C'EST UNE DROGUE, CE N'EST PAS UNE DROGUE
Avocats, magistrats, enquêteurs divisés au sujet du khat

Le 23 février dernier dans la matinée, après plusieurs retours de parquet, le permanent du parti Rewmi, dirigé par Idrissa Seck, en l’occurrence Samba Thioub, a été inculpé et placé sous mandat de dépôt par le doyen des juges d’instruction pour associations de malfaiteurs, trafic international de drogue et importation frauduleuse de produits prohibés (délit douanier). Il récupérait un colis de 21 kg de khat qui a été envoyé d’Ethiopie et qui devait atterrir aux Etats Unis. C’était, a soutenu le partisan de Idrissa Seck, sur recommandation de son frère Modou Thioub qui lui a dit qu’il s’agissait d’aliment. Le conseil de Samba Thioub, Me Baba Diop a soutenu que les poursuites contre son client n’ont pas de base légale, du fait que le Khat ne figure pas dans la liste des drogues interdites au Sénégal. Un débat qui divise magistrats, gendarmes, policiers, douaniers, avocats...
Les feuilles de Khat se mâchent fraiches ou s’utilisent séchées comme infusion. Le khat est un arbrisseau millénaire de la famille des célastracas originaires d’Ethiopie dont la culture s’est étendue en Arabie vers le XVème siècle. Il est cultivé en Afrique de l’Est et au Sud de la péninsule arabique (au Yémen principalement). Les feuilles ont un goût astringent et une odeur aromatique. La mastication des feuilles colore les dents en brun et la langue en vert. Les feuilles de khat contiennent trois principes actifs dont le plus puissant est la cathinone. La structure chimique de la cathinone ressemble beaucoup à celle des amphétamines.
ECLAIRAGE D’UN MAGISTRAT :«COMMENT UNE DROGUE ADMISE DANS UN PAYS EST INTERDITE DANS UN AUTRE»
Un magistrat, qui requiert l’anonymat et qui en sait un bout sur le sujet, propose, pour mieux cerner la question, de partir du fait que la drogue doit s’utiliser pour un but médical ou scientifique. Dans le cas du khat, il souligne que c’est dans les propriétés actives de la plante que l’on retrouve la cathinone et la cathine.
Le processus de déclaration des substances qui permet de dire que telle substance ou plante est déclarée drogue et placée sous contrôle international et fait intervenir quatre tableaux.
Dans le tableau 1, on retrouve les substances dépourvues de tout intérêt en médecine, comme le cannabis. «L’inscription dans un tableau, disent les textes, n’est pas définitive. Il peut y avoir une nouvelle inscription, radiation ou transfert d’un tableau à un autre. Pour passer d’un pays à un autre, ces substances, si elles sont destinées à des buts scientifique ou médical, doivent être déclarées, la quantité et la destination précisée», explique notre interlocuteur.
Dans le tableau 2, figurent des substances qui présentent un intérêt en médecine. On peut citer la codéine ou le propirame.
Au tableau 3, on retrouve les plantes et substances à risque, mais qui présentent un intérêt en médecine. On peut y voir la codéine, l’éthilmorphine. Le contenu des tableaux n’est pas figé. Il existe des drogues de synthèse qui évoluent avec le temps.
Le tableau 4 renvoie justement aux précurseurs, c’est-à-dire aux composantes chimiques des drogues de synthèse. L’article 6 du Code des drogues dit que les tableaux sont établis et modifiés notamment par inscription nouvelle, radiation ou transfert d’un tableau à un autre ; par une inscription nouvelle, radiation ou transfert d’un groupe à un autre… par décret. Les Etats s’appuient sur l’addiction et le problème de santé publique pour réprimer l’utilisation de certaines drogues. Chaque Etat est libre de faire son propre tableau. Ce qui fait qu’une drogue peut être permise dans un pays et interdite dans un autre. Par exemple, un pèlerin qui débarque à la Mecque avec des colas se fait coffrer pour détention de drogue.
