LES INCONGRUITÉS DU SYSTÈME
Avec 3,9 millions de francs CFA mensuels, les ministres touchent moins que les directeurs généraux qu'ils sont censés superviser. De quoi pousser certains hauts fonctionnaires à préférer la direction d'une agence à un poste ministériel
Alors même qu'ils sont censés être les patrons des directeurs généraux, les ministres gagnent moins que les directeurs des structures relevant de la catégorie 1 et se retrouvent parfois à la merci des Dage pour faire face aux fins du mois difficiles et aux nombreuses sollicitations.
C'est un sujet qui revient périodiquement, toujours avec son lot d'incongruités. Dans une sortie sur Radio Sénégal international, hier, le ministre du Travail, de l'Emploi et des Relations avec les institutions, Abass Fall, est revenu sur ce que gagne un ministre de la République au Sénégal. Pour lui, c'est parce que les Sénégalais ne savent pas qu'ils les chargent tout le temps. “Est-ce que les Sénégalais savent ce que gagnent les ministres ? Je pense que s'ils le savaient ils vont les plaindre et non les charger”, assène-t-il, alors qu'il parlait de tout à fait autre chose, en l'occurrence des cotisations qu'ils sont appelés à faire pour la construction du siège de leur parti Pastef.
Mais combien gagne donc un ministre de la République ? Selon Abass Fall, le salaire du ministre au Sénégal est de 2,900 millions F CFA. “Si vous y ajoutez l'indemnité de logement, ça fait 3,900 millions. Il y a des ministres dont les voitures sont en panne, à commencer par moi. Les gens sont en train de faire beaucoup d'efforts et les Sénégalais...”, soutient le ministre chargé du Travail. Est-ce une invite à la revalorisation desdites rémunérations ? Les ministres sont-ils insuffisamment payés par rapport à toutes les charges qui pèsent sur leurs épaules ? La question est à nouveau agitée avec cette sortie du nouveau ministre.
D'abord, il faut préciser que ces montants dont semble se plaindre Abass Fall ne datent pas d'aujourd'hui. Sous Macky Sall également, les ministres percevaient le même salaire. Cet ancien ministre confirme : “Ils viennent peut-être de se rendre compte qu'ils sont nombreux à s'appauvrir en rejoignant un gouvernement. Beaucoup le faisaient par patriotisme, surtout pas pour des privilèges financiers. C'est aussi valable pour certains directeurs généraux. Maintenant, une fois que l'on choisit d'être, je pense qu'il est un peu mal venu de se plaindre. Il faut gérer, comme on dit”, lance-t-il narquois.
Ministre Abass Fall : “Si les Sénégalais savaient ce que gagne un ministre...”
Cela dit, ce débat soulevé à nouveau par le ministre Abass Fall met à nu certaines incongruités. En effet, au moment où les ministres sont cantonnés à 3,900 millions pour la plupart, certains directeurs généraux et directeurs perçoivent au moins cinq millions F CFA, compte non tenu de certaines primes qui leur sont octroyées chaque année.
En effet, il résulte du décret 2012-1314 que la rémunération des directeurs généraux, directeurs, présidents et membres des conseils de surveillance, est fixée selon la catégorie à laquelle ils appartiennent. Aux termes de ce décret, à son article 1er, les agences d'exécution et structures assimilées sont classées en quatre catégories. Ces catégories, selon l'article 2 du même texte, sont déterminées en fonction de trois critères : le budget, le positionnement stratégique et l'effectif.
Ainsi, tous les directeurs généraux et directeurs d'agence relevant de la première catégorie perçoivent cinq millions de francs CFA, compte non tenu des primes. Même les directeurs des agences de catégories perçoivent plus que les ministres, soit quatre millions, selon le décret.
Pour leur part, les directeurs des agences et structures assimilées de la 3e et 4e catégorie perçoivent respectivement trois et deux millions de francs CFA.
