ÉPIDEMIE DE COVID-19 EN AFRIQUE : QUELLES SPECIFICITES ?
Un point important à prendre en compte pour évaluer l’ampleur de l’impact du Covid est la capacité de surveillance épidémiologique des pays, qui dépend directement des systèmes de santé nationaux
Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les nombres de cas et de décès en Afrique se sont avérés très inférieurs à ce qui était observé sur les autres continents. Le continent africain a en effet été cinq fois moins touché en moyenne que l’Europe, avec, toutefois, d’importantes variations géographiques. Cette observation inattendue a conduit à se demander s’il y a une spécificité du continent africain face à cette maladie, ou si cette particularité observée ne résulterait pas d’autres facteurs .
Un point important à prendre en compte pour évaluer l’ampleur de l’impact du Covid est la capacité de surveillance épidémiologique des pays, qui dépend directement des systèmes de santé nationaux. Au-delà de toute considération qualitative, cette capacité peut être évaluée en premier lieu en se basant sur le nombre de lits d’hôpitaux par habitant.
En Afrique, ces capacités sont très variables d’un pays à l’autre mais ne dépassent pas 3,2 ‰ au nord de l’Afrique et 2,7 ‰ au Sud – une densité faible en comparaison de l’Europe, où le nombre de lits d’hôpitaux est en moyenne de 5,5 ‰. Ces capacités sont particulièrement faibles en Afrique de l’Ouest, où il ne dépasse pas 0,4 ‰ (Mauritanie) et peut descendre jusqu’à 0,1 ‰ (Mali).
Cette analyse suggère une forte sous-estimation du nombre des cas et des décès, d’un facteur 8,5 en moyenne par comparaison à l’Europe. Ce biais est particulièrement marqué en Afrique de l’Ouest (Nigeria, Burkina Faso, Tchad, Côte d’Ivoire, Mauritanie, Niger, Sénégal, Guinée, Mali) et en Afrique de l’Est (Ouganda, Éthiopie, Madagascar) où la sous-estimation peut atteindre des facteurs 10 à 20, parfois au-delà.
Néanmoins, cela ne suffit pas à expliquer entièrement les différences observées. Un second facteur, démographique, peut être identifié. Il a pu être évalué en prenant en compte la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus (sur lesquelles le Covid-19 a un impact plus fort). Cette proportion, plus faible en Afrique, permet cette fois d’expliquer une large part des différences observées.
Une fois ces deux facteurs pris en compte, nombre de cas et de décès sont du même ordre de grandeur qu’en Europe : lacunes du système de surveillance et spécificité démographie apparaissent donc comme les facteurs prédominants. À l’échelle du continent, les analyses ne font pas ressortir d’autres facteurs significatifs (épidémiologiques, géographiques ou climatiques) susceptibles de contribuer à cette spécificité africaine.
La théorie du chaos pour analyser une dynamique épidémique
Pour étudier l’évolution temporelle de l’épidémie sur le continent africain, nous avons réalisé une analyse de sa dynamique pour dix-sept pays en nous appuyant sur la technique de modélisation globale employant la théorie du Chaos (ou théorie des systèmes dynamiques non linéaires). Trouvant sa source dans les travaux d’Henri Poincaré à la fin du XIXe siècle, elle est parfaitement adaptée pour travailler sur les comportements déterministes présentant une forte sensibilité aux conditions initiales et donnant lieu à des évolutions imprévisibles à long terme. Contrairement aux approches mathématiques classiques, la théorie du chaos s’appuie sur l’« espace des phases » (ou des états) : un « espace » qui décrit les états successivement « visités » par le système étudié. Son intérêt vient de ce qu’il peut contenir toutes les solutions du système étudié, et offrir (théoriquement) la représentation complète d’une dynamique indépendamment des conditions initiales.
Cette technique de modélisation est ainsi bien adaptée aux événements peu prévisibles comme les épidémies de maladies transmissibles en général et de maladies émergentes en particulier.
De façon pratique, une approximation algébrique des équations qui gouvernent l’épidémie a pu être obtenue, indépendamment des conditions initiales et directement à partir des observations. L’approche a été précédemment testée sur l’épidémie de peste de Bombay (1896-1911) et sur celle d’Ebola d’Afrique de l’Ouest (2013-2016).
