CE QUI SE CACHE « DERRIÈRE » LA MAISON DES ESCLAVES
Gorée... Ou l’autre patrimoine - REPORTAGE
Il suffit de parler de Gorée… Pour songer à la très symbolique Maison des Esclaves, emblème de l’île. Nos interlocuteurs, que ce soit l’administration locale, représentée par les proches collaborateurs du maire de Gorée, Me Augustin Senghor, ou l’architecte et historien goréen, Xavier Ricou, animateur de la page «Senegalmetis», sur Facebook, vous diront pourtant que Gorée ne s’arrête pas à cela…Comme ils vous diront, aussi, qu’il faudrait «enrichir la dimension symbolique» de Gorée, parler de ou faire parler cet «autre» patrimoine, plus ou moins caché derrière la Maison des Esclaves : l’ancienne Ecole William Ponty, le Musée historique, la maison natale de Blaise Diagne, et leurs mille et une vies...Sans oublier que l’île elle-même n’est «pas un musée» et que «2000 personnes» s’y réveillent tous les matins, avec leurs petits et grands défis, pour eux ou pour l’île : vous l’entendrez, de la bouche des Goréens eux-mêmes.
Ce dossier, faut-il préciser, n’a pas été inspiré par la vive polémique autour de la Place de l’Europe, mais il ne pouvait évidemment pas faire l’impasse là-dessus. Ce travail, comme les bâtiments de l’île, a surtout connu plusieurs vies : détruit par ce qu’on appellera un «mystère» informatique, il a donc fallu le ressusciter, lui donner un second souffle, alimenté, aussi, par la polémique autour de la Place de l’Europe, qui questionne forcément notre rapport à ce patrimoine hérité de la colonisation ou de la traite négrière. Vous lirez dans ce dossier l’avis de l’écrivain et économiste Felwine Sarr, la réponse du maire Augustin Senghor à des interpellations d’activistes.
C’est un passage obligé, ou presque, un rituel, une halte symbolique, petite lucarne sur l’Histoire, sur la Mémoire et sur les souvenirs des vagues, que l’on a fini d’appeler : la « Porte du Non retour ». On y va comme en pèlerinage, par devoir de mémoire ou par respect, contre l’oubli, ou contre l’anecdotique. On en ressort parfois le cœur lourd, ou avec la sereine légèreté de ceux qui auraient plus ou moins fait leur deuil, allégés, qui sait, d’un douloureux fardeau…
«Construite à la fin du 18ème siècle, en 1780 à peu près, par un certain Nicolas Pépin, un représentant de cette bourgeoisie métisse» de Gorée, la Maison des esclaves n’est évidemment pas toute jeune. Nicolas Pépin «était un négociant, c’est-à-dire qu’il faisait du commerce, il avait certainement des esclaves, qu’il louait, des matelots, des cuisinières, des ménagères et autres, des charpentiers (…), et il était certainement le fils d’une signare et d’un Européen qui s’appelait Pépin.»
C’est l’un de ces nombreux bouts d’Histoire que vous tiendrez de l’architecte Xavier Ricou, et peut-être vous racontera-t-il un peu de la sienne : «Je connais Gorée depuis très longtemps, j’y suis né pratiquement, j’y habite, et une de mes grandes passions, c’est de montrer jusqu’à quel point Gorée est intéressante et ne se limite pas à la Maison des esclaves. (…) En même temps, c’est aussi la Maison des esclaves, et c’est aussi l’esclavage, et il ne faut pas renier cela, il ne faut pas occulter cette histoire, même si elle est tragique.»
Gorée et l’esclavage : une histoire tenace
Dans les rues de Gorée, celle-ci est encore assez tenace. La preuve avec ce monsieur-là que nous avons rencontré à deux pas de l’école Léopold Angrand. Sa part de Gorée ou son histoire avec l’île ? «Allez donc voir avec Eloi Coly (le Conservateur de la Maison des Esclaves, Ndlr). Il répondra à toutes vos questions. C’est lui qui s’y connait». Pendant que lui se contentera tout simplement de remettre ses écouteurs (nous avons interrompu on ne sait quoi), de sourire poliment, avec l’air de s’excuser, et de profiter du soleil.
