MAKHTAR M'BOW PAR CELLE QUI L'A AIMÉ
Des cours aux lycéens de Rosso aux rencontres avec les grands de ce monde, leur parcours défie l'ordinaire. Une histoire d'amour et d'engagement racontée par celle qui fut de tous les combats aux côtés de Makhtar : son épouse Raymonde Fadhila Mbow
Le texte suivant est de Madame Raymonde Fadhila Mbow, épouse d'Amadou Makhtar Mbow, extrait du livre "Amadou Mahtar Mbow, Une Légende à Raconter – Entretiens avec un Éclaireur du Siècle", publié aux Éditions Karan en 2021 par Mahamadou Lamine Sagna.
Puisque la parole, lorsqu’elle est bonne en remontant vers la bouche, se charge d’humeur allègre et engendre d’autres paroles qui créent la vie ou la fortifient, je ne me priverai pas en ces entretiens, de raconter. Mahtar avec les mots miens…
C’est à Paris, en novembre 1950 que nous nous sommes rencontrés dans un amphithéâtre de la Sorbonne pendant un cours d’histoire du Professeur Marou. Cet endroit vétuste et austère manquait totalement de charme. Mahtar était au premier rang, juste en face du professeur et moi plus haut vers le septième rang… Tout le monde le sait, pendant certains cours, en l’occurrence ceux qui nous passionnent, les regards, survolent la salle, volent les visages, les mots des uns et des autres. Mon attention était attirée par un étudiant noir, qui me paraissait plus attentif et plus réactif que les autres. Etait-ce parce que nous étions les deux seuls noirs de l’auditoire, était-ce parce qu’il m’avait l’air d’en savoir un bout, toujours est-il qu’à la sortie du cours nous avons échangé quelques mots. Sans doute anodins, au début, généralement le « d’où viens-tu ? » « Où habites-tu ?” Ainsi commença une belle et longue histoire dont vous suivez encore le déroulement.
Mahtar dégageait une sorte d’aura que j’ai attribuée au début à sa soif d’apprendre et à sa passion pour l’histoire, dont il avait décidé de faire sa profession. Mais plus tard j’ai compris que cette aura lui provenait de son enfance choyée, heureuse et studieuse, entre un père aimant et fier et une tante, - ainsi désigne-t-on les épouses d’un père polygame - qui, n’ayant pas eu d’enfant, lui a consacré toute son affection, et plus encore après la perte prématurée de sa mère. Fara, son père lui a donné le goût du travail bien fait, de l’exigence envers soi-même, du courage devant l’adversité, la connaissance des vertus des plantes et les soins des animaux domestiques.
Son père, sa mère et sa tante lui ont inculqué les valeurs familiales qui feront de l’enfant un honnête homme respectueux de tous les membres de sa communauté. Tous trois lui ont montré l’exemple de bons croyants. En retour, Ndiaga (surnom de Mahtar) a toujours voué un culte à sa tante et parle d’elle avec tendresse et gratitude.
Mahtar cultivait tout aussi le goût de l’élégance pendant nos années de fac. Il était superbe dans une veste en velours beige, très bien coupée avec un foulard assorti. A la fois serein et enjoué avec des convictions politiques et sociales très documentées parce qu’il lisait beaucoup. Il était très à l’aise dans les milieux intellectuels comme dans les milieux populaires et savait se faire des amis, mais hélas aussi des ennemis que ses indéniables qualités et ses idées dérangeaient. Je me suis vite rendue compte qu’il était responsable et mature, et il me semblait si différent des autres garçons, du genre fils à papa, que je fréquentais...
….. Ne me rappelez pas mes doutes lorsque je devais aller vivre avec lui en Afrique. Eh oui, j’ai eu des doutes, des interrogations et même des craintes, mais dans ma famille nous avons tous été bercés par des chansons et des contes qui nous rappelaient nos origines africaines. On se glorifiait de l’histoire de l’oncle Benito, capitaine de vaisseau, qui avait fait un voyage en Ethiopie, seul pays indépendant d’Afrique à l’époque et qui ambitionnait de développer les relations avec Haïti, seule république noire indépendante dans le monde. Il avait aussi écrit un livre sur les colonies d’exploitation en Afrique dans lequel il décrivait l’histoire d’un village au Sénégal. On parlait aussi de son air triste parce qu’il avait laissé un secret d’alcôve à Addis Abeba.
