DES CHERCHEURS SÉNÉGALAIS TRAVAILLENT À UN INDICE DE SÉVÉRITÉ DU COVID-19
Dans ses photographies hebdomadaires, le BPE classe pour l’instant plusieurs pays africains – dont le Sénégal – dans le haut du panier à l’international, alors que certains pays occidentaux comme le Royaume-Uni, les Pays Bas sont en queue de classement
Au Sénégal, le Bureau de prospective économique travaille à l’élaboration d’un indice de sévérité du Covid-19, faisant le pari des statistiques pour tirer les leçons de la gestion mondiale de la crise.
« Tirer les leçons » de la gestion de la pandémie de Covid-19, pays par pays, grâce aux statistiques. C’est l’ambition du Bureau de prospective économique (BPE) du Sénégal, rattaché au Secrétariat général du gouvernement. Depuis le début du mois d’avril, le BPE planche sur l’élaboration d’un “indice de sévérité du COVID-19″ au niveau mondial.
Depuis sa création en 2018, le Bureau a déjà mis sur pieds plusieurs indicateurs, censés mesurer, entre autres, le niveau d’émergence économique d’un pays ou la qualité de vie. Aujourd’hui, il propose un classement hebdomadaire des pays du monde en fonction des résultats atteints dans leur gestion de la crise sanitaire qui secoue le monde entier depuis plusieurs mois. Un exercice statistique qui s’appuie notamment sur les taux d’infection, de décès et de guérisons, afin de déterminer quels sont les pays les plus sévèrement atteints par le Covid-19, puis d’examiner mathématiquement les facteurs de résilience, et comprendre pourquoi certains pays sont plus résilients que d’autres.
Dans ses photographies hebdomadaires de la sévérité du COVID-19 au niveau mondial, le BPE classe pour l’instant plusieurs pays africains – dont le Sénégal – dans le haut du panier à l’international, alors que certains pays occidentaux comme le Royaume-Uni, les Pays Bas et les États Unis sont en queue de classement.
Pour Jeune Afrique, l’ingénieur-statisticien et économiste Moubarack Lô, directeur général du BPE et co-concepteur de l’indice, avec Amaye Sy, revient sur la méthodologie, l’évolution et la fiabilité des résultats, l’indépendance des travaux ou encore les limites d’une analyse purement mathématique d’une crise sanitaire.
Jeune Afrique : Quel est l’objectif de cet indice de résilience des pays face au coronavirus ?
Moubarack Lô : C’est un indice à deux niveaux : d’abord, on mesure la sévérité de l’épidémie dans le pays en fonction des infections, des guérisons et des décès. Ensuite, on étudie les facteurs de résilience.
Un indice permet de synthétiser le flux d’informations et de données concernant l’épidémie en un indicateur unique. Cela permet de classer les performances des pays et de tirer les leçons des succès et des échecs de chacun. Que font les pays qui s’en sortent face à ceux où la crise est moins bien gérée ? Quels facteurs structurels et conjoncturels ont fait la différence ? C’est la première fois depuis la grippe espagnole de 1918 qu’une épidémie atteint le monde entier au cours d’un même trimestre. Il faudra tirer des leçons de tout ça.
Nous avons élaboré un papier de recherche relatif à cet indice et nous l’avons soumis, pour publication, au Policy Center for the New South, basé au Maroc, où je sers comme Senior Fellow.
Sur quels critères basez-vous vos calculs concernant la résilience ?
Nous avons sélectionné une quantité élevée de variables candidates, structurelles ou conjoncturelles, comme la qualité du système de santé, l’âge des populations, la stratégie d’identification des cas, de dépistages… D’autres ont été écartées, comme le total de cas par pays, certains pays ayant commencé à comptabiliser tardivement. Nous ne regardons donc que les nouveaux cas chaque semaine.
Les variables utilisées ne sont pas figées. La méthode est évolutive et en construction, d’ici peu nous devrions être fixés sur les variables les plus significatives. L’utilisation ou non de la chloroquine sera également étudiée, afin de savoir s’il s’agit d’un facteur déterminant.
Classer les pays du monde en fonction de leur gestion de la crise ne suppose-t-il pas que le scénario de propagation du virus soit le même partout ? Ce qui semble ne pas être le cas…
Nous ne maîtrisons pas la propagation du virus. L’idée n’est pas de créer un modèle de prédiction de sa propagation mais de se concentrer sur la gestion des cas confirmés.
Une méthode purement mathématique n’exclut-elle pas un certains nombre de facteurs humains, d’interprétations scientifiques ?
Nous avons une approche scientifique, pas intuitive. Il s’agit de vérifier mathématiquement des intuitions : sur le port du masque, le déconfinement, le dépistage massif, le climat… Qu’est-ce qui marche réellement ?
Au-delà de l’équipe de quatre statisticiens du BPE vous ne collaborez donc pas avec des médecins, des épidémiologistes ?
Si l’indice est purement statistique, la littérature qui découlera de nos travaux elle, sera davantage soumis à interprétation. Nous consulterons des spécialistes, des épidémiologistes, ou encore des sociologues.