Ce qu’il ignore, c’est que nous sortons à peine de la Maison des Esclaves. Mohamed, le jeune guide de ce petit groupe de touristes burkinabé qui nous invite gentiment à faire le tour de l’île, raconte les choses à sa façon : de la chambre de pesage, aux fameux trocs de l’époque, un esclave contre des «objets sans valeur, que ce soit un fusil ou une couverture»…Jusqu’aux «larmes de Nelson Mandela», manifestement très ému lors de sa visite à Gorée en 1991, alors qu’il s’était introduit, malgré le «refus du protocole», dans «le cachot des récalcitrants». Pour Mandela, qui avait passé 27 longues années en prison, c’était sans doute tout un symbole. Le Pape Jean-Paul II, quant à lui, avait humblement demandé «pardon ; au nom de l’Eglise», lors de sa visite en 1992.
Derrière la Maison des esclaves, il y a donc Nicolas Pépin. Lorsqu’il décède, c’est «sa nièce»,«peut-être sa fille», Annacolas Pépin, qui hérite de sa maison. C’était une signare, «qui a (donc) perpétué la tradition familiale» : se servir de «sa maison pour faire du commerce, et puis comme c’était une notable de Gorée, elle recevait les personnalités de passage, certains peintres, certainement le Prince de Joinville, etc. Voilà un peu, grosso modo, l’histoire de cette maison.»
Dans cette maison, les pièces du rez-de-chaussée sont des «magasins», qui servent à «entreposer des marchandises. Il n’est pas impossible qu’à certaines époques, elle ait accueilli des esclaves, qu’elle ait entreposé des esclaves de traite, mais je ne peux pas le certifier parce qu’il n’y a aucune trace de ça, aucun écrit…(…) Les premières mentions de la Maison des esclaves, en tant que Maison des esclaves, la terminologie apparaît dans les années 1930. C’est difficile de dire si en 1930 et des poussières, quand on a parlé de la Maison des esclaves, on avait encore le souvenir de ce qui s’était passé 50 ou 70 ans plus tôt, ou si c’était une invention des années 1930.
«Gorée, un symbole nécessaire»
Dans le discours, sinon le récit de Xavier Ricou, on sent une sorte de lecture soupçonneuse, de la précaution, mais certainement pas au point de faire dans la banalisation. L’homme tient au symbole.«Vraisemblablement, ce qui est dit aujourd’hui, la Cellule des récalcitrants, l’endroit où on pesait les femmes, les enfants, tout ça c’est probablement un peu romancé, mais encore une fois, c’est un symbole nécessaire. Je comprends qu’il faut un symbole, je comprends pourquoi Gorée est un symbole, mais si je dois m’arrêter aux faits, ce qu’on présente à la Maison des esclaves, je ne suis pas 100% d’accord avec ça. Maintenant,(…) l’esclavage, est un sujet très compliqué (…), j’en parle avec beaucoup de précautions, parce que le sujet est toujours très sensible. (…) Mais disons que…Il y a une histoire qui est officielle, et comme je dis, il y a beaucoup de choses à dire en dehors de cette histoire officielle. Moi, en tant qu’architecte, et chercheur, et un peu historien, j’ai un avis sur cette question-là, et je peux avoir des positions opposées au discours officiel, mais, en tant qu’être humain, je connais l’histoire et les souffrances de la traite négrière, et je partage l’idée et la nécessité de faire de Gorée un symbole de la traite négrière. Là je suis 100% d’accord avec ça. »
Pour Annie Jouga, l’adjoint au maire de Gorée, Me Augustin Senghor, «la Maison des esclaves est un mythe bien entretenu, (parce que) les esclaveries étaient plus à l’extérieur». Mais comme elle dit, «Senghor a tapé fort».
Aujourd’hui, la Maison des esclaves est une étape incontournable de la visite à Gorée, et les 8000 F.CFA qu’il faut débourser pour avoir droit à un tour guidé de l’île, par exemple, ne vous dédouaneront pas : les billets d’entrée à la Maison des esclaves (1000 F.CFA les 4) ne sont pas compris dans ce qu’il faut appeler un package. Quant à l’esprit de la démarche elle-même, il faut remonter au pouvoir colonial et de façon plus précise à l’après-bombardement de 1940, lorsque le naturaliste et biologiste français Théodore Monod appelle à «sauvegarder» l’île, où de nombreuses maisons sont tombées «en ruine». D’après les travaux du Pr Hamady Bocoum, chercheur, archéologue et actuel directeur du Musée des Civilisations noires, qui a co-signé avec l’archéologue français et historien de l’architecture, Bernard Toulier, un article sur la «Fabrication du patrimoine», «l’île de Gorée et ses monuments», aux yeux du «pouvoir colonial»,«sont d’abord les témoins d’une présence européenne, ancienne et forte qui présentent les mêmes critères “scientifiques”de préservation historiques et archéologiques que les monuments métropolitains.»
