« transférées plusieurs fois ») circulant dans cette capitale et qui clamait que « les troupes de l’OTAN » allaient être parachutées sur le Camp Bagagi (une caserne qui se trouve au centre de la ville) pour commettre un nouvel attentat anti-africain.
L’apparition de la bulle s’est faite de manière différente dans chacun des trois pays, mais elle a partout obéi à la même logique.
Au Mali, la bulle a précédé le putsch, et elle pouvait potentiellement réaliser les investissements de certains des acteurs – elle aurait très bien pu aboutir, à un moment donné, à une république islamique sous la houlette de l’imam Dicko ; elle devait mener, aux yeux des intellectuels progressistes, à une « refondation » de la nation à travers la démocratie délibérante (c’est de là qu’est venue l’idées d’assises nationales). Il s’agirait-là, pour ces acteurs, de l’acquisition d’une certaine souveraineté : les salafistes disent depuis des décennies qu’étant donné la démographie massivement islamique du Mali, ce pays se devait d’avoir une république islamique, et n’en était empêché que par « la laïcité à la française » (la formule n’est pas tout à fait exacte si l’on considère la pratique malienne de la laïcité, mais ajouter « français » à quelque chose de ce genre permet de le rendre encore plus horrible aux yeux des militants) ; les progressistes et panafricains souhaitaient remplacer la « démocratie à l’occidentale » par une « démocratie endogène », ce qui était là le fin mot de la souveraineté à leurs yeux – même si les linéaments concrets de cette démocratie endogène n’étaient pas très clairs.
Au Burkina, la bulle a accompagné le putsch. Le capitaine Traoré l’a d’ailleurs astucieusement utilisée pour précipiter la chute du lieutenant Damiba, lorsqu’il a fait répandre le bruit que ce dernier comptait faire appel aux militaires français du contingent Sabre pour sauver son pouvoir.
Au Niger, la bulle a suivi le putsch, en grande partie à cause de la réaction maladroite de la Cédéao de Bola Tinubu, un leader mal renseigné sur l’état d’esprit dans le pays voisin (les Anglophones d’Afrique de l’Ouest, en général, ne comprennent pas grand-chose de ce qui se passe dans les pays francophones, et vice-versa).
Lorsqu’une bulle est en pleine activité, elle prend des caractères de réalité impressionnants. L’observateur froid sent que c’est une activité pathologique, un peu comme la spéculation dans le domaine économique. Mais elle donne l’impression de pouvoir produire une réalité nouvelle (ce qui est antithétique avec son caractère de bulle), parce qu’on a tendance à confondre l’unanimisme qu’elle met en scène à grand bruit avec une véritable force socio-politique capable de changer le réel.
Le moteur de cette activité pathologique, c’est l’hubris, une passion exaltée et orgueilleuse, et toujours punie. L’hubris, ce fut ce moment d’ivresse qui s’est produit lorsque les frappés de panique se sont rendus compte qu’ils pouvaient provoquer le départ des « occupants » et dire merde à la France et à la « communauté internationale » (ONU, États occidentaux, organisations régionales et sous-régionales) sans que, apparemment, ceux-ci puissent y faire quoi que ce soit. Ce fut une manière de divine surprise qui a entraîné les Sahéliens dans d’extraordinaires excès d’arrogance amère et exaltée, aussi bien dans le verbe que dans l’action. L’humiliation presque sadique infligée à l’ambassadeur de France, Sylvain Itté, par les putschistes nigériens, est une illustration archétypale de ce moment où nous avons dévoilé notre laid visage de rancune souffrante et de goût d’une vengeance petite, dépourvue de toute noblesse.
L’hubris est un moment étrange, qui mêle, chez celui qui en est atteint, un intense sentiment de puissance à la conviction d’avoir raison sur toute la ligne alors même que ceux qui l’observent froidement de l’extérieur mesurent toute sa faiblesse et toute sa déraison, sans que cependant leur voix teintée de pitié et d’étonnement puisse le toucher. Lorsqu’il est collectif, il se manifeste par une euphorie publique gonflée de vanité absurde. J’en recevais les échos du Niger à l’automne 2023. Un de mes amis, qui n’était pas le moins du monde atteint de la fièvre générale, me décrivait des scènes navrantes, comme ces petits talibés qui s’égaillaient dans les rues en brandissant des drapeaux du Niger, heureux d’être – à ce qu’on leur avait dit – libérés.