Appliquée à la Chine dès les premières semaines de l’épidémie, elle avait permis d’obtenir un premier modèle chaotique dès le 5 février 2020, mettant en évidence la forte imprévisibilité de l’épidémie ainsi qu’un risque important de redémarrages. La stratégie zéro-Covid a permis de revenir rapidement à un niveau de propagation très bas, mais l’arrivée du variant Omicron a conduit à un tel redémarrage début 2022.
Application au cas de l’Afrique
Dans l’étude présentée ici, cette approche a été appliquée en partant des nombres de nouveaux cas ou de décès dus au Covid-19 en Afrique. L’analyse a permis de mettre en évidence des dynamiques chaotiques pour de nombreux pays : l’état de départ détermine rigoureusement le comportement à venir mais la moindre différence à ce niveau, de même que les moindres perturbations qui y feront suite, vont modifier entièrement la succession des états, ce qui le rend imprévisible. Des modèles chaotiques ont pu être obtenus pour la majorité des pays africains étudiés. Ils montrent qu’en première approximation l’évolution de l’épidémie dépend essentiellement de quelques variables principales dont les couplages rendent l’évolution imprévisible à long terme – variables non identifiables ici puisqu’on ne recourt qu’aux observations des nombres de cas et aux décès. Fait original, ces modèles montrent une certaine diversité dans leurs dynamiques chaotiques. Le plus inattendu est celui du Ghana, qui présente un comportement dit « bistable » : pour des conditions épidémiques, sanitaires et des stratégies d’atténuation identiques, la progression de la maladie peut se développer à des niveaux épidémiques différents, tout en présentant une superposition des distributions du nombre de nouveaux cas journaliers. Ce résultat est important car il montre l’importance des mesures prises en début d’épidémie mais aussi la possibilité de relâcher en partie la sévérité des contraintes une fois le régime ramené à un bas niveau.
Impact des politiques d’atténuation
Pour suivre l’impact des politiques d’atténuation, on s’appuie communément sur le « nombre de reproduction » ou R0 (nombre des personnes contaminées, en moyenne, par personne déjà infectée) ; s’il est inférieur à un, l’épidémie va décroître, s’il est supérieur, elle va progresser. Quoique très important, il ne permet pas de distinguer l’effet des mesures prises – pharmaceutiques (vaccination, médication) ou d’atténuation (masques, etc.).
Les mesures d’atténuation visent justement à réduire le transfert du virus en diminuant les contacts journaliers entre individus : être capable d’estimer leur variation peut donc apporter une information directe sur l’efficacité des mesures adoptées. Nous avons développé une méthode pour reconstruire l’évolution du nombre de contacts depuis le début de l’épidémie à partir du nombre de nouveaux cas journaliers, pour la même sélection de dix-sept pays africains.
Le nombre de contacts ainsi reconstruit a ensuite pu être comparé à d’autres indices : L’indice de sévérité, développé par l’Université d’Oxford, qui vise à rendre compte du niveau de contrainte des politiques d’atténuation mises en œuvre à l’échelle des pays. Les indices de mobilité, mis à disposition par le Google Community Mobility Reports, qui informe sur les variations de niveau de mobilité et de confinement.
Les résultats montrent une chute abrupte du nombre de contacts en début d’épidémie, souvent directement suivie par une décroissance plus lente. Ce qui peut être attribué à la fois aux efforts d’information sur l’évolution en temps réel de l’épidémie (et recommandations associées) dont l’effet peut être très rapide sur les comportements de la population, et aux contraintes mises en œuvre pour limiter les flux entrants et minimiser les contacts. Certaines de ces contraintes peuvent nécessiter une réorganisation sociale et ainsi être plus lentes à se mettre en place – leur effet est donc progressif et possiblement retardé. La diminution du nombre de contacts en début de pandémie a généralement été suivie d’oscillations plus ou moins amples, dont la relation avec les mesures d’atténuation n’est pas évidente à comprendre. Divers éléments peuvent permettre d’expliquerles différences observées entre nombre des contacts reconstruits, niveau des contraintes mises en œuvre et niveau de mobilité.