Naissance d’une «patrimonialisation»
C’est avec ce pouvoir colonial, justement, que naît l’idée «d’une politique de patrimonialisation basée sur le développement touristique d’un circuit de visites, l’ouverture de musées et la mise en valeur de monuments historiques, sans négliger le caractère marin du site.»
Puis viendra le président Léopold Sédar Senghor, qui va donc reprendre «à son compte le discours mémoriel», en nommant notamment Boubacar Joseph Ndiaye, «ancien sous-officier de l’armée coloniale française». «La vigueur du discours de ce guide, son charisme et la voix imposante» de l’homme, «gardien de la mémoire de la traite négrière», l’ont désigné peu à peu comme une sorte de «musée vivant»,connu à l’échelle internationale. Gorée doit en grande partie son statut d’île-mémoire de la Traite atlantique à l’éloquence de Joseph Ndiaye, «conservateur» de la Maison des Esclaves. Son récit constitue une re-mémoration de la traite négrière à travers une mise en scène alliant parole, geste et démonstration à l’aide des chaînes en fer reconstituées, avec lesquelles les esclaves étaient attachés.»
Le mot «mythe», toujours d’après les recherches de Bernard Toulier et Hamady Bocoum, apparaît aussi dans un article paru dans Le Monde (27 décembre 1996) : «Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité», où le journaliste Emmanuel de Roux «remet en cause la fonction de la Maison des esclaves et la fonction de Gorée dans la traite négrière», laissant entendre que les cellules «réservées aux esclaves en attente d’embarcation» n’existaient pas, et que les esclaves qui transitaient sur l’île n’étaient pas si nombreux que cela.
Quant à l’histoire que raconte le conservateur, ce serait une légende, sinon un «mythe qui, aujourd’hui, a force de loi».
PATRIMOINE ARCHITECTURAL A GOREE : «Dans cette maison naquit…Blaise Diagne»
C’est l’une des discrètes maisons de l’île : commune, pour ne pas dire familiale, sauf qu’il y a cet écriteau-là : «Dans cette maison naquit le 13 octobre 1872 Blaise Diagne, député du Sénégal». Dans les rues de Gorée, les guides racontent évidemment l’histoire du «premier député noir du Parlement français», mais ils insistent aujourd’hui, aussi, sur cet aspect-là : Blaise Diagne est aussi le nom de l’Aéroport international de Diass (AIBD), inauguré le 7 décembre 2017 par le chef de l’Etat, Macky Sall. De quoi dépoussiérer pour ne pas dire rafraîchir le discours…
Vous la trouverez à quelques pas de la Maison d’éducation Mariama Bâ, là-bas sur la «Rue Desserte».Une maison assez commune finalement, où l’on déjeune et lessive, si ce n’est qu’il y a cet écriteau-là : «Dans cette maison naquit le 13 octobre 1872 Blaise Diagne, député du Sénégal», et donc «citoyen français» puisque né dans ce qu’on appelait les «quatre communes».
«Je n’ai pas d’informations précises sur cette maison, répond Xavier Ricou. Je sais juste qu’elle se situe dans la Rue Desserte, et qu’il y a une erreur sur le nouvel adressage des rues : ils ont écrit Rue Desserte, alors que c’est Déserte, mais ce n’est pas très important. C’était sa maison de famille, à l’époque où il était jeune goréen. Il est né à Gorée, mais ce n’est pas une maison très particulière, ça devait être une maison d’habitation tout simplement, occupée par une famille indigène, autochtone, goréenne.»
Le Conseiller spécial du maire de l’île, Mansour Sow, ajoute quant à lui que c’est une certaine «famille Ka qui occupe la maison natale de Diagne».
Ce que nous confirme la dame de teint clair et plus ou moins sur la défensive que nous trouvons à l’entrée de la maison. Son nom ? Nous n’en saurons rien, et vous non plus, chers lecteurs. Le sourire est poli, mais il est ferme. Idem pour les réponses, en plus d’être brèves, pour ne pas dire laconiques, mais elle insiste, reprécise : «La maison n’appartient pas à la famille de Blaise Diagne, mais à la famille Ka. C’est notre grand-père qui l’a achetée. La maman de Blaise Diagne n’était qu’une domestique dans cette maison.»
