UN PEUPLE, UN BUZZ ET UNE FOIRE
L’adversité des années 60-70 aura raison finalement de la quête d’excellence de la République. A force de reculades, la République devient la foire d’empoigne où l’on vend en solde sa vertu et aux enchères sa mauvaise éducation
A partir de quel moment ce pays de brillants sujets s’est-il mis à croire qu’un président de la République et son Premier ministre doivent enseigner aux administrés à balayer les rues, en joignant l’acte à la parole, forçant le nouveau gratin du régime à poser en tenue d’éboueur, chacun près de sa brouette, pelle à la main ?
Lorsque la France consent à nous lâcher la bride, en 1960, nous avons l’un des chefs d’Etat les plus classes de la planète. Le modèle achevé de l’aristocrate que la mystique de la République habite, effrayant de culture, pétillant d’intelligence et éblouissant de savoir-vivre. Son lieutenant, le chef du gouvernement, est un ascète féru de spiritualité, un intellectuel pur jus obnubilé par sa mission : snober le sous-développement, affamer la pauvreté, assoiffer l’ignorance.
Le tandem est surréaliste… Le Sérère catholique issu d’une famille polygame qui ne s’entend qu’avec les chefs religieux musulmans, figures inédites de la féodalité ; et le Toucouleur musulman, fils de monogame, qui ne fait confiance qu’aux ecclésiastes gauchistes ; le gosse de riche et le moutard du policier.
Ces deux phénomènes ont toutefois un point commun : ce sont d’anciens sujets français qui ne tolèrent pas la médiocrité. La moindre des exigences, pour frayer avec ce régime, est alors d’avoir de la tenue et de l’instruction…
L’adversité des années soixante et soixante-dix aura raison finalement de la quête d’excellence de la République : les années de sècheresse mâtinées des troubles de la géopolitique mondiale vont éroder le standing de l’élite locale après que le tandem iconoclaste aura implosé le 17 décembre 1962. Et la barque va tanguer dans les tempêtes au point d’en perdre ses repères.
Les gens de peu sont en plein désarroi quand arrive sur la scène publique une nouvelle race de parvenus…
Des Sénégalais plus que bon teint, partis à l’aventure avec leurs seuls baluchons, et quelques compétences en abracadabra, et qui rentrent après de tumultueuses odyssées pour étaler leurs réussites inexplicables et leurs fortunes qui sentent le soufre…
Une garnison de rustres frustes qui se soignent : ces braves gens sont riches et tiennent à ce que ça se sache
Ils exhibent leurs deniers au nez des crève-la-faim, courtisent les griots et enrichissent les bijoutiers, subventionnent la contre-culture dont Sorano sera le temple et Médina Sabakh, la terre promise. Le Ramadan est la pause annuelle vertueuse ; le vendredi, leur jour de sainteté obligée où l’on compte les authentiques Sénégalais à l’entrée des mosquées dans lesquelles il faut se faire remarquer ; et la lutte, le rendez-vous dominical du gratin vernaculaire.
Leurs pantalons sont bouffants, leurs broderies de boubous damasquinées ; ils ont les épousailles fantasques, les baptêmes tonitruants et les funérailles psychédéliques. Comme si ça ne suffisait pas, leurs marabouts deviennent iconiques, leurs superstitions sont une religion, leurs mythes, des vérités historiques et leurs croyances font forces de lois.
Un député sénégalais, Mamadou Fall «Puritain», du haut de la tribune de l’Assemblée nationale, prêche dans le désert quand il dénonce dans ces années-là, «ceux qui se mettent à piailler jusqu’à quatre heures du matin pendant que les gens dorment !».
Personne ne le prend au sérieux…
Ces Sénégalais du second type vont s’enhardir et disséminer leurs tares à tous les étages de la République, en tirant l’élite par le bas pour poser en maîtres du pays. Ils prennent d’assaut les quartiers chics, envahissent le monde des ragots et s’arment de légions de laudateurs. Pour parler comme en 2024, ils sont le buzz.
Ça étale son sans-gêne de nouveau riche et porte l’arrogance comme gage de citoyenneté : ça pense la démocratie à hauteur de son inculture et retaille le Sénégal en un ghetto où triomphent l’ordinaire fainéantise, l’insatiable cupidité et la bestiale concupiscence.
Le legs de cette engeance se résume à des faillites retentissantes, des demeures délabrées et des héritiers sans âme.
Pour couronner le tout, ils nous inventent une nouvelle institution, le secteur informel, garant de la débrouille nationale, laquelle installe au rang de valeurs absolues la fourberie, le désordre et la saleté…
Senghor les tolère, Diouf les reconnaît et Wade les institutionnalise.
A force de reculades, la République devient la foire d’empoigne où l’on vend en solde sa vertu et aux enchères sa mauvaise éducation. Parler français est une ignominie, savoir se tenir, une tare.
Pour mon plus grand malheur, dans ma jeunesse tourmentée, lorsque je croise de brillants esprits qui me parlent comme à un égal, l’un d’eux me transmet son regard implacable sur cette faune bigarrée aux airs conquérants et aux certitudes déjà définitives. Il n’arrive pas à les envier, et les plaint même, malgré leurs efforts monstrueux pour susciter la déférence, la convoitise, la jalousie… Son verdict péremptoire me marque à jamais : «Ils mangent trop gras, boivent trop sucré et, en plus, baisent de la mauvaise fesse !»