QUAND LA MACHINE ÉLECTORALE GRINCE
RAPPORT SENEPLUS D’ANALYSE PRÉ-ÉLECTORALE - Suspicions de politisation de l'administration, immixtion marquée de la justice dans la sphère partisane, entraves persistantes à certaines candidatures : de multiples facteurs exacerbent les antagonismes

Contexte et méthodologie
(EXCLUSIF SENEPLUS) - Le présent rapport d’analyse est le deuxième à être élaboré et le premier de cette année 2024, dans la perspective de l’élection présidentielle de février prochain qui a lieu au Sénégal, le premier rapport ayant été rédigé il y a près d’un mois (fin novembre 2023).
Depuis l’élaboration de ce premier document, certaines données contextuelles demeurent : la question de l’indépendance des acteurs du processus électoral (Direction générale des élections, CENA etc.), ainsi que celle de l’interprétation des dispositions du code électoral relatives à l’éligibilité par exemple. D’autres données sont apparues depuis la production du rapport précédent : au moins deux décisions de justice rendues par le Tribunal d’instance de Dakar et par la Cour suprême, l’entrée dans le jeu préélectoral de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui est l’organisme qui reçoit la caution (de 30 millions) déposée par les candidats, ainsi que l’investiture de certaines personnes comme candidats officiels de formatons ou de coalitions.
A près d’un mois et demi du scrutin, il s’agit d’évaluer la conjoncture socio-politique sénégalaise, en essayant d’y repérer les facteurs qui concourent à l’apaisement d’une situation préélectorale préoccupante et les facteurs qui, au contraire, contribuent à accroître la tension entre les acteurs.
Au-delà de cette analyse de la conjoncture actuelle, le lien sera établi, chaque fois que nécessaire, avec des éléments qui ont été soulignés dans le rapport précédent. Cette approche inscrite dans une forme de continuité est nécessaire, non seulement parce que des faits précédemment évoqués subsistent encore, mais parce qu’il a été souligné qu’il existe des racines institutionnelles ou des causes structurelles aux dysfonctionnements que le pays vit à l’heure actuelle.
Evaluation de la conjoncture socio-politique
Cette évaluation consiste, ainsi qu’il a été dit, en une identification d’éléments de détente et d’éléments de tension dans le contexte actuel.
Eléments de détente
On peut en trouver dans la libération récente d’une vingtaine de prisonniers, dont au moins trois sont des membres du parti « Pastef », dissous il y a quelques mois. Ces personnes étaient emprisonnées depuis près de dix mois, dans le cadre d’une vaste opération d’arrestations de dirigeants de ce parti politique.
Les décisions de relaxe ont été rendues par le tribunal correctionnel de Dakar, le 22 novembre et le 13 décembre 2023.
Il s’agit incontestablement d’un facteur de décrispation, des voix ayant régulièrement appelé à « libérer les prisonniers d’opinion » au Sénégal.
Deux circonstances doivent cependant amener à tempérer l’effet apaisant de ces verdicts judiciaires. D’une part, les personnes relaxées ne bénéficieront d’aucun mécanisme de réparation du préjudice qu’elles ont subi, alors même que l’activité professionnelle de certains d’entre eux a ainsi été arrêtée et, surtout, il reste encore beaucoup de personnes embastillées pour les mêmes raisons. Une amélioration notable de la situation ne découlera que de la libération d’un nombre important de prisonniers, et non d’un élargissement au compte-gouttes de ces personnes dont certaines ignorent toujours les véritables charges qui pèsent sur elles.
Eléments de tension
Il existe à l’heure actuelle, au moins trois données qui sont de nature à aggraver la tension préélectorale au Sénégal. Il s’agit :
- de l’incapacité à sortir de l’impasse en dépit des décisions de justice rendues ;
- du sentiment d’une implication systématique de l’Administration dans le jeu politique et électoral ;
- des interactions nocives entre l’agenda judiciaire et l’agenda politico-électoral.
Chacun de ces points doit être expliqué.
L’incapacité à sortir de l’impasse malgré les décisions de justice intervenues
La décision rendue par le Tribunal d’instance de Dakar, le 14 décembre dernier a, après le jugement du Tribunal de Ziguinchor du 12 octobre, décidé d’annuler la radiation de M. Ousmane Sonko, principal opposant, et d’ordonner sa réinscription sur les listes électorales, réinscription qui permet sa candidature à la présidentielle. Le Tribunal de Dakar avait été saisi sur renvoi par la Cour suprême qui, le 17 décembre, avait cassé le jugement du Tribunal de Ziguinchor.
