LA CREI SOUS INFLUENCE POLITIQUE
EXCLUSIF SENEPLUS - L'absence de recours était une faille manifeste - Je n’ai jamais dit que ceux qui ont été poursuivis étaient innocents - Il faut rendre immortelles les actions de prévarication - ENTRETIEN AVEC ABDOUL MBAYE
Cette interview d’Abdoul Mbaye portant sur la CREI, toujours en pleine actualité, revêt une importance majeure pour trois raisons :
- D’une part, Abdoul Mbaye était Premier Ministre au moment où la traque des biens mal acquis a été lancée.
- D’autre part, Abdoul Mbaye est issu d’une famille dont le père, feu le juge Kéba Mbaye, marqua de son empreinte la justice sénégalaise avec son exigence d’éthique. Ce dernier rappelait souvent l’importance de plus d’éthique et de plus de développement dans l’action politique. Ce n’est pas la politique politicienne qui développe un pays, ajoutait-il.
- Enfin, tandis que des agents publics, hauts-fonctionnaires et ministres se font épingler par les rapports de l’OFNAC, de l’IGE et de la Cour des comptes, l’avis d’Abdoul Mbaye, pour ma part, est essentiel sur les stratégies de lutte contre la corruption. Les questions ont été posées sans concession et les réponses, par conséquent, me semble-t-il, ont été directes.
Cette interview se présente en deux parties : l’une qui se penche sur la période d’Abdoul Mbaye en sa qualité de Premier ministre ; l’autre qui s’intéresse à la pensée d’Abdoul Mbaye indifféremment de sa fonction de Premier ministre. La distinction entre ces deux périodes, entre le Premier ministre qu’il fût et l’opposant qu’il est devenu, permettra au lectorat d’apprécier la constance ou pas de l’ancien Premier ministre sur la CREI.
Cette interview inédite est suivie de mon édito : « La mise en débat de la CREI ». Depuis quelques années, j’ai un regard critique sur cette juridiction d’exception. Je l’ai dénommée « Léviathan judiciaire ». La confrontation des idées, tout particulièrement en démocratie, dans le respect du contexte sénégalais et des personnes, ne pourra qu’enrichir le débat sur la lutte contre la corruption. D’autant plus que les éléments de convergence sont loin d’être négligeables entre les défenseurs et les accusateurs de la CREI.
Interview : Première partie : Abdoul Mbaye, Premier ministre :
Quel rôle avez-vous joué dans la réactivation de la CREI ? Comment les tâches étaient-elles réparties entre Aminata Touré (à qui la paternité de la lutte contre l’enrichissement illicite est attribuée) et vous ?
Abdoul Mbaye : Selon moi, la CREI devait être un recours ultime, et à ce titre ne devait pas disparaître. Pour moi l’objectif principal était de récupérer le maximum de l’argent volé selon la démarche suivante :
• Enquêtes approfondies conduites sous l’égide d’un « board » constitué sous ma présidence avec présence des ministres concernés, de représentants de la société civile et d’experts (avocats spécialisés, président de l’ordre des experts comptables) aussi les chefs de tous les corps de contrôle de l’Etat.
• Appel à un cabinet international spécialisé dans la recherche d’informations financières (Kroll international consulté avait fait des propositions acceptées).
• Négociation avec le concerné sur la base des informations disponibles lui prouvant qu’il se trouve « à découvert ».
• En cas de refus de rendre le maximum des valeurs identifiées comme volées, recours à la douane (on oublie souvent les sanctions prévues par la réglementation des changes avec des amendes pouvant aller jusqu’à 5 fois les montants sortis ou détenus à l’étranger sans autorisation) et à l’administration fiscale avant la CREI. Cette démarche avait fait l’objet d’échanges avec des experts de la Banque mondiale conviés. Ils avaient confirmé qu’elle répondait davantage au souci d’efficacité consistant à récupérer des sommes importantes qui auraient été détournées. Cette démarche a finalement été rejetée, toute responsabilité dans le recouvrement des biens mal acquis m’a également été niée. Cela préparait le traitement politique de la question. C’est ce qui explique ma décision de totale non-implication dans ces dossiers.
N’avez-vous jamais eu de doutes sur le caractère politique de la traque des biens mal acquis ?
La CREI n’a finalement répondu qu’à une logique politique. Voir ci-dessus. La seule fois où j’ai soutenu le Ministre de la justice, c’est lorsque l’opposition en crainte « globale » a choisi de me viser comme bouc émissaire avec cette motion de censure portant sur les soi-disant milliards de Habré. Le Gouvernement est un organe collégial. Par principe, ce soutien était nécessaire dans une démarche où, contre la nouvelle opposition, il me fallait prouver que les voleurs c’étaient eux. Nous étions d’ailleurs au début de la liste et des actions de poursuite, et je ne pouvais imaginer que celles engagées seraient à ce point sélectives.
