MAIS POURQUOI EST-ON BORDELIQUE?
Vêtements en tas, papiers administratifs en pile attendant que quelqu'un se penche sur leur cas, objets qui traînent ou trousseau de clé aux abonnés absents. L'intérieur d'un(e) personnalité bordélique défie généralement le bon sens

Pour certains, ranger sa chambre, son bureau ou l'intérieur de sa voiture est une épreuve insurmontable. D'où vient cette tendance à aimer le désordre?
Vêtements en tas, papiers administratifs en pile attendant que quelqu'un se penche sur leur cas, objets qui traînent ou trousseau de clé aux abonnés absents (parce que présentement dans une trousse de toilette ou dans le tiroir à couverts)... L'intérieur d'un(e) personnalité bordélique défie généralement le bon sens et, parfois, les règles élémentaires d'hygiène.
Si certaines personnes désordonnées souffrent de la situation, elles éprouvent pourtant toutes les peines du monde à ranger et ce, souvent, dès leur plus jeune âge. D'où vient cette incapacité à vivre dans un environnement dans lequel tout est à sa place? Est-on bordélique à vie? Existe-t-il des solutions ou les victimes de cette tare quasi congénitale sont-elles condamnées à évoluer dans un terrain miné d'objets en tous genres? Explications et témoignages.
Un mal fou à se séparer des objets
"Il existe plusieurs sortes de bordéliques", constate Laurence Einfalt. Cette psychologue de formation est devenue conseillère en organisation et propose aux cas les plus désespérés des séances d'aide au rangement. Une activité qui lui permet d'identifier les différentes catégories de désordonnés.
"La plupart du temps, observe-t-elle, je rencontre des personnes ayant du mal à prendre des décisions, ce que j'appelle la 'procrastination décisionnelle'. Elles éprouvent, de fait, une difficulté à se séparer des objets, au nom du sacro-saint 'on ne sait jamais' et repoussent à plus tard le moment de placer certaines choses à certains endroits. Il en résulte, nécessairement, un certain désordre."
Elise, 32 ans, se reconnaît dans ce profil. "Je ne saurais pas dire si c'est de la paresse ou une incapacité à agir, mais je passe plus de temps à me dire que je vais ranger qu'à le faire. Et jeter des affaires pourtant envahissantes m'est impossible. J'ai toujours peur d'en avoir besoin dès le moment où elles auront disparu."
"De grands ados dans leur tête"
Autre catégorie, les "rebelles". "Etre ordonné, c'est respecter certaines règles. Certains bordéliques revendiquent inconsciemment une envie de liberté", explique Laurence Einfalt. Une rébellion qui peut souvent être en rapport avec l'éducation que l'on a reçue. Un père ou une mère trop maniaque peut donner envie de s'opposer en laissant traîner ses affaires, dès qu'on est en âge d'avoir son propre appartement.
"Les ados sont souvent bordéliques: tout parent le constate à un moment ou à un autre et s'évertue, généralement en vain, à exiger de son enfant qu'il range sa chambre. Je pense que ceux d'entre nous qui sont restés désordonnés en vieillissant sont encore de grands ados dans leur tête", estime Emmanuelle Lacroix, psychologue mais également, de son propre aveu, "assez concernée par le sujet à titre personnel".
"Une façon comme une autre de dire 'j'existe'"
Cette propension à s'étaler dans son environnement peut être une question de pouvoir. "Être bordélique, c'est occuper le terrain et empiéter sur le territoire de l'autre", constate Laurence Einfalt. "C'est une façon comme une autre de dire 'j'existe'", abonde Emmanuelle Lacroix. Rébellion, envie de marquer son territoire, mais aussi, parfois, incapacité à faire correspondre un idéal de vie à la réalité, voire, n'en déplaise aux détracteurs des bordéliques, "un certain perfectionnisme", suggère Laurence Einfalt.
"Souvent, les personnes incapables de ranger aspirent à quelque chose de parfait. Mais lorsqu'elles constatent qu'elles ne vont pas atteindre cet objectif, elles préfèrent laisser tomber, comme si la demi-mesure ne pouvait pas leur convenir."
Carole, 40 ans, confie ainsi sa frustration de ne pas pouvoir afficher sur les réseaux sociaux "un intérieur parfait et épuré, inspiré par la mode scandinave". "C'est mon rêve, de vivre dans un salon où tout serait rangé, où l'horizon serait dégagé quand je suis sur mon canapé. Mais même lorsque je fais des efforts, ça ne ressemble jamais à ce que je vois sur certains comptes Instagram." Résultat: Carole "lâche l'affaire" et laisse s'accumuler les magazines, renonce à se débarrasser d'une bougie qui agonise ou des dessins d'enfants qui finissent par envahir la table basse.
"Un lien entre un tempérament bordélique et une certaine créativité"
Parfois, ajoute Laurence Einfalt, certains bordéliques utilisent leur conception bien à eux du rangement comme un jeu, voire une "stimulation intellectuelle". "Au moment de chercher leur portefeuille, ils se rappellent avoir changé de sac la veille, sac qui a été placé dans un endroit forcément insolite, idem pour les clés ou autre objet du quotidien. C'est une façon de se défier, souvent inconsciente."
"Il peut y avoir un lien entre tempérament bordélique et créativité", approuve Emmanuelle Lacroix. "J'ai besoin d'étaler mes croquis, d'avoir tous mes crayons à portée de main, je sais où tout se trouve et c'est quand je range que je perds mes affaires", témoigne Jeanne, 20 ans, étudiante en école d'art.
Agir quand le désordre devient problématique
Quelle qu'en soit la cause, les deux psychologues s'accordent sur un point: il n'y a rien de dramatique à être bordélique. Cela dit, ce qui n'est qu'un trait de caractère agaçant pour soi-même peut devenir un problème lorsqu'on s'installe dans une relation de couple ou à la naissance d'un enfant, chacun ayant alors besoin de sa place.
Parfois également, le désordre devient tel que même le plus convaincu des bordéliques y perd son latin, voire en subit les conséquences: perte du passeport à quelques minutes de prendre le taxi pour l'aéroport, disparition de la seule paire de chaussure coordonnée avec sa nouvelle robe ou accident domestique dû à la présence d'un objet contondant (le taille-crayon qui avait disparu depuis deux mois) au pied du lit. "Lorsque ce désordre devient problématique, pour soi ou son entourage, qu'il nous empêche de vivre sereinement, c'est le signe qu'il faut agir", suggère Emmanuelle Lacroix.
Un changement par étapes
"Il faut alors y aller pas à pas, recommande Laurence Einfalt. La première étape, c'est le tri. Je conseille à mes clients de commencer par le placard de la cuisine, en jetant toutes les épices dont la date de péremption excède quelques mois. Ce n'est pas anodin de démarrer ainsi. Mieux vaut ne pas s'attaquer tout de suite à des objets empreints d'une dimension émotionnelle trop forte. Ensuite, on passe à l'armoire à pharmacie. Puis, enfin, aux vêtements ou aux papiers."
L'idée n'est pas de se transformer en psycho-rigide du rangement, mais de libérer de l'espace et de rationaliser son intérieur. Et de se demander deux choses, comme le recommande Marie Kondo, la papesse japonaise du rangement, pour chaque objet que l'on souhaite garder: "Est-il joli? Est-il utile?" Si la réponse est non aux deux questions, aucune raison de le garder.