PARADOXALEMENT, LES COUPS D’ETAT EN AFRIQUE SONT DEVENUS DES MOMENTS DE RESPIRATION DEMOCRATIQUE
Bakary Samb, directeur régional de Timbuktu Institute un think tank africain, régional basé à Dakar, à Bamako et à Niamey. Il travaille sur les questions stratégiques
TImbuktu Institute est un think tank africain, régional basé à Dakar, à Bamako et à Niamey. Il travaille sur les questions stratégiques. Son objectif, c’est la production et la promotion de réflexions stratégiques sur toutes les questions importantes africaines crédibles et audibles. Il faut de la recherche-action et veut casser les cloisons entre le monde de la recherche et celui de la décision. Le directeur régional de Timbuktu Institute, Dr Bakary Samb, analyse, à travers cette interview, la géopolitique sous-régionale marquée par la multiplication de coups d’Etat. Aussi paradoxal que cela puisse être, l’enseignant à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis soutient que « les coups d’Etat en Afrique sont devenus des moments de respiration démocratique ».
Dr, comment expliquez-vous la frénésie de l’arrivée de militaires au pouvoir, au Mali, au Burkina et au Niger ? Ce après une assez longue période démocratique dans ces pays.
Il y a une forme de paradoxe. Dans les années 90, sous l’ère de la démocratisation, on a vu les Africains se battre pour la démocratie. Aujourd’hui, ce sont des jeunes qui applaudissent d’autres jeunes qui arrivent au pouvoir. C’est comme si, paradoxalement, les coups d’Etat étaient devenus des moments de respiration démocratique. C’est un fait nouveau qui renseigne sur la crise de la démocratie elle-même, tout en n’étant pas un rejet en tant que tel de la démocratie parles Africains, mais c’est l’accumulation des inconséquences et des contradictions dans l’application du processus démocratique où il y a un besoin d’endogénéisation. L’arrivée de ces militaires constitue un précédent dangereux d’autant plus que c’est dans des situations où il y avait un contexte d’insécurité endémique au Mali, au Burkina Faso et au Niger qu’ils ont pris le pouvoir. Le fait que ces trois régimes militaires décident d’aller dans une nouvelle forme d’alliance, à savoir l’Alliance des Etats du Sahel, c’était déjà une menace à l’architecture de sécurité régionale dans le sens où la force de la CEDEAO était l’organisation sous-régionale la plus intégrée et qu’il y avait une architecture de sécurité régionale. La création de l’Alliance des Etats du Sahel conduit donc vers une fragmentation de cette architecture. Il faut voir l’article 6 de la charte de la CEDEAO qui indique une sorte de solidarité mécanique entre les pays lorsque l’un d’entre eux est agressé. D’abord cela pose des problèmes en termes de stabilité. Par exemple, le Niger et le Burkina Faso peuvent intervenir au Nord du Mali. On a vu les conséquences dans cette partie du Mali. Aujourd’hui, nous sommes dans une forme d’organisation (Ndlr, l’Alliance des Etats du Sahel) dont l’objectif premier était de se protéger de la CEDEAO, notamment de ses sanctions, mais qui a débouché sur une fragmentation tacite de l’architecture régionale de sécurité.
Pourtant ces régimes ont le soutien des populations. Une sorte de légitimation démocratique. N’est-ce pas là un signe de désaffection des populations à l’égard des régimes civils ?
Ce qu’on voit derrière ces juntes qui viennent au pouvoir est un signe d’une désaffection par rapport aux Etats incarnés par des civils et une conséquence de la mal gouvernance, de l’absence de démocratie qui se résume chez nous à l’aspect électoral. On a vu d’autres aspirations qui sont aujourd’hui prises en charge par les tenants de ces juntes. Autre chose également, on a vu qu’il y a un discours populiste qui surfe sur les déceptions par rapport aux régimes civils précédents, mais aussi sur un contexte international. Cette désaffection est le signe aussi d’un rejet du modèle occidental devant propager des valeurs. Ces occidentaux, par rapport à ces mêmes valeurs, ont été eux-mêmes inconséquents à un certain moment. Finalement, ce sont les intérêts stratégiques immédiats qui ont toujours guidé leurs choix. Il y a non seulement un problème de démocratie mais aussi de crédibilité du discours occidental sur la démocratie. Par rapport à cela, aujourd’hui, nous sommes dans une situation qu’on pourrait qualifier d’hybride et de paradoxale. Ces juntes ont joué avec une stratégie très claire. Par exemple au Mali, qui a toujours trouvé des boucs émissaires avec la France, Barkhane, la CEDEAO et les soldats ivoiriens ou encore la MINUSMA, on voit que les militaires au pouvoir sont dans une logique de légitimation. En effet, le fait de mettre en avant l’idée selon laquelle leur souveraineté serait menacée, comme on le sait, mécaniquement quand il y a menace extérieure, cela renforce la cohésion intérieure autour d’un leadership qui s’est mis en opposition par rapport à un régime civil qui a duré au pouvoir.