Pourtant, vous mentionnez « la culture nationale » dans les critères structurels que vous évoquez dans le calcul de l’indice. Comment un élément comme celui-ci peut-il s’intégrer dans un modèle statistique ?
Effectivement, ce type de variable est difficile à quantifier. La culture nationale implique notamment le degré de discipline et d’acceptation des directives, des éléments qui serviront dans la littérature découlant de nos travaux. Il faut rappeler que l’élaboration de cet indice est toujours en travaux, certaines notions restent à affiner.
Dans vos premiers classements, le Sénégal apparaît dans les premiers rangs. Dans le dernier, publié cette semaine, il est douzième mondial…
Cela nous a surpris. Ce qui semble sauver le Sénégal, c’est son taux de guérisons exceptionnellement élevé. On ne sait pas si un pays fait mieux aujourd’hui. Le pays a très tôt suivi les méthodes du professeur Raoult et je pense que ce n’est pas un hasard. Il ne compte également que six décès sur 442 cas, à la date du 22 avril, c’est très peu.
Vous êtes une agence gouvernementale, comprenez-vous que cela puisse créer une forme de suspicion ?
En tant que statisticiens, nous travaillons sans état d’âme. Nous sommes une agence gouvernementale mais nous avons une ligne éditoriale purement scientifique. Si le gouvernement sénégalais est le premier destinataire de nos enseignements, il s’agira d’un capital savoir utile au monde entier.
Avec le Sénégal, les pays africains qui s’en sortent le mieux, selon votre classement, sont la Mauritanie, le Togo, le Bénin et le Burkina Faso. Des pays occidentaux comme le Royaume-Uni, les États-Unis et les Pays Bas figurent dans le bas du classement. Leur système de santé n’a pourtant rien de comparable, leurs moyens de réponses non plus…
La Mauritanie compte officiellement sept cas, dont un décès et deux guérisons, c’est ce qu’il faut prendre en compte. C’est mathématique. Un pays peut avoir un bon système de santé, et une mauvaise stratégie. En France, il n’y a pas eu de stratégie de détection précoce. Au Sénégal on a un système de santé moins bon, mais la stratégie mise en oeuvre semble permettre d’éviter une situation où il aurait été extrêmement éprouvé. Tout le contraire de la Nouvelle Zélande, où le virus est le moins sévère et qui est donc le premier pays au niveau mondial à la date du 18 avril.
Les pays européens et les États-Unis ont pris des mesures tardivement, ce qui n’est pas le cas de l’Afrique qui a fermé ses frontières alors que les cas étaient encore peu nombreux. Si l’Afrique résiste, les leçons serviront aux pays qui se sont laissés surprendre alors qu’ils avaient bien plus de moyens pour gérer la crise.
Quels sont les premières limites auxquelles est confronté votre modèle statistique ?
Pour l’heure, la collecte de données est l’un des principaux problèmes. Certains pays n’avaient, jusqu’à récemment, pas le matériel pour faire leurs propres tests, comme la Somalie qui envoyait ses prélèvements au Kenya. D’autres sont soupçonnés de manipuler leurs données, comme la Biélorussie ou la Chine. Ce qu’ils récusent.
Justement, comment établir des statistiques fiables sur la bases de données fournies par des États, dont certains manquent de transparence ou biaisent les chiffres ?
Nous nous fions aux données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais ce qui nous intéresse ce n’est pas un pays en particulier mais un enseignement global sur les bonnes pratiques, les bonnes politiques. En plus des conclusions globales, il y aura des zooms régionaux, qui permettront de dégager des facteurs de résilience. Si des pays donnent des informations trop parcellaires, ils seront écartés. 10% de données de pays pas fiables, c’est une marge d’erreur qui ne gênera pas les conclusions globales.
Comment peut-on classer des pays où l’épidémie est apparue avec plusieurs mois d’écart, comme le Sénégal, la Chine ou l’Italie ?
L’indice ne sera vraiment significatif que d’ici fin avril, l’épidémie étant arrivée tard dans certains pays. Mais j’insiste sur le fait qu’il s’agit de photographies hebdomadaires qui évoluent sans arrêt. Il faut se donner du temps pour mesure la sévérité et la résilience.
Il est donc trop tôt pour identifier certains facteurs de résilience ?
D’ici mai, nous aurons un bilan de quatre mois de mondialisation de l’épidémie, aujourd’hui nous n’avons pas assez de données ni de recul pour tirer des conclusions. Mais il semblerait que la détection rapide des cas, induisant une prise en charge médicale rapide joue un rôle.
On sait déjà que les répercussions économiques du Covid-19 seront importantes. Votre modèle est-il transposable au calcul de la résilience économique des pays ?
Nous avons déjà développé un indice de calcul de l’émergence économique, il pourrait s’adapter à la résilience économique liée au coronavirus. Il s’agit cependant d’un indice annuel donc il faudra attendre la fin de l’année pour obtenir des résultats. Un indice sanitaire peut être calculé à la semaine, pour l’économie, il faut plus de temps. Nous réfléchirons néanmoins sur l’élaboration d’indices économiques infra-annuels.