N’avez-vous jamais vu les imperfections de la CREI telles que l’absence de recours ?
L’absence de recours était une réalité. Bien entendu que cette faille était manifeste. D’où une démarche proposée au Chef de l’Etat visant à éviter la CREI comme je viens de vous le souligner. Mais cependant le refus d’être associé à une démarche politisée de lutte contre les biens mal acquis suffisait sans que je ne me mette à contester l’existence même de la CREI. Cela n’aurait pas eu de sens politique et même éthique. Je n ‘ai en effet jamais partagé l’idée selon laquelle : à défaut de les poursuivre tous, ne poursuivons personne. Je n’ai jamais dit que ceux qui ont été poursuivis étaient innocents. Je dis plutôt que la vraie justice doit être impartiale en sus de sévir contre des présumés coupables dument identifiés. Toute notre justice est d’ailleurs concernée.
Avez-vous eu une pensée pour Karim Wade lorsqu’il fut arrêté ? Notamment en pensant aux paroles de Me Abdoulaye Wade lors de la cérémonie d’hommage à votre père où le Président avait déclaré à votre endroit que vous étiez son enfant.
Je dis aussi que A. Wade est mon père, et cela est sincère en moi. Mais j’ajoute toujours : « même si nous n’avons pas la même conception de la gouvernance de la chose publique ». Pour le reste, ceux qui me connaissent savent que même si mon frère de sang avait agi comme certains, s’enrichissant au détriment du peuple, j’aurais demandé des poursuites contre lui. Où pensez-vous que l’attitude d’un gouvernant chargé d’appliquer la justice devrait d’abord être guidé par le lien familial ? La seule ligne de défense que j’ai trouvée à ce jour en faveur de ceux choisis pour être poursuivis avec l’objectif de les faire entrer au sein de la majorité ou tuer leur influence politique : la justice inégale est injustice. Cela dit, au-delà de cette concession, les criminels en col blanc doivent tous être poursuivis. J’ai d’ailleurs soutenu le candidat Macky Sall en partie à cause de cette partie de son programme. Je n’ai pas fait un choix de famille.
Deuxième partie : Abdoul Mbaye au-delà de la primature
Quelle est l’influence de votre père dans votre position de maintenir la CREI ? Pensez-vous que la CREI n’est-elle pas une sorte de consécration indirecte de son concept de droit au développement ? Comment aurait réagi votre père sur la réactivation de la CREI ? Sa position n’aurait-elle pas été mitigée ? A la fois une nécessité pour l’éthique politique mais des questionnements autour du respect des droits de l’homme (il ne récusait par l’universalisme des droits de l’homme) qui, malgré leurs générations, sont indivisibles et interdépendants (Art.6 2 de la Déclaration sur le droit au développement des Nations unies du 4/12/1986).
Il n’est un mystère pour personne que mon père était contre la CREI. Parce qu’il était contre le principe des juridictions d’exception. Je pense qu’il pressentait également son usage à des fins politiques. Cependant, il n’a jamais été pour le vol des ressources publiques. Cela le révulsait au plus haut point (voir sa leçon inaugurale à l’UCAD sur l’Ethique au Sénégal). Je suis personnellement pour le maintien-réaménagement (ajout du recours) de la CREI (plutôt cela que rien comme le souhaitent certains). Une autre solution pourrait être la désignation dans le dispositif « normal » de procureurs spécialisés dans la lutte contre la corruption, comme ailleurs des procureurs sont spécialisés dans la lutte anti-terroriste.
Pouvez-vous préciser en quoi le renversement de la charge de la preuve ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence (La France ne consacre pas l’infraction d’enrichissement illicite au regard de son incompatibilité avec la présomption d’innocence et pourtant des ministres et autres sont épinglés) ?
Que fait-on lorsque l’on prend quelqu’un avec une valise pleine d’argent dont il déclare être propriétaire et dont il est incapable de prouver l’origine ? Où est la preuve à rechercher ? S’agit-il du constat d’un argent mal acquis (et donc déjà une preuve) sauf précision de sa source, ou faut-il la preuve de sa source précise par le poursuivant ? Savez-vous qu’une valise contenant des produits de contrebande au-dessus de votre tête dans un train, même si elle ne vous appartient pas, vous fait coupable de contrebande ? Le grand tort que fait la corruption au développement de l’Afrique, les milliers de morts par la faim, les morts évitables par un minimum de soins de santé, etc. appellent de toutes façons des mesures particulières pour lutter contre. Une comptabilité mal établie, non équilibrée, conduisant à des pertes pour l’actionnaire et un enrichissement du comptable aboutit à de l’abus de biens sociaux. La logique de la CREI est une logique de « comptabilité individualisée ». Elle ne me dérange pas. N’oublions pas non plus que la décision finale en matière de justice est également affaire d’intime conviction de jurés ou de juges. Dans le cas d’enrichissement illicite, vous semblez retenir avec cette fiction d’inversion de charge de la preuve que le silence du prévenu le protégerait, car il adopterait l’attitude suivante : « il y a certes différence entre mes revenus et mon patrimoine mais je me tais et à vous de prouver que la différence est de l’argent mal acquis ». A quoi servirait alors tous les dispositifs de déclaration de patrimoine à travers le monde ?