Cet hubris populaire a été perçu, à l’extérieur du Sahel, comme la voix du peuple. Petit à petit, et parfois assez rapidement (cas des États-Unis) les puissances qui se disaient championnes de la démocratie, valeur politique que les Occidentaux prétendaient partager avec les Africains, ainsi que la Cédéao, se sont alignées sur ce qui semblait être la volonté générale des Sahéliens. Dans ce moment d’arrogance hubristique, cela ne les a pas protégées des insultes, suspicions et avanies aussi peu diplomatiques que contre-productives. Une « victoire » a été ainsi obtenue sur celui qu’on croyait être l’ennemi : la démocratie, l’Occident, la France, la Cédéao… Mais au fur et à mesure que l’étendue de cette victoire apparaissait, on comprenait qu’il s’agissait, en réalité, d’une terrible défaite (je reviens plus loin sur ce « on »). La bulle commença à faire pschhhttt, et à un moment donné, elle fut crevée par ceux-là même dont elle avait favorisé la prise de pouvoir.
Une bulle crève parce qu’elle n’est pas une vague. La comparaison, ici, peut se faire avec la démocratisation des années 1990, qui était une vague, dans le sens où elle a effectivement changé le réel par rapport aux régimes prétoriens qui étaient en place auparavant. Sous son impulsion, un espace public peuplé d’une presse écrite et audiovisuelle libre et d’associations de défenses de toutes sortes de droits s’est mis en place, des institutions politiques nouvelles sont apparues, y compris un parlement réellement multipartite (contrairement aux parlements de parti unique des années 1960), et un appareillage d’administration d’un état de droit. Les pays sont devenus des républiques, leurs habitants, des citoyens. On sait, bien sûr, tous les problèmes et dysfonctionnements qui sont ensuite apparus, mais la démocratisation n’était pas une bulle, comme elle l’a prouvé en se répandant, en dépit d’obstacles ardus et tenaces, dans des espaces socio-politiques de plus en plus étendus : par exemple, la décentralisation, adoptée par les pays à la fin des années 1990 et au début des années 2000, était surtout l’extension des institutions de la démocratie dans l’espace rural, avec parfois des effets révolutionnaires (par exemple, dans les terroirs encore dominés par des seigneuries et marqués par des infériorités sociales allant jusqu’à l’esclavage – notamment parmi les Touareg et les Peuls – le vote a donné un pouvoir réel à des masses marginalisées par les dominations traditionnelles, au point de déstabiliser et parfois de renverser les seigneuries).
Par contraste, le souverainisme n’a rien créé de neuf. Au contraire, en aboutissant à des dictatures militaires, il a mené à la destruction ou à la déréalisation de ce qui avait été créé trente ans plus tôt.
La bulle souverainiste, en enfiévrant l’opinion générale sahélienne, a attiré des groupes de spéculateurs politiques différents quant à leurs origines sociopolitiques, mais rassemblés par la même adhésion à la tendance victime : les panafricains mouture XXIe siècle, les religieux (musulmans, chrétiens, « traditionalistes »), et les culturalistes (très minoritaires : par exemple, les kémites). Tous espéraient profiter de ce moment pour réaliser leur rêve, et si le rêve n’était pas le même, quelque chose de nouveau aurait pu sortir de cette congrégation hétéroclite si ces différents groupes avaient réellement pu tenir des assises nationales libres. Ce fut l’occasion, très brève, et qui ne s’est présentée qu’au Mali, où quelque chose de similaire aux conférences nationales de 1991-93 aurait pu transformer la bulle en vague souverainiste : car, après tout, la démocratisation du Sahel aurait très bien pu éclater comme une bulle, c’est ce qui est arrivé par exemple à travers l’Afrique centrale à la même époque. La différence entre 1991-93 et 2021-23, c’est qu’alors les militaires avaient été mis sur la touche, alors que cette fois-ci, ils sont aux manettes.
Achille Mbembé a écrit récemment une analyse qui revient à expliquer l’avènement des militaires comme un retour à la situation coloniale : la perte du statut de citoyen et la chute dans celle de sujet. C’est historiquement un peu plus compliqué et intéressant que cela – et il faut remonter à plus loin dans le temps pour comprendre l’ensemble de la dynamique.
Les sociétés sahéliennes d’avant le colonialisme existaient sous deux formes : les communautés politiques acéphales (dans mes écrits, je les appelle coetii, pluriel de coetus, un mot latin qui veut dire « association politique »), et les États-canton, comme les appelait Maurice Delafosse, qui en fait une bonne description. Ces derniers, qui étaient des royaumes ou des seigneuries, avaient une élite trifide, une aristocratie militaire, un collège de prêtres et/ou des marabouts, et une communauté de grands marchands – tous la plupart du temps organisés en lignages. La tête de l’État était occupée par l’aristocratie militaire et son chef.