A SA 34EME REUNION UN COMITE RATTACHE A L’OMS N’A PAS CONCLU QUE LE KHAT EST UNE DROGUE
Le cas du Khat a été au coeur des débats lors de la 34ème réunion du Comité d’experts de la pharmoco dépendance qui est rattaché à l’Organisation mondiale de la santé (Oms). Le Comité, composé de scientifiques, est chargé d’examiner les drogues et de faire des recommandations à la commission des Nations Unions pour les stupéfiants. Dans ses conclusions, le Comité n’a pas recommandé que le khat soit inscrit dans un tableau, bien que la cathinone et la cathine, placées sous contrôle, y soient déjà. Si ces éminents scientifiques en sont arrivés à cette conclusion, explique notre source, c’est que la feuille de Khat fraîchement coupée, ne fait d’effet qu’au bout d’une heure de mastication. Il s’ajoute qu’au bout de quelques heures, elle perd en teneur ses principes actifs. Les chercheurs ont estimé que le potentiel d’abus et de dépendance de cette substance est faible. «La consommation abusive du khat et la nuisance qu’elle représente pour la santé publique ne sont pas suffisantes pour justifier que cette substance soit placée sous contrôle».
PAS RENTABLE POUR LES TRAFIQUANTS «IL FAUDRA DEVASTER UNE FORET POUR OBTENIR UNE DOSE DE DROGUE A PARTIR DU KHAT»
Par ailleurs, pour avoir une quantité suspecte de drogue, à partir du khat, il faudra dévaster une forêt. Ce qui est loin d’être rentable pour les trafiquants qui peuvent obtenir des «doses» avec d’autres plantes, argumente notre interlocuteur. «Il est démontré qu’on ne peut extraire la cathinone et la cathine du khat, comme on le fait pour les fleurs de pavot (opium) ou de coca (cocaïne)», explique le juriste.
ME BABA DIOP CONSEIL DE SAMBA THIOUB «IL Y A AU MOINS TROIS JURISPRUDENCES QUI ONT CONCLU QU’IL N’Y A PAS DE BASE LÉGALE»
Comme il l’avait annoncé dès l’inculpation de son client Samba Thioub, Me Baba Diop a saisi la chambre d’accusation pour demander l’annulation de la procédure qui, selon lui, n’a pas de base légale. L’avocat fait remarquer d’entrée que 30 % du Produit intérieur brut (Pib) du Yémen est tiré du khat. C’est un des pays qui a légiféré, ce n’est pas le cas du Sénégal où il y a une vide juridique criard. Pourtant, «plaide» le conseil, l’article 4 du Code de procédure pénale dit en substance que nul crime, ni délit, ni contravention ne peut être puni de peine si ce n’est pas prévu par la loi. Le khat n’existe dans aucune loi. Pour défaut de base légale, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar a rendu au moins trois décisions en faveur des personnes poursuivies. Me Diop cite l’affaire Aicha Sy dont le verdict a été rendu le 27 août 2015. La juridiction d’appel a réitéré la même démarche dans le dossier Madar Adam, poursuivi pour détention et trafic de khat.
Idem, pour l’arrêt Daouda Sy rendu le 27 octobre 2015. Me Diop fait remarquer que ces décisions ont été rendues avec des compositions différentes. Ce qui lui fait dire que c’est presque l’unanimité auprès de la chambre. De quoi être optimiste pour Samba Thioub...