Même si, reconnaît-elle, tout cela fait désormais «partie du patrimoine de Gorée. Les gens sont contents d’arriver jusqu’ici, que ce soit les visiteurs ou nos invités».
Dans les rues de Gorée, tout le monde ne connaît pas forcément la maison où est né Blaise Diagne. On vous dira vaguement que c’est quelque part par-là, « derrière…» Son statut de député est nettement plus célèbre. Sur les «bancs publics» de l’île, un monsieur d’un certain âge, boubou et bonnet sur le chef, fait le tri dans sa mémoire, tandis que ses yeux cherchent, en pensée, la fameuse maison natale du «premier député africain à siéger à l’Assemblée à Paris». Quelques secondes plus tard, le monsieur à côté de lui finit par évoquer «l’histoire entre Blaise Diagne et les Tirailleurs sénégalais» (revenus au-devant de la scène à cause de cette fameuse histoire de «desserts»). Investi à l’époque (1917-1918) d’une mission par George Clemenceau, le «président du Conseil», Blaise Diagne, en «homme nouveau», doit convaincre de «jeunes africains (…) du bien-fondé de leur engagement» : ils seront plusieurs dizaines de milliers à se battre pour la France.
A côté de Blaise Diagne, le parlementaire, ou le recruteur, il y a Blaise Diagne, l’autre nom du nouvel aéroport international (AIBD), inauguré le 7 décembre 2017 à Diass, par le chef de l’Etat Macky Sall. Les guides ne se privent d’ailleurs pas de le répéter à qui veut l’entendre, pour l’Histoire ou pour la plus-value…De quoi rafraîchir ou dépoussiérer le speech, en plus de débanaliser, dirait-on, la maison natale du «premier député africain au Parlement français ».
Ce qu’il faut aussi savoir, c’est que, quelque part, il y a un lien de famille entre Blaise Diagne et Xavier Ricou lui-même : «Ce qu’il y a d’intéressant à dire à propos de Blaise Diagne, c’est qu’il a été élevé par un ancêtre de ma famille, un Crespin, qui s’appelait Adolphe Crespin, qui l’a repéré quand il était tout jeune garçon, qui l’a éduqué, qui était en quelque sorte son tuteur, et cet Adolphe Crespin l’a suivi tout au long de sa carrière, jusqu’à ce qu’il devienne député, et puis ministre, etc. J’ai eu accès à des courriers qu’ils se sont écrit », jusqu’à ce que la mort les sépare, à «six mois d’intervalle».
CES BÂTIMENTS QUI SE JOUENT DU TEMPS : Le murmure des murs…
Dans une ancienne vie, le commissariat de police de Gorée a été une boulangerie, le Musée historique, une prison, l’ancienne Ecole William Ponty, «en ruine», sert aujourd’hui de logement non-conventionnel à un tiers de la population goréenne.
A Gorée, les bâtiments ont eu plusieurs vies ; mais comme dirait Xavier Ricou, c’est dans l’ordre des choses : «Ce n’est pas faux, mais c’est le lot de tous les bâtiments, pas seulement les bâtiments goréens. Quand on construit une maison au 18ème siècle, et que cette maison est encore debout au 21ème siècle, il est sûr qu’il y a des générations d’habitants qui sont passés dedans, et les usages du 18ème siècle ne sont plus les mêmes que les usages du 21ème siècle. Moi j’habite une de ces maisons, comparable à la Maison des esclaves, à la base, c’est le même type de maison…Alors c’est sûr, dans les pièces à l’étage, on continue à habiter, mais dans les pièces du rez-de-chaussée, on n’a plus besoin d’entreposer des esclaves, de la gomme arabique…Donc on a fait un musée, dans notre maison. Dans une autre maison, on pourra faire autre chose. »
L’architecture de la Maison des esclaves, par exemple, «est très caractéristique de l’architecture goréenne de l’époque : il y avait des vérandas devant, derrière, des pièces au rez-de-chaussée qui servent de magasins, des pièces à l’étage qui servent d’habitations.» Sans parler de son «escalier très particulier», qui ressemblerait à ceux des châteaux français d’alors, à Versailles ou au château de La Loire. Nicolas Pépin ou son épouse, pense Xavier Ricou, ont «dû faire un tour en France (...), et quand ils sont revenus, ils ont demandé à leur maçon de leur construire quelque chose» de semblable.