Cela n’avait rien d’extraordinaire et je ne suis pas, ici, en train de décrire une sorte d’organisation atavique de la société sahélienne. Les sociétés d’ancien régime d’Europe étaient organisées de façon très similaire dans leur structure élitaire : aristocratie, clergé, bourgeoisie – et la participation au pouvoir d’État était normalement réservée à l’aristocratie. (Qu’on se souvienne de Saint-Simon qui reprocha à Louis XIV et à ses ministres non nobles d’avoir imposé un « long règne de vile bourgeoisie », pratique d’ailleurs abandonnée par ses successeurs).
La colonisation a effectivement traité les populations du Sahel en sujets ; et de plus, comme l’indique Mbembé, elle l’a fait à travers un certain primat du militarisme (le Sahel intérieur – du Mali au Tchad – est longtemps resté une sorte de frontier, au sens américain, de l’Empire français – avec ce qu’on pourrait qualifier d’un « long règne de vile soldatesque »). Mais c’est elle, également, qui a introduit dans la région une élite politique civile, qui n’existait pas auparavant – une élite capable de participer et de détenir le pouvoir politique sans exciper de la force militaire ni de la légitimité religieuse, sur la base d’un savoir laïc et de l’esprit de la loi citoyenne. À l’arrivée du colonisateur, il n’y avait, en fait d’États dans le Sahel, que des États religieux (des théocraties) et militaires (des statrocraties), voire un mélange des deux (l’Almamy Samory Touré et ses Sofas), mais aucun État civil. À son départ, il n’y avait que des États civils, ou du moins qui aspiraient à l’être et à le demeurer.
Par suite, l’histoire politique du Sahel indépendant peut se lire comme une lutte titanesque entre ces deux élites, les militaires et les civils. Les militaires ont l’avantage de posséder les armes, les civils ne peuvent se reposer que sur les normes héritées de l’État civil métropolitain (la France en ce qui concerne le Sahel, d’où l’importance de la référence « républicaine », et notamment l’injonction faite à l’armée d’être républicaine). Il y a, de fait, quelque chose d’« endogène » (suivant le sens pseudo-identitaire que la tendance victime donne à ce terme) dans le pouvoir militaire au Sahel : en tout cas, comme l’autorité maraboutique, auquel il s’associe volontiers (c’est, de façon spectaculaire, le cas en ce moment dans les trois pays), il bénéficie d’une mémoire historique plus longue dans la région.
Le pouvoir civil a été attaqué dès 1963 au Niger, par un leader militaire, trois ans seulement après l’indépendance ; en 1966, le pouvoir militaire s’est imposé au Burkina (Haute-Volta) ; puis en 1968 au Mali. Il s’est finalement installé au Niger en 1974 et au Tchad, l’année suivante. Si on totalise les nombres d’années de pouvoir militaire contre les nombres d’années de pouvoir civil dans les trois pays, et surtout si l’on admet que le pouvoir de Blaise Compaoré était en réalité plus militaire que civil, les militaires ont régné pendant plus de temps dans les trois pays que les civils, depuis l’indépendance. Le pouvoir militaire s’est aussi toujours imposé plus facilement à la population, non seulement parce qu’il fait peur – car c’est un pouvoir basé sur le commandement, non la loi – mais aussi parce qu’il suscite certains naïfs préjugés favorables parmi les masses. Cela n’est certes pas particulier au Sahel, mais j’ai toujours été frappé par des faits banals, et révélateurs par leur banalité même, comme ceci par exemple : les véhicules de transport public au Sahel (Mali, Niger, Burkina) sont souvent ornés de macarons portant le portrait de personnes célèbres. Dans l’ordre des figures de leadership, seuls sont représentés sur ces vignettes des chefs militaires et des marabouts, jamais des leaders civils. Je ne crois pas que ce genre de choses renvoie à un héritage colonial : cela remonte à notre ancien régime – et contrairement aux Français, nous n’avons pas fait de révolutions.
Par exemple, je disais : pouvoir basé sur le commandement, non la loi. Aujourd’hui, pour dire « loi » en haoussa, on utilise le mot doka. Mais la doka n’est pas une loi, c’est un édit, voire un oukase. Dans le système étatique haoussa, il n’y avait pas de lois au sens où on l’entend aujourd’hui. Il y avait des coutumes (al’adu) et des commandements (doka). Aujourd’hui, avec leurs législatures factices, voire pas de législature du tout (Niger), les pays du Sahel existent largement sous l’égide de l’oukase plutôt que de la loi. Il n’y a pas longtemps, la junte de Niamey a pris une décision exposant à de lourdes peines toute personne qui accueillerait un étranger suspect. Cela m’a aussitôt fait songer à une comédie haoussa qui passait souvent à la télévision nigérienne dans les années 1980, et qui illustrait le pouvoir ubuesque des princes d’ancien régime, Sarki ya hanna sabkan bako, « Le roi a interdit d’accueillir des étrangers ». (Le comique de l’affaire étant qu’un monsieur a reçu par erreur un étranger et essaie d’échapper à la punition en le cachant dans une malle – d’où une série de quiproquos).