Ce montant est constitué du salaire de base, de l'indemnité de fonction et de l'indemnité de logement. Il faut noter que depuis 2021, les directeurs n'ont plus droit à un véhicule de fonction et cela est compensé par des indemnités de transport. En sus de cette rémunération, il est prévu une indemnité différentielle accordée à certains DG, sur la base de leur ancienneté et des performances de l'agence. L'article 8 du décret de 202 prévoyait également une prime annuelle de rendement accordée pour le DG. Ladite prime est plafonnée à 35 % du salaire de base annuel. Son attribution est, toutefois, fonction de la réalisation des performances assignées à l'agence.
Certains préfèrent être des directeurs dans certaines structures plutôt que d'être ministres
Pour justifier ces niveaux de rémunération, il a souvent été évoqué le niveau de responsabilités de certains agents dans les agences d'exécution. Par exemple, pour l'Agence chargée de la régulation des télécommunications et des postes (ARTP), on a souvent parlé de l'importance des acteurs dans ce secteur névralgique. Face à la puissance des entreprises de télécommunications, il y avait nécessité à accorder au DG un traitement important pour ne pas l'exposer à la corruption. “Certains DG font entrer beaucoup d'argent dans les caisses de l'État. C'est donc compréhensible que l'État les mette dans les conditions d'exercer sereinement et de façon efficace leur mission. Mais cela ne suffit pas, à mon avis, pour lutter contre la corruption. Quelqu'un peut gagner 300 000 et être incorruptible. On peut avoir dix millions comme salaire et être corruptible”, constate cependant cet ancien ministre de Macky Sall.
Quid alors du ministre qui, statutairement, est le supérieur hiérarchique du DG et qui, dans certains cas également, est appelé à gérer des budgets de plusieurs milliards de francs CFA ? N'y a-t-il pas lieu d'harmoniser un peu plus ces traitements ?
Une chose est sûre : au Sénégal, certains préfèrent, de loin, être directeurs généraux dans certaines structures plutôt que d'être ministres. Parmi ces directions qui font plus courir que certains ministères, il y a le Port autonome de Dakar, la Senelec, l'Agence de régulation des télécommunications et des postes...
“Je connais un ministre qui, après son limogeage par Macky Sall, a retrouvé un poste dans le système des Nations Unies. Il gagnait presque cinq fois ce qu'il gagnait en tant que ministre. Les gens s'appauvrissent, en vérité, en acceptant d'être ministres. Je parle des fonctionnaires internationaux qui abandonnent tout pour venir occuper une fonction ministérielle, pas des politiciens qui n'ont souvent pas de compétences particulières”, témoigne un de nos interlocuteurs. C'est souvent le cas de ces nombreux Sénégalais qui quittent leurs postes dans des multinationales pour venir servir dans le public.
Le suivi et le contrôle des directions par les ministres en question
Récemment, à Diamniadio, lors de la Conférence des administrateurs et managers publics, le vérificateur général revenait sur des faits et pratiques qui réduisent l'efficacité et l'effectivité du contrôle et du suivi que doit effectuer la tutelle. Il évoquait, dans ce cadre, le fait que certaines directions prêtent à leurs ministères tantôt des personnels tantôt des véhicules. “La réalité est parfois aux antipodes de ce que certains peuvent croire, quand ils ne sont pas aux affaires. Certains ministres sont à la merci même de leurs Dage. J'en connais aussi des ministres qui étaient souvent dépannés par le président”, rapporte la même source.
Diomaye et Sonko dépannent-ils leurs hommes et avec quels sous ? C'est en tout cas des défis auxquels vont faire face les chantres du ‘’Jub, Jubal, Jubanti’’.
Il y a quelques années, lors des Concertations nationales sur la modernisation de l'Administration, le président Macky Sall avait d'ailleurs soulevé certaines disparités dans la rémunération des agents de l'État. Il disait, à propos de la masse salariale : “Je dois m'arrêter un peu pour faire part de mon étonnement devant les disparités entre les agences d'exécution et l'Administration centrale. Alors qu'il s'agit de la même caisse, du même argent public, des mêmes missions, même s'il est vrai que les agences ont été mises en place pour accélérer les procédures. Il y a des disparités qu'il urge de réguler.”