Il faut dire qu’on trouve à Gorée, ajoute Mansour Sow, Conseiller spécial du maire de Gorée, «une architecture bien particulière : une cour centrale dans les bâtiments, les arcades, les pierres basaltiques, les fenêtres persiennées». Avec des «murs qui ont fait des siècles», parce que construits «sans fer», «mais avec des pierres intercalées avec de la chaux».
La plupart des maisons étaient donc des «maisons de commerce, avec quelquefois une boutique au rez-de-chaussée». A côté, certaines «maisons de négociants, ou des bâtiments publics, des écoles, des hôpitaux, sont par la suite devenus des habitations, ou réciproquement».
A titre d’exemple, le commissariat de police a d’abord été une «chapelle», construite par les Portugais précise Mansour Sow, «une forge, une infirmerie, une boulangerie» rajoute Xavier Ricou…Puis un commissariat de police. La banque d’à côté, dont nous tairons le nom, était la capitainerie du port. Sans parler de ces «bâtiments qui avaient des fonctions administratives : l’ancienne Ecole William Ponty» par exemple.
La nature ayant «horreur du vide»…
Pour l’adjoint au maire de Gorée, l’architecte Annie Jouga, qui s’occupe de tout ce qui touche au Patrimoine insulaire, «il faut mettre en valeur l’Ecole William Ponty, la réhabiliter, mais on n’en parle même plus». Le bâtiment, propriété de l’Etat du Sénégal «qui n’en a rien fait», a accueilli, dans le temps, de nombreux hommes d’Etat africains : Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Modibo Keïta, Mamadou Dia, Hamani Diori, etc. En 1937, l’établissement a ensuite été transféré à Sébikotane, où il est «en ruine». Quant à celui de Gorée, ajoute l’adjoint au maire de Gorée, la nature ayant «horreur du vide», c’est devenu un logement pour «500 personnes, le tiers de la population» de l’île, «des espaces occupés sans droit ni titre», par des habitants qui seraient des «squatteurs».
On cite encore, parmi les «emblématiques» bâtiments de Gorée, le Palais du Gouverneur qui daterait de «1845», «ruiné depuis fort longtemps, et qui appartient à l’Etat. Une belle ruine, mais une ruine quand même.» Ce serait aussi «l’espace le plus convoité selon Annie Jouga ; les gens le convoitent, dit-elle, mais sans projets». Dans les rues de l’île, vous entendrez dire, par exemple, qu’un «milliardaire voudrait en faire un hôtel», ce qu’il a aussi été, un «hôtel d’Etat» baptisé le Relais Espadon «après 1960», et aujourd’hui «à l’abandon», ou presque, puisque la commune y «organise (tout de même) des mariages, des cérémonies, des manifestations. Nous, dixit Annie Jouga, on ne nous cède rien. On arrache, parce qu’on y avait droit.»
Autre bâtiment convoité, celui qui a accueilli, dans le temps, les « Sons et lumières» de l’île, aujourd’hui devenu le Centre socio-culturel Boubacar Joseph Ndiaye, du nom de l’emblématique conservateur de Gorée, décédé en 2009. Annie Jouga raconte comment la commune a dû se battre contre certains «partis politiques (qui) voulaient y établir leur présidence». L’affaire ira jusqu’à la «Cassation». «Arraché» lui aussi…
Et comment ne pas raconter la petite histoire du Musée historique, pas «assez connu» selon Mansour Sow. D’abord, il y a eu le Fort d’Estrées, «passé de forteresse militaire à centre d’incarcération, plus vulgairement prison en 1968. Oumar Blondin Diop est mort là-bas. C’est une bonne chose d’en avoir fait un musée plutôt qu’une prison, estime le Conseiller spécial du maire de Gorée, et peut-être que la mort de Blondin a été le déclic.» Le 11 mai 1973, Oumar Blondin Diop, «figure emblématique du mouvement contestataire post-soixante-huitard qui défia le président Léopold Sédar Senghor», décède dans l’une des cellules du Fort d’Estrées, alors «prison civile pour les détenus récalcitrants».
Pour Annie Jouga, on a tendance à l’oublier, mais c’est le Musée historique «du Sénégal», pas celui de Gorée, et un «musée bien documenté» de surcroit.