Dans cette perspective, il n’est pas surprenant que lorsque les militaires ont finalement voulu asseoir leur pouvoir, ils ont eux-mêmes crevé la bulle. Les intellectuels francophones, qu’ils se disent progressistes, révolutionnaires, panafricains ou autre, ont été plus ou moins brutalement marginalisés, car ils font partie de l’élite civile, exogène par rapport au vieux système élitaire sahélien et surtout, capables, si on leur lâchait la bride, de recommencer des revendications et des critiques sur la base des normes de l’État civil. Ceux, parmi eux, qui ne s’étaient pas soumis ont été attaqués comme étant des « apatrides », des agents de la France et de l’étranger ; ceux qui se sont soumis ont néanmoins été humiliés et réduits à l’état de citron qu’on presse et jette, comme les premiers-ministres du Mali et du Burkina. En revanche, des liens étroits ont été établis avec les religieux (y compris chrétiens), qui incitent la population à la patience et à la soumission.
Gueule de bois
Aujourd’hui, la bulle a complètement crevé. Les pays sont dirigés par une faction militaire entourée d’une clientèle et de tous ceux que satisfait l’apparent triomphe de la tendance victime ; et le reste de la population est tombé dans l’état de sujets, privés de représentation politique, d’espace public, et de l’initiative citoyenne dans le cadre d’une société civile. Et malheureusement pour elle, s’il était possible de s’agiter sans fin contre des dirigeants civils dans un cadre démocratique que l’on croyait sans valeur, il paraît trop dangereux de s’opposer à des militaires insensibles à la loi et détenteurs de la force brute, à qui on a imprudemment passé toutes les transgressions jusqu’à ce qu’ils se trouvent en capacité d’opprimer et de réprimer sans entrave.
Aujourd’hui que la bulle a crevé, l’opinion générale (c’est elle, le « on » à qui j’ai fait allusion plus haut) est dans une sorte de stupéfaction face à la catastrophe qu’elle a elle-même provoquée :
Inexorables dieux, qui m’avez trop servi
À quels mortels regrets ma vie est réservée !
On parle de « mode résignation », de « allons seulement ». Mais la résignation n’est probablement qu’une phase. Personne n’aidera les Sahéliens à retrouver leur liberté perdue. Les Occidentaux feignent de croire qu’ils désirent avoir sur l’échine cette botte militaire, et du reste, ils n’ont jamais vraiment cru que les Sahéliens étaient capables de démocratie ; la Cédéao n’est plus qu’une vue de l’esprit : elle a été véritablement vaincue, surtout parce qu’elle n’a pas voulu se battre. Aujourd’hui, les dangers apparaissent, qui la mineront. Le président bissau-guinéen a chassé sa délégation, qui voulait le persuader de régler les nombreux contentieux qui l’opposent à ses adversaires politiques – et il s’est rapproché de Poutine, le patron des dictateurs. Au Togo, le ministre Dussey, qui se pose, dans son site web, en panafricain victimaire (il s’est fendu récemment d’un discours anti-occidental où il se dit « fatigué » de se voir imposer des choses par l’Occident, dans un Togo que ledit Occident a pourtant laissé mijoter en paix dans sa dictature néronienne), veut rejoindre le club des juntes du Sahel – avec, à la clef, la mise à disposition du port de Lomé ; mis en appétit par le même juteux marché, Mahama, le nouveau président démocratiquement élu du Ghana courtise les juntes, avec sans doute en tête les retombées possibles pour les ports d’Accra et de Téma – ceci, dans un pays où une jeunesse frustrée admire « le président IB » (le dictateur du Burkina) et se raconte des histoires dorées sur le despote militaire Jerry Rawlings.