Dans la plupart des cas, les politiques d’atténuation semblent avoir permis de maintenir le nombre de contacts à un niveau suffisamment bas pour éviter des reprises rapides de l’épidémie, et ce malgré la remontée des activités attestée par les indices de mobilité. Un tel comportement apparaît tout à fait cohérent avec le régime bistable obtenu pour le Ghana. Une augmentation très nette du nombre de contacts est aussi observée dans tous les pays début 2022, ce qui coïncide avec l’arrivée du variant Omicron, moins virulent mais plus contagieux. Cette augmentation ne peut donc pas être interprétée comme un effet des politiques de restriction, mais comme une évolution de la dynamique de l’épidémie. Il serait intéressant d’appliquer cette approche à d’autres contextes, notamment en Asie du Sud-Est où l’efficacité de la stratégie zéro Covid est difficile à évaluer. L’évaluation de cette stratégie demanderait également de considérer les aspects économiques et sociaux.
Durabilité
La pandémie de Covid-19 présente nombre de similitudes avec des pandémies précédentes (difficultés à identifier et comprendre les modes de transmission dominants, controverses sur les traitements, défiance vis-à-vis des vaccins, etc.)… Mais elle présente aussi des spécificités inédites : rapidité de progression mondiale, prédominance apparente dans les pays riches, réactivité aussi bien dans les stratégies d’atténuation (confinements, fermetures des frontières…) que médicales (développement de nouveaux vaccins). Elle se caractérise également par la production d’une masse de données considérable et une circulation fulgurante de l’information quasiment en temps réel.
Cette réactivité nous a toutefois un peu fait oublier qu’une épidémie ne peut pas être réduite à un problème biologique. Le rôle de l’homme et de ses activités en amont (perte de biodiversité, productions agricoles uniformisées et intensives, conditions sanitaires pouvant favoriser la propagation des virus et leur transfert à l’homme, etc.) ne peut être oublié. Cette tendance montre l’importance de considérer la santé comme un tout intégré – « Une seule santé » (One Health) – et incluant ses différents niveaux (santé humaine, animale, végétale) à l’échelle planétaire. Les épizooties et les épidémies émergentes des dernières décennies (H5N1, Ebola en Afrique de l’Ouest, SARS, MERS, etc. et aujourd’hui le Covid-19) montrent de façon criante que cette problématique n’a rien d’une vue de l’esprit.
Les défis générés sont tout aussi grands que les enjeux qu’ils sous-tendent. D’où la nécessité de disposer de nouvelles approches, capables de mieux appréhender la problématique épidémiologique, dans sa diversité et sa complexité.
Point crucial : les comportements épidémiologiques sont essentiellement dynamiques. Une épidémie n’est pas une succession d’états épidémiques indépendants… Il faut donc comprendre comment ces états successifs sont reliés. Or, ceci est tout particulièrement difficile dans le cas de maladies émergentes, les composantes de cette dynamique (populations humaines, animales ou végétales) comme le rôle des facteurs en jeu (conditions environnementales, climatiques, etc.) n’étant pas toujours bien identifiés – ni même accessibles à l’observation. Et leurs couplages sont souvent mal connus et complexes.
Les outils les plus en vogue actuellement pour traiter les problèmes d’une telle complexité sont basés sur l’intelligence artificielle. Ils ont montré une très grande puissance pour de nombreuses applications mais requièrent généralement d’énormes jeux de données pour disposer d’un appui statistique suffisant. Or, l’émergence de nouveaux virus ne permet pas cela, surtout en début d’épidémie lorsque son développement reste local, mais pas seulement.
En effet, la propagation de l’épidémie contribue à augmenter le nombre de sites où des observations sont menées et donc à disposer de très gros jeux de données quoique de courte durée. Cette augmentation ne permet généralement pas de compenser la courte durée d’observation : il y a une trop grande diversité des contextes géographiques, sociétaux, sanitaires, etc. La variabilité est trop grande.
De plus, en début d’épidémie émergente, on ne dispose pas des tests capables d’identifier de façon fiable la maladie en jeu. De même, le nombre des personnes asymptomatiques est très difficile à évaluer et leur rôle à estimer.
Ces difficultés montrent l’importance des approches capables de s’attaquer à la complexité de la situation et à la frugalité des données… le tout dans des situations où les connaissances sont limitées. C’est dans cette optique que se placent les analyses basées sur la théorie du Chaos, dont nous confirmons ici la pertinence.