Idem pour Xavier Ricou, qui raconte à sa façon, que «c’était (d’abord) un musée de toute l’Afrique occidentale française (AOF), à l’époque coloniale, et (que c’est) à l’indépendance (que) c’est devenu un musée du Sénégal, ce qu’il est encore aujourd’hui». L’homme, qui est aussi le président des Amis du Musée historique, a justement quelques ambitions pour le site : «Ce n’est pas un rêve, mais ce qui me paraîtrait assez logique, ce serait que ça devienne un musée historique de Gorée, parce que cette histoire de Gorée est extrêmement riche.»
PHYSIONOMIE DE GOREE : Il était une fois «une chapelle, avec un toit en paille»
Gorée n’a pas toujours ressemblé à …Gorée. D’après Xavier Ricou, qui anime aussi la page Facebook Senegalmetis, où il partage toute une série d’archives, de vieilles photos jaunies par le temps et quelques histoires pas toujours très connues, «au tout début, il y avait une chapelle, avec un toit en paille, construite par les Portugais au XVème siècle. Après il y a eu deux forts : un sur le Castel et un en bas, à peu près au niveau du Musée de la Mer, et puis petit à petit autour de ces deux Forts, il y a des cases, des villages qui se sont installés».
Puis viendront les toutes «premières maisons en dur, construites par les signares», et «petit à petit, l’île va connaître sa configuration actuelle», même si «un certain nombre de maisons (…) n’existent plus, soit parce qu’elles se sont naturellement effondrées, à cause de la ruine, du manque d’entretien, soit parce que c’était des foyers d’épidémie (il y a eu des épisodes d’épidémie extrêmement meurtriers), et donc on les détruisait pour que ces épidémies ne se propagent pas.» Sans oublier les maisons «détruites par des bombardements, en septembre 1940, quand les troupes des Anglais et de De Gaulle ont attaqué Dakar.»
Les bâtiments actuels, qui remonteraient au «19ème siècle», étaient «plutôt des bâtiments commerciaux, des maisons de commerce bordelaises», des maisons de «négociants bordelais qui venaient faire du commerce à Gorée».
DECLIN DE SIGNARES : 1910 ou le dernier «ndioumbeul»
Il ne resterait pas grand-chose de ces maisons goréennes liées aux Signares. Il y a bien eu des «signares vivantes jusqu’en 1900», mais comme dirait Xavier Ricou, «elles n’étaient plus aussi puissantes et importantes qu’elles étaient au 18ème siècle». Il faut dire, précise-t-il, que cette «société signare (…) ne comprenait pas que des femmes, mais aussi des hommes, qui formaient cette bourgeoisie», mais disons que «la dernière femme à avoir porté le ndioumbeul», la très typique coiffe des signares, «représentantes emblématiques de cette bourgeoisie métisse», l’a porté «jusqu’en 1910 quelque chose comme ça, mais c’était la dernière. Je ne trouve pas trace de ce ndioumbeul-là dans les textes, fait remarquer Xavier Ricou. J’en ai entendu parler, je le vois dans les textes récents, mais je ne le vois jamais écrit dans les textes anciens. Je ne sais pas…Les textes anciens, c’est vrai, sont écrits par des gens qui sont de passage, qui ne connaissent pas la tradition, mais quelquefois on dit moussor » (ou foulard, Ndlr).
On trouve notamment quelques traces de ce «ndioumbeul» dans un ouvrage comme «Esquisses sénégalaises» (1850) de l’Abbé David Boilat, mais il arrive aussi que ces fameux «ndioumbeul» se contentent plus ou moins d’une présence symbolique ; lors de certaines manifestations culturelles et autres festivités goréennes où ils sont de sortie, y compris pendant la fête annuelle de la Maison d’éducation Mariama Ba où, pendant ce qu’on appelait le défilé traditionnel, représentation de la diversité culturelle au Sénégal, il y avait (aussi) des Signares. Ironie du sort, pour la petite histoire (que raconte Xavier Ricou), à la place de l’actuelle école Mariama Bâ, une école de jeunes filles, il y avait l’une des captiveries officielles : «la captiverie des femmes. Ça c’était au 18ème siècle».
LES SIGNARES ET LES TOUTES PREMIERES MAISONS EN DUR : Mauvaise réputation ?