Mais ce n’est pas la fin de l’histoire. Malgré leur peur du béret et les legs de l’histoire, les Sahéliens se sont soulevés à plusieurs reprises contre un pouvoir militaire, au moins au Burkina Faso et au Mali ; et parmi les militaires même il y a des « civils » ou, plus précisément, des républicains, qui se taisent ou parfois – au Burkina surtout – sont « purgés ». Le discours est en train de changer, au point que même la France apparemment honnie retrouve des sympathies. Ce genre de chose annonce toujours un changement dans les opinions et les attitudes. Si les juntes ne s’adaptent pas en changeant à temps de trajectoire, une convergence dangereuse peut se faire entre une colère populaire de plus en plus expressive, et les risques accrus d’un coup d’État républicain. Après tout, au Sahel, il n’y a jamais de coup d’État sans une effervescence préalable de l’opinion générale – ce qui explique un phénomène qui étonne toujours les observateurs étrangers, la « popularité » de ces putschs. C’est qu’ils sont littéralement des putschs populaires, c’est-à-dire répondant aux vœux de la population ; et lorsqu’ils ne le sont pas, la population le fait savoir, comme cela est arrivé à Gilbert Diendiéré en 2015. Si les militaires républicains se tiennent présentement à carreau, c’est que la population n’a pas encore manifesté le degré nécessaire de mécontentement et de colère. Elle est encore en mode résignation : mais ce serait une erreur de croire qu’elle y serait éternellement.
Les autres Sahéliens
Pour finir, quid du Sénégal et du Tchad ?
Le Sénégal est un cas intéressant. Il n’a pas connu de bulle souverainiste – les causes qui ont généré ce phénomène au Sahel intérieur n’y existaient pas – mais a porté au pouvoir un parti souverainiste. L’intéressant, peut-être, dans cette affaire, c’est qu’il n’y a qu’au Sénégal qu’il y a un parti souverainiste. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas étudié la question, mais cela reflète en tout état de cause la sophistication et la complexité de la scène politique sénégalaise. D’ailleurs, ce n’est pas parce qu’il est souverainiste qu’il a gagné l’élection, détail qui nous ramène à quelque chose que j’ai dit au début de cet essai à propos de la contradiction entre le public et l’élite pensante. Les Sénégalais, comme d’ailleurs les populations du Sahel avant leur fièvre souverainiste, veulent de la bonne gouvernance et un leadership pas trop sale – au minimum. Ils ont voté Pastef parce qu’il leur a promis ces deux choses, pas à cause de la souveraineté. C’est exactement la même raison pourquoi John Dramani Mahama a gagné l’élection au Ghana. J’étais au Ghana en juillet, et le discours public s’était braqué contre le président Akufo-Addo de façon similaire à ce qui s’était passé naguère au Sénégal contre Macky Sall (même si Sall l’a plus cherché, comme on dit, que Akufo-Addo). En décembre, lors d’un séjour prolongé à Dakar, j’ai constaté que le public commence déjà à exiger plus de résultats de l’équipe au pouvoir dans ces domaines, avec une certaine virulence. Le Pastef promeut, cependant, toujours la cause souverainiste, tendance victime, et lors de mes nombreux déplacements en taxi, j’ai pu constater que les ondes radio étaient inondées par des débats ou, le plus souvent, des monologues passionnés sur la traite négrière et le camp de Thiaroye. Le Pastef dit qu’il fait du souverainisme de gauche – sans doute parce que l’anti-impérialisme est marqué à gauche : mais si cela est vrai dans le contexte occidental, j’ai tâché de démontrer plus haut que cela n’est pas automatiquement le cas dans le contexte africain. Surtout lorsqu’on fait de l’anti-impérialisme poussiéreux, plus soucieux des empires du passé que de ceux de l’heure – USA, Russie, Chine. Et pendant qu’on consacre des temps d’antenne exorbitants aux crimes esclavagistes du XVIIIe siècle (lesquels sont, par ailleurs, attribués exclusivement aux « Blancs »), il y a encore des assujettis traditionnels au Sénégal et à travers tout le Sahel sur lesquels c’est silence radio.
Le Tchad aurait pu connaître une bulle souverainiste, mais il me semble qu’en essayant d’en créer une artificiellement, le président Déby l’a définitivement empêchée d’éclore. Déby a observé les dividendes politiques que ses collègues militaires du Sahel central ont retiré du souverainisme dégagiste anti-France et s’est dit, « pourquoi pas moi ? ». Sauf que ce n’est pas du tout la même configuration. Ici, le souverainisme risque d’être discrédité aux yeux des Tchadiens du fait de son instrumentalisation par leur président peu aimé. Et en rompant avec la France, à qui on reprochait surtout de le soutenir, il risque plutôt de lui rendre service auprès de l’opinion générale tchadienne. (Cela servira-t-il cependant de leçon à la France, qui n’a jamais le courage de couper les ponts avec les despotes africains, bien qu’elle en paie le prix fort auprès des peuples ? Je ne pense pas.)