Seulement le paradoxe, c’est qu’on chasse la France pour aller se jeter dans les bras des Russes…
La France, au regard de son histoire, est toujours obligée de gérer l’urgence et l’histoire en même temps. On est arrivé à un moment où il y a une nouvelle génération montante que la France n’a pas pu voir venir avec la démocratisation de l’accès à l’information, des réseaux sociaux, mais aussi une ère où l’armée est entrée dans une posture avec un nouveau statut qui lui permet de faire jouer la confiance, je pense qu’il y a eu une absence de diplomatie française pour lire ces signaux et s’adapter. Il faut aussi voir que les Russes sont venus de manière opportuniste et pragmatique dans le Sahel comme étant une alternative par rapport à la France notamment sur le plan de la sécurité. Les Russes eux-mêmes manquent d’agilité diplomatique et de connaissance du continent au point qu’aujourd’hui, ils croient que, dans l’immédiat, ils sont pris comme des héros applaudis en tant que sauveurs. Ce n’est pastant un amour de la Russie mais une désaffection de la France qui se manifeste ainsi. Ce qui est aussi paradoxal au niveau de ces régimes, c’est comment vouloir affirmer qu’on est en train de se départir d’un colonisateur, d’un dominateur, d’une puissance en s’offrant à une autre aussi dominatrice qui fonde sa politique dans l’assistance militaire avec la rente de l’or. Je crois qu’on est entré dans une ère trouble où il y a ce shift de l’Afrique vers laquelle convergent toutes les puissances au regard des intérêts géoéconomiques énormes. Le drame au vu de ce grand rejet sahélien vu au Mali, au Burkina et au Niger, c’est que notre sous-région risque d’être le théâtre d’une nouvelle guerre froide qui ne dit pas son nom avec des antagonismes entre la France et la Russie.
La décision du Burkina, du Mali et du Niger de sortir de la Cedeao complique la situation. Comment comprenez-vous cette décision ? Quelle est la réponse que doit apporter la Cedeao elle-même qui fait face à une crise sans précédent ?
Le communiqué du 28 janvier de ces trois pays n’a pas de valeur juridique. Il ne concerne que trois Etats alors que, pour sortir de la CEDEAO, il y a des préalables bien clairs à savoir le notifier de manière très claire et attendre un an pour qu’elle donne sa réponse. Après cela, il y a tout un processus à suivre. Je pense que, cela dit, la CEDEAO devra apprendre de ses erreurs dans les crises malienne et nigérienne en ne mettant pas tout de suite en avant la logique de sanctions, mais celle de la diplomatie. Les grandes puissances de la région ont toutefois essayé de parler à ces juntes avec les déplacements de Macky Sall à Bamako tout en restant en contact avec les autres pour essayer de les amener à la raison. Il faudrait à la fois ce mix de diplomatie et de fermeté pour ne pas déstructurer l’architecture régionale de sécurité, il faut privilégier une diplomatie beaucoup plus fine agissant sur le dialogue et la conscience des enjeux. Aujourd’hui, l’enjeu est de se demander s’il faut suivre ces régimes dans cette escalade alors qu’ils sont passagers et que les populations de la CEDEAO et les Etats eux-mêmes vont rester. Il y va de la construction de la communauté régionale ou bien être dans une forme d’intelligence des situations en étant clairs sur les règles du jeu et en déployant tout ce qui est nécessaire pour arriver à une normalisation et une conservation de cette architecture régionale de sécurité qui fait la différence entre la CEDEAO et les autres organisations sous-régionales.
Dans cette crise sous régionale, quels devront être les rôles du Sénégal ?
Le Sénégal est souvent vu comme un ilot de stabilité, en même temps il bénéficie d’une crédibilité diplomatique au regard de notre position stratégique et de la qualité de nos ressources humaines diplomatiques. La présidence de l’Union africaine par le Sénégal a été une étape cruciale où Macky Sall a su positionner le continent comme une véritable réalité géopolitique qui parle d’une même voix et en ayant un mot à dire sur la question climatique ainsi que lors des discours qui ont suivi pour dire que l’Afrique doit refuser de subir une double peine climatique en étant le continent qui pollue le moins mais qui paie le plus les effets du changement climatique. Il en est de même sur la question de la transition énergétique, qui certes doit se faire pour la préservation de la planète mais que cela ne se fasse pas à notre détriment où plus de 300 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité.
DROIT DE RECTIFICATION
Le quotidien Le Témoin a titré à la Une de sa parution du 15 février 2024 « Les coups d’État sont devenus des moments de respiration démocratique » en sortant ma réflexion de son contexte. D’abord l’interview a été donnée le 28 janvier 2024 bien avant le contexte politique actuel. Ensuite, par cette expression à laquelle j’avais ajouté l’adverbe « paradoxalement » je voulais simplement rendre compte de l’ironie selon laquelle la jeunesse qui, jadis, se battait pour la démocratie au prix de sa vie dans les années 1990, se met aujourd’hui à saluer les premiers des coups d’État dans différents pays en ovationnant les putschistes. C’est dans ce sens que j’ai voulu relever le paradoxe de ces ex- « combattants de la liberté » qui vivent ces moments de crise comme une respiration démocratique. Loin de moi, donc, toute idée d’apologie des putschs que je suis parmi les premiers à condamner fermement partout sur le continent et ailleurs dans le monde.
Dr. Bakary Sambe, Directeur du Timbuktu Institute