Si les maisons de Gorée portent des noms de femmes, ce n’est certainement pas par hasard. «Les Signares, explique Annie Jouga, étaient les propriétaires de maisons». Elles incarnaient une sorte de résistance par le travail. Avant, les maisons étaient en paille, et donc ça brûlait.C’est elles qui ont construit des maisons en dur. (…) L’ancienne Ecole Faidherbe (par exemple), devenue l’Ordre souverain de Malte au Sénégal, était une maison de Signares. C’était des négociantes. » Idem pour le Musée de la Femme aujourd’hui transféré à la Place du Souvenir, propriété de la signare Victoria Albis ; la fameuse maison en forme de bateau, qui devrait accueillir «un Centre de documentation sur la mémoire de la traite».
De ces femmes-là, de ces signares, l’on a plus ou moins qu’une «connaissance galvaudée». On en a fait des «prostituées», fait remarquer Annie Jouga, sinon des «femmes faciles», alors qu’elles «ont construit la moitié de l’île». De façon générale, ajoute l’adjoint au maire de Gorée, les femmes de l’île étaient assez convoitées. Peut-être parce qu’ «il y a un mode de vie à la goréenne, comparable à celui de Saint-Louis. (…) Les gens venaient (d’ailleurs) de Dakar pour chercher femme à Gorée : elles savaient éduquer leurs enfants et tenir leurs maris. Les colons militaires ou de l’administration se mariaient et reconnaissaient leurs enfants, en se disant que les femmes s’en occuperaient. On se mariait légalement, à l’église, ou à la mode du pays».
Le juriste et critique d’art, Sylvain Sankalé, qui a consacré son mémoire de DEA à ces fameux mariages «à la mode du pays», écrit dans un article intitulé «Une société métisse originale Saint-Louis du Sénégal aux 18ème et 19ème siècles » (Ethiopiques n°64-65 1er et 2esemestre 2000) : «L’abbé David Boilat, premier prêtre et écrivain sénégalais, lui-même métis issu en 1814 d’un mariage “à la mode du pays“, nous en parle longuement dans ses “Esquisse sénégalaises“ en décrivant tout d’abord les modalités des fiançailles : “Lorsqu’un jeune homme désirait une fille en mariage, il convoquait en premier lieu ses propres parents, ses amis, ses proches et les habitants notables de la ville, il leur déclarait son intention : ceux-ci se chargeaient de négocier l’affaire auprès des parents de la demoiselle ; alors, sur leur consentement ; il avait l’entrée de la maison pendant le temps fixé pour voir la future et faire sa connaissance, mais toujours en présence des parents de la fille. Ce temps de fréquentation honnête et convenable était fixé pour l’espace d’une de deux, de trois et de quelquefois quatre années, suivant l’espoir qu’on pouvait avoir de part et d’autre, d’acquérir alors une certaine fortune ou une certaine aisance“. «Au bout du terme convenu, il fallait que les parents ou les amis du futur envoyassent des habitants notables faire solennellement la demande en mariage. Les parents de la future, ainsi avertis, réunissaient toute leur parenté. Un des plus respectables était chargé de la demande d’un côté, et de l’autre, un notable faisait la réponse.»
PATRIMOINE IMMATERIEL : De Coumba Castel... aux petits nains du Castel
Gorée ne se limite pas à la question de l’esclavage, disent nos interlocuteurs. «Les mythes c’est bien, dit quelqu’un comme Annie Jouga, mais il faut contourner le problème. Il y a d’autres histoires à raconter.
Xavier Ricou pense, par exemple, qu’il faudrait «enrichir la dimension symbolique de l’île. Il ne faut pas masquer ce qui existe déjà, mais il faut dire qu’il n’y a pas que ça». Il faudrait notamment parler de son patrimoine immatériel, des légendes insulaires que l’on se raconte à Gorée.
La plus connue de toutes ? «Mame Coumba Castel, le génie protecteur de l’île», de sortie tous les jeudis soirs, d’après l’histoire que les aînées de l’école Mariama Bâ racontaient à leurs cadettes. Pour les effrayer qui sait ! Toujours est-il qu’il fallait garder les portes closes ces soirs-là, et rester «sages». Le moindre bruit étant forcément suspect : Coumba, pas Coumba, allez savoir ! On cite encore Coumba Castel pour tenter de trouver une explication à ce «projet de pont entre Dakar et Gorée qui a du mal à aboutir, parce que le génie de l’île, laisse entendre Tidiane Camara, ne serait pas d’accord ».
