CES « NOUVEAUX AGITATEURS DE CONSCIENCE »
Ils constituent les nouveaux visages de la littérature sénégalaise : Ndongo Samba Sylla et Felwine Sarr refusent de «faire et de réfléchir» comme tout le monde, et tentent de questionner des concepts comme la démocratie et le développement
Ils constituent les nouveaux visages de la littérature sénégalaise : Ndongo Samba Sylla et Felwine Sarr refusent de «faire et de réfléchir» comme tout le monde, et tentent de questionner des concepts comme la démocratie et le développement.
Le décès dimanche dernier, du pharaon de la pensée Samir Amin constitue, sans aucun doute, une perte immense pour tous les altermondialistes qui combattent la pensée néolibérale. Cependant, l’économiste iconoclaste franco-égyptien qui était le directeur du Forum du Tiers Monde peut compter sur des auteurs comme Ndongo Samba Sylla et Felwine Sarr, pour continuer à battre en brèche les idées préconçues de la pensée libérale et des concepts comme la démocratie et le développement.
NDONGO SAMBA SYLLA : «LA DÉMOCRATIE CONTRE LA RÉPUBLIQUE»
Chercheur à la fondation Rosa Luxembourg, l’économiste Ndongo Samba Sylla, plusieurs fois champion du monde de scrabble, est un penseur qui questionne les concepts de démocratie. Dans son dernier ouvrage «La démocratie contre la République», il s’intéresse aux impacts que peuvent avoir les institutions politiques sur les transformations économiques, à long terme, sur le développement. L’ancien pensionnaire du Prytanée-militaire de Saint-Louis n’a jamais été convaincu par l’idée selon laquelle, la démocratie crée le développement, et l’Occident est le berceau de la démocratie. «Comment peut-on dire que ces pays sont des démocraties alors qu’ils violent délibérément la souveraineté des autres pays et qu’ils ne laissent pas libre court au libre jeu démocratique de nos pays », s’interroge Ndongo Samba Sylla.
Titulaire d’une maîtrise en sociologie et d’un doctorat en économie, il soutient que «l’acception contemporaine de la démocratie n’est pas convaincante. Et en creusant à travers l’histoire, je me suis rendu compte que ce qui marque l’identité de la pensée politique occidentale, c’est la haine de la démocratie. Parce que je n’ai pas vu d’auteurs majeurs de la tradition occidentale dire que la démocratie est une bonne chose et il faudrait la recommander. Au départ, la démocratie est une insulte créée par les aristocrates. Elle est constituée de deux mots : «démos» et «cratos». Le premier ne signifie pas peuple, mais citoyens pauvres, c’est-àdire ceux qui n’ont ni la richesse ni le savoir, et le second n’est pas le gouvernement, mais la puissance brutale. Et c’est un concept qui a été utilisé pour fustiger les régimes politiques où les pauvres avaient une certaine puissance politique», soutient Dr Sylla. Reprenant le philosophe Aristote, l’écrivain pense que «c’est le pire de tous les régimes politiques et s’il y a quelque chose qui est une caractéristique fondamentale de la pensée politique occidentale, c’est la haine de la démocratie. Et dans la constitution américaine, il n’y pas le mot démocratie, ce qui n’est pas une surprise. Et au moment de la révolution française, personne ne parlait de la démocratie sauf pour l’associer à la terreur».
Le chercheur pense en outre que «les élections n’expriment pas la volonté majoritaire». C’est pourquoi, il préconise l’utilisation du bulletin blanc. «Avec le bulletin blanc, on pourrait dire que si on n’atteint pas un taux par exemple de 50%, les élections seront caduques. Ceux qui votent blanc seraient considérés séparément et cela permettrait aux élus de savoir qu’ils sont élus sur la base d’une onction populaire très forte», déclare Dr Sylla qui indique que «l’élection vient du même mot que élite. Et qui dit élite, dit les dominants. Pendant plus de 2.000 ans, on a dit que l’élection est égale à oligarchie». Il estime que «ces régimes, on les appelait aristocraties électives ou oligarchies au 19 siècle. Ils ont dit qu’ils vont mettre des gens qui vont essayer un peu de contenter le peuple mais surtout de permettre l’accumulation de richesses de la part des plus nantis. L’élection est un moyen qui permet à ce système de se reproduire avec le consentement de la population». Ndongo Samba Sylla prépare un autre livre sur le franc CFA qu’il considère comme un frein pour le développement de l’Afrique.
FELWINE SARR : «AFROTOPIA»
«Felwine Sarr apporte ce que Hugo disait à propos de Baudelaire, un frisson nouveau car le texte de Felwine par son architecture, par ses référence et par son contenu, c’est une cassure décisive et une orientation nouvelle», témoignait le journaliste et écrivain Boubacar Boris Diop. Et le dernier livre de Felwine Sarr est loin de démentir ce constat de l’une des valeurs sûres de la littérature africaine. Economiste et enseignant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Felwine Sarr évoque dans «Afrotopia» une nouvelle réflexion sur l’Afrique. «On demande à l’Afrique de rattraper un retard, d’approfondir dans la démocratie et il me semble qu’il y a une panne dans une production autonome et endogène des métaphores de ces futurs», se questionne l’auteur «des méditations africaines».
D’après «l’étoile filante de la pensée africaine», selon le journaliste Boubacar Boris Diop, «pour que l’Afrique retrouve et redevienne cette lumière, elle doit se dire quel type de société elle a envie de mettre en œuvre, quel est son projet et quels types d’individus et quel type d’équilibre entre les différents ordres pour son humanité à elle». «Afrotopia est une utopie active, une tentative de réfléchir et de se projeter et donner du sens à une aventure humaine sociétale qui remet l’homme au cœur de son projet». Pour le directeur de l’UFR Civilisations, Religions Arts et communications (CRAC) de l’UGB, «il y a des injonctions civilisationnelles, des concepts de mondialité, de développement et de rattrapage. Et forcément, ces catégories ne sont pas celles qui guident l’action. Pour cela, il y a un travail de déconceptualisation et de reconceptualisation à faire et à dire que les possibles sont ouverts».
Par ailleurs, l’économiste pense que «les crises économiques et écologiques que nous vivons dans le monde sont des crises de sens, des crises de civilisations matérielles et rationalistes qui ne savent plus où donner la tête et qui sont en panne de production de finalité universalisable. L’Afrique a été pendant plusieurs siècles l’objet de la projection des fantasmes des autres et il est temps qu’elle soit là et fasse l’expérience pleine de sa présence au monde», dit-il avant d’ajouter : «nous Africains refusons d’être à la remorque des grandes modes ou des grandes injonctions venues de l’extérieur. Le continent est quand même celui qui a la plus longue histoire ! Il est assez adulte pour savoir ce qu’il veut pour lui-même et ce qu’il souhaite devenir».