Or, cette nouvelle décision n’a nullement éclairci la question de la participation du principal opposant. Non seulement l’Etat est resté mutique sur son intention d’exercer un recours – qui consisterait en un pourvoi de cassation -, mais, forts du caractère suspensif du jugement dernièrement rendu, les partisans de M. Sonko ont immédiatement cherché à recueillir des « fiches de parrainage » auprès de la Direction générale des élections – rattachée au ministère de l’Intérieur -, ce qui leur a été refusé, pour la deuxième fois.
En somme, et en dépit des décisions de justice intervenues, l’Administration refuse de délivrer des fiches de parrainages à M. Sonko.
A l’heure actuelle, et devant cette impasse presque totale, les yeux se tournent vers le Conseil constitutionnel, qui doit recevoir et apprécier les candidatures. L’espoir des partisans de M. Ousmane Sonko repose, semble-t-il, sur une jurisprudence passée du conseil, dans laquelle celui-ci avait entendu sanctionner l’incurie de l’Administration en ne faisant pas supporter à un candidat les errements commis par celle-ci. Il s’agit de la décision n°E/3/98 du 15 avril 1998.
C’est dans le courant du mois de janvier 2024 que ce verdict attendu devrait intervenir.
Le sentiment d’une implication systématique de l’Administration dans le jeu électoral et partisan
La situation s’est aggravée du fait de deux nouvelles données.
D’une part, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), censée recueillir la caution des candidats, a refusé de recevoir celle du candidat Sonko. Cela donne le sentiment qu’en plus de la bataille qu’il doit livrer sur le front judiciaire, l’opposant doit se battre contre une Administration qui fait également obstacle à sa candidature. Le sentiment qu’une Administration jusque-là réputée non partisane soit mêlée à des enjeux d’élections et de pouvoir contribue certainement à « charger » davantage le contentieux préélectoral.
Il faut y ajouter une information qui est loin d’être anecdotique ou seulement symbolique : c’est que les « portes » de la DGE comme celles de la CDC sont « restées fermées ». Autrement dit, les mandataires de M Sonko n’ont même pas été « reçus », aucun dialogue – au sens élémentaire d’échange de mots – n’a eu lieu. Cette fermeture est révélatrice de l’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui le « dialogue politique » au Sénégal.
Il faut mettre en relation cette posture de l’Administration avec les entraves rencontrées par un autre candidat, M. Khalifa Sall, dans une tournée qu’il a récemment effectuée dans le pays. Le 30 novembre, celui-ci mentionnait dans un communiqué des « entraves persistantes rencontrées par son cortège », du fait notamment des forces de la gendarmerie. Le 5 décembre, une déclaration de la même veine était enregistrée.
Ces événements, qui sont inquiétants à quelques jours de l’ouverture officielle de la campagne électorale, posent, à un autre niveau, la question de la neutralité de l’Administration sénégalaise dans un contexte préélectoral.
Le soupçon d’une instrumentalisation de la justice à travers les interactions entre l’agenda judiciaire et l’agenda politico- électoral :
Deux décisions judiciaires viennent alourdir le climat actuel.
L’une est la décision, rendue par la Cour suprême le 22 décembre dernier, qui rejette le pourvoi formé par l’actuel maire de Dakar dans une affaire pour laquelle il a été condamné à deux ans de prison dont six mois de prison ferme et une condamnation à payer 25 millions à la famille d’un jeune homme décédé dans les violences préélectorales de 2011. Cette sentence pourrait entraîner la déchéance du mandat de député que le maire de Dakar, Barthélémy Dias, détient actuellement.
Une telle déchéance ne devrait en principe intervenir que suite à une demande faite par le Garde des Sceaux ; or, on sait que l’actuelle détentrice du poste, avocate de profession et femme politique ayant rallié le parti au pouvoir, était également le conseil de M. Dias il y a quelques années, dans la même affaire…
Il s’agit là, certes, de hasards de l’histoire, mais il est clair qu’ils ne contribuent pas, dans le contexte actuel, à dissiper les liaisons dangereuses qui existent entre la justice et la politique au Sénégal.
La seconde décision, dont il est question ici, n’est pas encore rendue, au moment où ces lignes sont écrites.
Elle aura également pour cadre la Cour suprême, le 4 janvier 2024, et opposera M. Ousmane Sonko au ministre du tourisme Mame Mbaye Niang. En première instance et à la suite d’une plainte en diffamation, l’opposant avait été condamné à une peine deux mois de prison avec sursis et à verser 200 millions de F CFA au plaignant. Le verdict de la Cour d’appel avait été plus sévère puisqu’il infligeait la peine de 6 mois de prison avec sursis à M. Sonko. Cet autre feuilleton judiciaire est également mis en relation avec l’éligibilité de l’opposant.