Il n’y a pourtant pas que Coumba Castel : «En lisant des archives anciennes, explique Xavier Ricou, des documents inédits en particulier, j’ai découvert qu’il n’y avait pas qu’elle. Il y a énormément de légendes et de superstitions qui se rattachent à l’île de Gorée, qui étaient totalement inconnues, et qu’on a ressorties, des légendes sur tout : les statues de l’église qui se réveillent la nuit, et qui vont danser, les petits nains du Castel qui descendent et qui emportent les enfants, il y a beaucoup de légendes comme ça, qui se passent souvent la nuit. Une voiture qui roule à tombeau ouvert, un cheval à trois pattes qui galope autour de l’île, un vieux qui fume du tabac, plein de choses comme ça, qui se rattachent à beaucoup de choses liées aux morts, verser de l’alcool sur le sol, il ne faut pas dormir les fenêtres ouvertes, ou avec la lumière parce que sinon il y a des génies malfaisants qui entrent par les fenêtres…ça aussi c’est du patrimoine, et ça vaut la peine d’être raconté.
27 HECTARES POUR 2000 GOREENS : «Une vie de l’intérieur»
Il y a la Gorée, celle des touristes, et l’autre, la Gorée du quotidien, «vivante et vibrante» dit-on, celle des «2000 Goréens» qui se réveillent tous les matins dans cette «grande concession» où l’on cultiverait le vivre-ensemble.
Tidiane Camara a l’air d’y tenir. Pour le directeur de Cabinet du maire de l’île, «Gorée doit rester une île vivante et vibrante. On ne peut pas la vider de sa substance. Ce n’est pas un musée, mais une ville vibrante, avec des vibrations.» Une île que l’on a d’ailleurs autrefois surnommée «la joyeuse», à la fin du XVIIIe siècle pour être précis, alors que «les signares, dont la plus célèbre est Anne Pépin, animent l’île de nombreuses fêtes.» De quoi attirer «de nombreux visiteurs de marque dont le prince de Joinville, fils du roi Louis Philippe.» (Abdoulaye Camara et Joseph Roger de Benoist, Histoire de Gorée, Edition Maisonneuve et Larose, 21 janvier 2004, préface de Christian Valantin).
Sur Sengalmetis, Xavier Ricou raconte quant à lui que contrairement à ce que l’on aurait pu penser, «l’abolition définitive de l’esclavage en 1848» n’a pas entraîné «le déclin de l’île» : « c’est (plutôt) le contraire qui se produisit. Les esclaves affranchis restèrent sur place et de nombreux autres vinrent s’y réfugier. Malgré les épidémies de fièvre jaune ou de choléra qui s’y succédaient, Gorée, “surnommée la joyeuse”, «accueillait alors près de 6000 personnes.»
Aujourd’hui, avance Tidiane Camara, «2000 personnes se réveillent tous les matins» sur les «27 hectares» de Gorée. Le directeur de Cabinet du maire de Gorée décrit encore l’île comme «une grande concession» faite de «5 quartiers», où vivent catholiques et musulmans», avec de régulières «concertations entre le Curé et l’Imam», sans parler de ces événements religieux comme la «fête paroissiale ou la Tabaski (qui) se vivent ensemble». Pour la «réhabilitation de l’église (par exemple), que l’on a failli perdre, raconte Tidiane Camara, à cause des intempéries», à cause d’une «mer en furie», «Catholiques et musulmans se sont investis» ; avec la bénédiction des «institutions».
Pour l’adjoint au maire de Gorée, Annie Jouga, il y a tout simplement «une vie de l’intérieur à Gorée, (avec) des gens solidaires, des familles qui se mélangent, aujourd’hui plus que jamais, des connexions entre familles, pas de côté malsain», et où l’on «épouse l’enfant du voisin».
Parmi ces «voisins» plus ou moins célèbres, on cite le défunt plasticien Souleymane Keïta (1947-2014), «goréen comme sa mère», et comme le père de Daniel Sorano, d’une certaine façon, qui a lui aussi «vécu à Gorée». On parle aussi, fièrement, de l’athlète Amadou Dia Bâ (Séoul, 1988), emblématique médaillé d’or olympique sénégalais, et de ses liens avec le Club Gorée, ou de quelqu’un comme l’ancien footballeur international Oumar Guèye Sène. Sans parler de tous ces Goréens «d’adoption», dont nos interlocuteurs eux-mêmes.