TROIS LEÇONS DE KASPAROV
EXCLUSIF SENEPLUS - Analyser les combinaisons possibles pour atteindre la finale de la CAN, c’est bien. Mais cela ne sert pas à grand-chose si on ne comprend pas qu’il faut remporter le prochain match. En l’occurrence, battre la Gambie lundi
Dans les années 2010, j’étais directeur technique d’IBM en Afrique du Sud. Je dirigeais le AIC (African Innovation Center), laboratoire où s’élaboraient et se testaient les technologies du futur. Nous organisions des Software Days, journées dédiées aux logiciels et ouvertes à nos clients et à tous les passionnés d’innovations technologiques.
En ces occasions, nous invitions de grandes personnalités mondiales à venir « étonner » notre public. Cela me permit de rencontrer de hauts personnages au contact desquels j’ai tiré plusieurs leçons de leadership.
C’est ainsi que j’ai pu rencontrer, entre autres : Al Gore, ancien vice-président des Etats-Unis, à Maropeng, berceau de l’humanité en Afrique du Sud ; Gary Bailey, ancien gardien de but de l’équipe de football de Manchester United à Johannesburg ; David Coulthard, ancien pilote de Formule 1 à Abou Dhabi et Garry Kasparov, ancien champion du monde d’échecs à Johannesburg.
Ces quatre, à titre divers, m’ont marqué de façon singulière. Ils avaient merveilleusement su transposer, les leçons de vie acquises dans leur champ professionnel, dans le contexte de l’innovation, du management et du leadership.
J’ai été particulièrement subjugué par Garry Kasparov, maitre mondial incontesté du jeu d’échecs pendant une quinzaine d’années. Capable de parler de pratiquement n’importe quel sujet avec une pertinence et un brio déconcertants, le personnage est d’une vivacité d’esprit fascinante.
Savoir repérer ses mauvaises prises de décision
Développer une stratégie, analyser les faiblesses de l’adversaire et gérer une crise sont les concepts fondamentaux dans le jeu d’échecs, nous dira-t-il. Si un joueur commet de façon répétée des mouvements de pions peu judicieux, cela relève souvent d’un domaine spécifique de faiblesse dans son système de décision en général. Il est alors courant que cette faiblesse s’observe également dans sa réalité quotidienne, en dehors des champs de jeu d’échecs.
Il nous surprit en nous demandant à quand remontait notre dernière mauvaise prise de décision. Chacun fouillait dans ses souvenirs pour remonter à des années en arrière. Erreur ! En réalité, cette action nous semblait lointaine, parce qu’une fois prises, nous jetions nos décisions au rebus et nous passions d’emblée à autre chose, répétant ainsi le même processus défectueux ayant conduit aux mêmes résultats désastreux. Ce fut la première leçon apprise de Kasparov.
C’est ainsi, qu’à mes clients en coaching joueurs d’échecs, je propose des parties, pour pouvoir ensuite analyser avec eux les séquences déployées. Cela nous permet, bien vite, de discerner leur capacité de décision.
Ne pas changer une stratégie qui marche par quelque chose qui convient à l’adversaire
Son jeu interminable qui le consacra champion du monde, lui permit de comprendre son propre jeu. Cette épreuve lui révéla non seulement ses propres faiblesses, mais aussi l’importance de les découvrir. Dans ce tournoi, son adversaire Karpov qui avait pris l‘avantage sur lui en imposant une agressivité typique de son jeu, changea de stratégie en cours de partie pour devenir plus prudent. Cette volte-face le perdit et lui permit, à lui Kasparov, de gagner le titre de champion du monde pour la première fois.
« Leçon : Quand on a établi une stratégie et qu’elle fonctionne, il ne faut pas la changer pour quelque chose qui convient à l’adversaire
Ce fut la deuxième leçon apprise de Kasparov.
En Juin 2021, le Pastef mit le pouvoir à genoux en occupant la rue. Au lieu de consolider son avantage, et maintenir cette attitude de victoire à tout prix qu’il avait toujours montrée, il changea de stratégie. Il écouta les chefs religieux et permit au pouvoir de revenir dans la partie. Macky fera un discours de circonstance, affirmera avoir compris la jeunesse et ... achètera des chars équipés de drones distributeurs de gaz lacrymogènes.
Tel Karpov, le Pastef devra apprendre de ses erreurs.
Je vois seulement le coup d’après, mais c’est toujours le bon coup
La troisième leçon relève d’une interrogation très actuelle à l’heure de l’intelligence artificielle.
Comparer « l’intelligence » de la machine qui réside en grande partie dans le calcul et celle de l’homme qui provient du sens.
Kasparov livra deux matchs [1] contre Deep Blue [2], une machine fabriquée par IBM. Kasparov remporta la première manche en 1996 [3].
Et en 1997, lors de l’édition revanche, la machine Deeper Blue remporta la victoire sur Kasparov [4].
Nous étions tous curieux de savoir les raisons de la défaite de Kasparov. Était-ce la puissance de calcul de la machine ou le « génie » d’une intelligence artificielle embarquée dans Deeper Blue ?
Kasparov était convaincu que certains coups effectués par Deeper Blue étaient l'œuvre d'un grand maitre humain. [5]
La question qu’on lui posa fut de savoir combien de coups d’avance il entrevoyait avant de déplacer un pion. L’arbre de décision augmente de façon géométrique et imaginer cinq coups d’avance équivalait à des millions de positions possibles. Je pensais que c’est dans ce domaine que la machine avait l’avantage sur lui.
Il nous étonna en nous expliquant que la puissance de calcul, la projection des coups à l’avance n’était pas ce qui créait un champion de jeu d’échecs. Selon lui, un ordinateur peut prendre en compte des milliers de coups à la seconde, mais ne saurait pas distinguer pourquoi un coup serait meilleur qu’un autre. Cette capacité d’évaluation échoit beaucoup plus à l’homme qu’à l’ordinateur.
Voir loin ne sert pas si vous ne comprenez pas ce que vous regardez.
Comme dirait J. R. Capablanca [6] : « Je vois seulement le coup d’après, mais c’est toujours le bon coup ». Telle fut la troisième leçon du maitre.
Analyser les combinaisons possibles pour atteindre la finale de la CAN, c’est bien, mais cela ne sert pas à grand-chose si on ne comprend pas qu’il faut remporter le prochain match (le coup d’après). En l’occurrence, battre la Gambie lundi prochain (le bon coup).
Allez les Lions !
Dr Tidiane Sow est coach en communication politique.
Notes :
[1] 2 matchs dont chacun comportait 6 parties d’échecs
[2] IBM est familièrement appelé « Big Blue », le nom du supercalculateur a ensuite évolué en « Deep Blue » (Bleu profond) et « Deeper Blue » (Bleu plus profond) lors du match revanche
[3] Kasparov remporta le match contre Deep Blue par 4 à 2
[4]: Deeper Blue remporta le match contre Kasparov par 3,5 à 2,5
[5] Il s’avéra qu’il n’en fut rien. C’était un bogue dans le supercalculateur d’après les ingénieurs de IBM
[6] Jose Raul Capablanca : cubain, champion du monde d’échecs de 1921 à 1927
G. Kasparov et Dr Tidiane Sow, IBM software day, Johannesburg, May 2011