Scenarios/Recommandations
A l’heure actuelle, il s’agit de mettre en exergue l’importance décisive que revêt la décision que le Conseil constitutionnel rendra au sujet des candidatures. Plus précisément, le conseil est attendu sur deux points :
- une question générale : le traitement des parrainages reçus. On se souvient que le parrainage, qui est une technique de sélection des candidatures, a été introduite dans le système électoral national par une loi constitutionnelle de 2016 et qu’en 2019, des candidats importants ont vu leur dossier rejeté pour des motifs techniques, liés au traitement informatique des parrainages et d’aucuns avaient alors crié au scandale. Si l’on devait assister à la même sévérité, il est évident que le contentieux s’alourdirait de griefs adressés au juge constitutionnel, en plus des griefs nourris à l’encontre la justice judiciaire et de l’Administration.
Il faut rappeler ici deux choses. D’une part, le Conseil constitutionnel du Sénégal a essuyé dans le passé des critiques sévères, dues à sa jurisprudence en général et au traitement de la candidature du président Wade en 2012. D’autre part, il est du pouvoir de ce juge de « moduler » son pouvoir d’annulation des candidatures, de concevoir son office en termes moins sévères sur la question du parrainage et de construire une jurisprudence « apaisante », plutôt que productrice de tensions. Tout dépend de la compréhension que le juge constitutionnel lui-même a de sa mission dans un contexte donné.
- Une question spéciale : celle de la recevabilité de la candidature de M. Sonko ou de quelqu’un qui lui est apparenté politiquement.
A l’aune du tableau qui vient d’être dressé, deux scénarios majeurs nous paraissent concevables : un « pessimiste » et un autre « un peu plus optimiste ». L’absence d’un troisième scénario, qui serait encore plus réjouissant, s’explique par le fait que, de notre point de vue, une telle perspective rassurante s’éloigne au moment où ces lignes sont écrites. Cela signifie qu’à notre sens, l’élection de février 2024 est déjà grevée de sérieuses hypothèques et qu’en tout état de cause, une appréciation positive ou laudative des conditions de préparation de celle-ci est désormais exclue.
Premier scénario : Pessimiste
Il n’y a pas de libération importante de prisonniers, le Conseil constitutionnel rejette beaucoup de candidatures dont celle de M Sonko ou de quelqu’un d’apparenté, aucune mesure de décrispation n’est prise, des candidats continuent de subir des tracasseries diverses : c’est alors la légitimité même du scrutin de février 2024 qui pourrait en pâtir.
Second scénario : Un peu plus optimiste
Le conseil Constitutionnel se montre assez « libéral » dans son traitement des dossiers de candidature, la justice judiciaire n’a pas rendu, d’ici-là, de décisions se traduisant par l’élimination de candidats, la candidature de M. Sonko ou quelqu’un de proche est admise : sans que tous les problèmes soient aplanis (il resterait notamment des personnes en prison, dont éventuellement M Sonko), on pourrait aller vers un scrutin relativement apaisé en février 2024.
En tout état de cause, des initiatives pourraient être prises par les organisations de la société civile, pour contribuer à la sérénité de l’élection. Ce sont les recommandations suivantes :
- Elaboration, pas nécessairement formelle, d’une « éthique » de la campagne électorale à laquelle seraient conviés tous les candidats, qui seraient alors invités à des rencontres pour exprimer leur adhésion à cette éthique ;
- Encourager les candidats à non seulement éviter des déclarations de nature à préjuger des résultats (« victoire dès le premier tour » par exemple) mais à accepter le verdict des urnes si l’élection se passait bien dans l’ensemble ;
- Dépasser la conjoncture actuelle et travailler ultérieurement, selon des modalités à déterminer, sur les limites structurelles de la démocratie sénégalaise et du processus électoral dans son ensemble. Il faut cependant être clair sur ce point : la démarche suggérée sera plus ambitieuse qu’une simple revue technique ou un audit du fichier, initiatives déjà prises de nombreuses fois dans le passé. Il s’agirait d’aller plus loin : éloigner le spectre de la politisation de l’Administration et assortir tout manquement de sanctions.
Ci-dessous, le rapport de décembre précédemment publié en trois volets :
LES QUESTIONS ÉLECTORALES RÉSOLUES À COURT TERME (1/3)
LIBERTÉ D’EXPRESSION BOUSCULÉE, INSTRUMENTALISATION DE LA JUSTICE (2/3)
EXACERBER LES TENSIONS ALORS QU’UNE ÉLECTION EST CENSÉE APAISER CELLES-CI (3/3)