Ne pensez-vous pas que l’affaire de Karim Wade a discrédité à tout jamais la CREI ? Et qu’il faudrait penser à d’autres pistes pour poursuivre le même objectif tout en tirant les leçons de dysfonctionnement de cette juridiction d’exception ?
Que faites-vous des autres manipulations de la justice ? Faut-il à chaque fois supprimer la cour concernée ou réformer et se battre pour corriger des imperfections. Moins d’ailleurs pour ne pas punir des innocents, c’est plutôt un combat pour que personne ne puisse passer au travers des mailles du filet.
Tous les cas de corruption cités par l’OFNAC, la Cour des comptes et l’IGE, ne peuvent-ils pas recevoir un autre traitement judiciaire en dehors de la CREI ? C’est-à-dire l’intervention de juridictions répressives ordinaires.
Mais c’est bien le cas ! Plusieurs des dossiers sont chez le Procureur de la République qui refuse de poursuivre parce qu’il s’agit de responsables politiques de la majorité. Le problème n’est pas dans la juridiction traitante. Il est dans le traitement politique des dossiers.
L’identification du patrimoine ne pose-t-il pas problème dans le cadre de la CREI ? A l’exemple de Karim Wade – pour établir l’enrichissement, peut-on attribuer toutes sortes de biens sans preuves tangibles ? N’est-ce pas là le danger de la CREI et du renversement de la preuve appliquée semble-t-il aussi à l’identification de la richesse supposée ?
La possibilité d’un recours permet d’éviter ce genre de choses. Mais là encore, en Cour d’appel, un jugement récent me condamne en précisant que je reconnais avoir acquis une villa à Fann Résidence. Cela est complètement faux. Parmi 6 autres mensonges, l’objectif est, dans le cadre d’une procédure de divorce, de me condamner au pénal pour me priver de mes droits civiques et me rendre non-électeur et non éligible. La réponse n’est certainement pas dans la suppression des Cours d’appel !!
Après avoir déclaré « l’origine de l’argent du politicien est très rarement licite », avez-vous pris les mêmes précautions concernant Habré ?
Oui. En interrogeant directement mon collègue du groupe BIAO à Niamey. Je connais de manière très précise l’origine de cet argent (250 millions FCFA dans la banque que je dirigeais).
Quelles actions envisagez-vous dans le cadre de votre parti pour sensibiliser et éduquer sur l’éthique le Sénégalais dès lors que vous constatez une « débauche de comportements et d’attitudes » les concernant ?
Par le discours politique faisant le lien entre ces attitudes et leur souffrance.
Comment jugez-vous les propos de Cissé Lô qui plaide pour la suppression de la CREI au motif que tous les sénégalais devraient rendre compte devant cette juridiction ?
Il existe un projet de suppression de la CREI visant à empêcher que des suspects puissent être sanctionnés un jour. Tel est le projet : supprimer l’arme dissuasive que constitue la CREI, ne pas avoir de comptes à rendre, et ainsi poursuivre leur action de rapine au détriment des Sénégalais.
Comment renforcer le journalisme d’investigation au Sénégal dans le cadre de la lutte contre l’enrichissement illicite ?
Voilà un beau projet auquel j’appelais récemment lors de la dédicace du livre de Pape Alé Niang consacré à un dossier de l’OFNAC demeuré sans suite. A défaut de pouvoir être jugé (par la CREI ou d’autres juridictions), il faut rendre immortelles les actions de prévarication. Sur le long terme le peuple et l’histoire doivent juger ce type de criminels. Les livres sur les héros sont foison ; il en faut aussi sur les criminels. Qu’au moins cette sanction existe à défaut de celle administrative et pénale ! Elle pourrait être utile parce que dissuasive. Aider les journalistes d’investigation ? Il faudrait que cela vienne de non politiques pour des raisons évidentes d’impartialité. La publication régulière des rapports de corps de contrôle indépendants reste toutefois les meilleurs ouvrages à rendre publics. Mais d’abord aux gouvernants et à la justice de jouer leurs rôles. Notre problème en Afrique est celui du mal fonctionnement de nos institutions.