UN COMMISSAIRE DE POLICE «ON SAISIT LE KHAT À CAUSE DE LA CATHINONE ET DE LA CATHINE QU’IL CONTIENT»
Selon une voix autorisée de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (Ocrtis) qui, en juin 2015, en était à une saisie de 582 kg de Khat, ce produit n’est pas explicitement interdit au Sénégal. «Il n’est pas dans la liste limitativement retenue par la loi. Mais il faut retenir qu’en matière de drogue, plusieurs conventions internationales règlent la question. Elles ont prévu plusieurs tableaux qu’il faut parcourir. Le Khat renferme des composantes et certaines teneurs qui sont prévues par les différentes conventions. La loi Sénégalaise dit que pour tout ce qui n’est pas dans la loi, il faut se référer aux tableaux des conventions. Il s’agit des conventions 1961, 1971 et des protocoles de 1972, 19 78. «Il y a deux composantes, la cathinone et la cathine, qui sont contenues dans le Khat et qui sont placées sous contrôle. Un avocat, pour sauver son client, peut dire que Khat n’est pas prévu par la loi, mais c’est une paresse intellectuelle de conclure hâtivement comme tel. Il faut savoir que tout cela va être corrigé parce qu’on est en train de réfléchir pour intégrer carrément et expressément le Khat dans la liste des drogues interdites au Sénégal. C’est chemin faisant qu’il faut corriger les failles. Maintenant, il n’est pas dit que la jurisprudence de la Chambre d’accusation de Dakar va être imposée de manière continue. Sur la même question, les chambres d’accusation de Saint- Louis et de Kaolack peuvent aller dans un autre sens. Ce n’est pas pour jeter le discrédit sur les juges, mais souvent, ils n’ont pas tous les éléments d’appréciation pour entrer en ligne de sanction», soutient le limier. Pour le cas de Samba Thioub, notre interlocuteur attire l’attention sur le fait que les convoyeurs d’Ethiopie, où ce n’est pas interdit, aient eu besoin de transiter par le Sénégal pour faire entrer le produit aux Etats Unis où c’est prohibé. Par ailleurs, relève-t-il, la cola est dans toutes les cérémonies sénégalaises, baptême, décès, mariage… dans des coins de rue et boutiques, pourtant elle est interdite en Arabie Saoudite où elle est considérée comme de la drogue. Les Sénégalais, conclut-il, commencent à être des consommateurs de Khat.
ME CIRE CLEDOR LY, AVOCAT A LA COUR« TOUT CE QUI N’EST PAS SUR LA LISTE, NE PEUT PAS ETRE CONSIDERE COMME DE LA DROGUE »
L’As : quelle est votre opinion sur le débat que suscite le khat au Sénégal ? La drogue est une substance qui est interdite et qui a fait l’objet d’un catalogue. Les plantes sont des variétés que l’on trouve partout dans le monde et la drogue est une substance que l’on tire des plantes. Il y a des pays qui les utilisent comme des calmants ou des médicaments. Ce que beaucoup ne savent pas, le chanvre indien a des substances qui sont utilisées en matière économique. A l’époque, il intervenait dans la construction d’automobiles et sur le tissage. Mais la dangerosité de ces plantes qui menacent la sécurité et la stabilité, avant que sur le plan économique, cela ne déstabilise les institutions. C’est pour cela que la convention des Nations Unies, qui a été prudente, a listé tous les noms des produits qualifiés de drogue et en a fait des annexes selon le degré de dangerosité et après identification.
Pour éviter des abus, par exemple, que quelqu’un fume sa pipe et que l’on dise qu’il se drogue, la convention a prévu que tout ce qui pourrait entrer dans cette catégorie de produits nocifs, doit être soumis à l’appréciation de l’Organisation mondiale de la santé qui, elle, procède aux analyses, fait ressortir les substances toxiques ou hallucinogènes, quantifie les degrés et les rajoute à la liste s’il y a besoin. Donc tout ce qui n’est pas sur la liste, ne peut pas être considéré comme de la drogue, dans le sens de la convention des Nations Unies. C’est pour cela que dans les rues de Dakar, les Marocains fument leur herbe. On ne la considère pas comme de la drogue. Ici, nous avons du chanvre indien mais elle est définie dans notre ancienne législation de code pénal. Et il ne prévoyait qu’une peine mineure de deux ou trois mois. C’est par des abus de qualification et de surnom, que l’on arrive à des extrêmes. Le chanvre indien n’est pas dans le registre des haschichs, donc on est en train de condamner des gens sans base légale.
RECONNAISSEZ QUAND MEME QU’IL CONTIENT DES SUBSTANCES DANGEREUSES.
