LA PART D'OMBRE DE SENGHOR
En 1963, Mamadou Dia et quatre de ses ministres, dont le charismatique Valdiodio N’Diaye, étaient sévèrement sanctionnés pour avoir défendu une autre vision de la décolonisation. Un acharnement qui révèle une facette méconnue du président-poète
C’est l’histoire d’un coup d’État qui n’a jamais dit son nom mais qui aura modifié en profondeur la destinée du Sénégal post-indépendance. Le 18 décembre 1962, alors qu’une crise institutionnelle oppose le président de la République, Léopold Sédar Senghor, au président du Conseil (ancienne désignation du Premier ministre), Mamadou Dia, ce dernier et quatre de ses ministres sont arrêtés par l’armée. En mai 1963, ils seront lourdement condamnés à l’occasion d’un véritable « procès de Moscou ».
Depuis plus de 20 ans, la réalisatrice Amina N’Diaye Leclerc, fille de l’ancien ministre Valdiodio N’Diaye, qui fut au cœur de l’affaire, creuse ce sillon méconnu de l’histoire sénégalaise contemporaine. Une tragédie politique qui a été gommée des livres d’histoire et des archives tant elle écorne le mythe du Senghor poète et humaniste, chantre de la négritude. « Il reste très peu de films et de photos sur Valdiodio N’Diaye et Mamadou Dia, alors qu’ils étaient filmés régulièrement par les Actualités sénégalaises. On a voulu les effacer de l’histoire officielle », résume Amina N’Diaye Leclerc.
Après un premier film en 2000, Valdiodio N’Diaye, l’indépendance du Sénégal (52’), celle qui n’était encore qu’une enfant lorsque la vie de sa famille a basculé prolonge aujourd’hui ce travail de mémoire dans Valdiodio N’Diaye, un procès pour l’histoire (90’), qui a été projeté en juillet lors du Festival de Cannes, dans le cadre du marché du film, et sera prochainement diffusé sur TV5 Monde. Citant de nombreux témoins de l’époque, elle y détaille le conflit qui opposa, au sommet de l’État sénégalais, deux conceptions antagonistes de la décolonisation.
De Gaulle humilié
L’histoire commence le 26 août 1958, dix-huit mois avant l’indépendance du Sénégal. Arrivé de Conakry, De Gaulle, alors président du Conseil sous la présidence de René Coty, est en visite à Dakar pour préparer les esprits au référendum prévu un mois plus tard – qui marquera l’acte de naissance de la Ve République. Le général propose aux colonies françaises d’Afrique d’adhérer au projet de « Communauté » qui entérinerait leur statut d’État tout en perpétuant leur allégeance à la France à travers différents domaines partagés.
En Guinée, la veille, De Gaulle a essuyé un camouflet de la part du président Sékou Touré, bien décidé à décliner l’offre française. « Plutôt la liberté dans la pauvreté que la richesse dans l’esclavage », lance-t-il devant un De Gaulle humilié. À Dakar aussi, l’accueil qui lui est réservé tourne à l’affront. Alors que Senghor est en villégiature en Normandie et que Mamadou Dia reçoit des soins médicaux en Suisse, c’est Valdiodio N’Diaye, alors ministre de l’Intérieur, qui reçoit le général. Sur la place Protet (l’actuelle place de l’Indépendance), le Sénégalais tient un discours énergique où perce l’ambition d’un pays réellement affranchi de la tutelle française. Devant une foule exaltée, le général encaisse le coup. Mais Valdiodio N’Diaye vient d’entrer en disgrâce, même si le « oui » l’emportera à 97,6 %.
Motion de censure
Le 4 avril 1960, le Sénégal accède à l’indépendance. Et le duo Mamadou Dia-Valdiodio N’Diaye affiche des velléités d’émancipation qui contrarient de puissants acteurs. Comme le résume dans le film le Français Roland Colin, directeur de cabinet puis conseiller personnel de Mamadou Dia de 1958 à 1962, leur souverainisme affirmé et les affinités de ce dernier avec le bloc socialiste « heurtaient les intérêts de trois groupes principaux ». En l’occurrence, les marabouts, certains cadres politiques prêts à toutes les compromissions pour sauvegarder leur influence ainsi que les intérêts économiques français, alors promus par la Chambre de commerce de Dakar.