Oui, de la même manière qu’on peut trouver une quantité infime dans la pomme, la banane ou les feuilles de baobab qui servent à faire du lalo. Est-ce que pour autant la feuille de baobab fait partie des drogues interdites au Sénégal ? Non. Bien entendu.
IL N’Y A PAS DE PRODUITS HALLUCINOGENES DANS LES FEUILLES DE BAOBAB.
En fait, ce sont des degrés. On peut arriver à des quantités où c’est hallucinogène. Une personne peut fumer du chanvre indien par exemple sans avoir un certain effet dans son organisme et une autre peut être emportée… Ce sont des substances moléculaires, qui à très faibles doses, peuvent produire des effets néfastes dans l’organisme.
ET POUR LE CAS DU KHAT ?
J’avoue ne pas avoir fait de recherche sur le Khat spécifiquement, mais je suis légaliste et je préfère qu’on aille à la convention des Nations Unies. Est-ce que les substances qui sont dans le Khat sont visées par la convention ? Si c’est oui, on peut tomber sur le coup de répression. Si c’est non, même si elle est hallucinogène, elle n’entre pas dans la catégorie des drogues.
UN COLONEL DE LA DOUANE ARGUMENTE «LES JUGES ONT UNE APPROCHE TECHNIQUE, LA NOTRE EST JURIDIQUE»
Etant donné que la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Dakar a déjà rendu des verdicts sur le sujet, un colonel de la douane préfère donner son éclairage sous l’anonymat. Pour camper le débat, il dit d’entrée que les juges sont dans l’aspect juridique et la douane dans l’aspect technique. « Les drogues sont des substances qui sont contenues dans des matières déterminées. Le khat, le yamba et le katadianta sont des types de drogue. Il n’est pas dit clairement le khat, parce que son nom varie selon les localités. Les consommateurs de khat, dans le Yémen, en Ethiopie, à Djibouti, le fument, le mâche ou le prennent sous forme d’infusion. Le même procédé est utilisé avec la feuille de coca qu’on appelle le cocaier, c’est elle que l’on extrait pour avoir de la cocaïne. Au Sénégal, la douane a une mission triple : sécuritaire, fiscale et économique. C’est dans ce cadre que nous intervenons pour lutter contre la drogue en nous nous basant sur le code des douanes et sur le code des drogues. Le code des drogues ne parle pas de khat, il dit d’aller analyser les substances contenues dans une matière. Donc, lorsque nous saisissons un produit suspect, nous l’analysons au laboratoire national de la police. Parce que la compétence principale en matière de lutte contre la drogue, relève de la Police, du ministre de l’Intérieur. Le décret 80-1220 liste les produits et ne parle pas de khat, mais de cathinone et de cathine, des substances inscrites au tableau 3 de 1971 contre les substances psychotropes. Le juge se base sur le fait que le khat n’est cité nommément alors que nous, nous nous fondons sur l’aspect technique. Les juges ont une approche juridique et disent qu’un délit doit être prévu expressément. Mais nous de notre côté, pour des raisons de sécurité, estce que nous devons laisser passer un trafic alors qu’on le sait ? Par ailleurs, si l’utilisateur de khat est convaincu que ce produit est légal et licite, pourquoi il utilise les mules ? Toutes les personnes qui ont été interpellées ont été utilisées par les véritables propriétaires. Et pourquoi ces mules ne déclarent jamais la drogue ? La première fois, on a parlé d’henné. Là ce sont des arguments analogues. Mais, nous avons aussi des arguments techniques relatifs à l’analyse du produit. En France et en Grande Bretagne, c’est passible de prison».
UN PEU DE LEXIQUE
Ethylmorphine : molécule chimiquement proche de la codéine. Cette dernière est un des alcaloïdes contenu dans le pavot.
Cathinone : une substance chimique provenant des feuilles de khat, un arbuste africain dont le nom scientifique est catha edulis.
C’est un alcaloïde avec des propriétés proches de celles de amphétamines.
Cathine : est un composé chimique organique alcaloïde, présente à l’état naturel dans l’arbuste catha edulis
Khat : qat ou kat, arbrisseau de la famille des célastracas originaire d’Ethiopie