…Parlant d’Afrique, nous avons vécu en Mauritanie, au Maroc et au Sénégal. Nous sommes d’abord allés en Mauritanie. Après notre mariage en 1951, à la fin de nos études à la Sorbonne, nous avons donc été affectés au Collège de Rosso puisque l’autorité coloniale avait décrété que Mahtar, mon futur mari, indépendantiste convaincu, n’étant « corruptible ni par l’argent, ni par les femmes », était indésirable au Sénégal.
Ce séjour d’environ 3 ans a été marqué par de belles rencontres avec nos collègues, nous étions les deux seuls professeurs noirs avec nos élèves adolescents, turbulents parfois, mais qui nous faisaient confiance et nous admiraient.
…Le Sénégal était le pays d’ancrage donc celui où nous revenions le plus souvent. L’un des moments que je tiens jalousement conservé dans ma mémoire c’est l’accueil du père de Mahtar à Louga lors de ma première visite. Dès que je suis descendue de la voiture il m’a ouvert les bras en disant ‘“ma fille, ma fille” avec une tendresse inexprimable. Je n’oublierai jamais le regard plein de bonté de mon beau-père, impressionnant par sa taille et dans son boubou immaculé. Il montrait qu’il avait accepté le choix de Mahtar et voulait attirer les bénédictions divines sur notre mariage.
Au Maroc nous avons bénéficié de l’amitié de Sa Majesté le Roi Hassan II et de la famille royale. Le peuple marocain a toujours estimé Mahtar et soutenu son combat. J’ai eu l’honneur et l’immense responsabilité d’accueillir la fille du roi qui a suivi un stage à l’Unesco après son bac. …Nous y avons côtoyé des sommités internationales, telles que Neil Armstrong, l’homme de la lune, Kissinger, Monseigneur Gantin, les présidents Senghor et Ahidjo, Maurice Druon, etc. Les sessions étaient des moments intellectuels enchanteurs mais aussi un régal gastronomique.
Ah oui, l’on pourrait se demander comment pouvions-nous conserver une vie familiale tout en répondant à toutes ces obligations. En effet, dès l’annonce de la nomination de Mahtar au poste de Sous-Directeur Général pour l’Education à l’UNESCO en 1970, je me suis mise à réfléchir à ce que serait désormais notre vie familiale à Paris. Nous avons élaboré un agenda où une place de choix était réservée aux enfants. Ils étaient de jeunes lycéens, avec des problèmes d’acceptation de ce nouvel environnement. Nous tenions à ce qu’ils prennent en compte la chance qu’ils avaient de vivre dans un milieu culturel aussi varié, stimulant et privilégié, mais qu’ils sachent aussi que cela impliquait aussi pour eux des efforts d’adaptation. Nous étions toujours présents tous les deux, ou l’un ou l’autre aux repas du soir. C’était l’occasion de les écouter parler du lycée, des rapports qu’ils avaient avec leurs professeurs et des amis qu’ils se faisaient. Leur travail et leurs résultats scolaires étaient scrupuleusement suivis. Nous nous efforcions de répondre à leurs interrogations ; nous parlions très librement des problèmes du monde et de l’actualité de l’UNESCO et dans le souci du ressourcement nous évoquions fréquemment nos pays d’origine, le Sénégal et Haïti. Nous avons partagé les vacances à l’étranger, dans plusieurs pays du monde, et en France où nous vivions, avons visité ensemble des musées, théâtres, sites historiques, géographiques et assisté à des soirées culturelles de qualité à l’UNESCO. Ils ont grandi, sont entrés à l’université ; j’ai pu accompagner mon mari plus souvent en voyage.
….Lorsque l’on a la chance de parcourir le monde, il faut s’en gaver. Etant géographe, ce sont plutôt les reliefs naturels et les sites hydrographiques qui m’ont marquée. Difficile de choisir entre les Chutes Victoria, impressionnantes, le plus long fleuve du monde, le Nil, ou les montagnes enneigées du Kilimandjaro et du Kenya.
Le Nil, le grand fleuve nourricier, berceau de la civilisation fondamentale pharaonique, traverse l’Afrique, du sud au nord, des Grands Lacs jusqu’à la Méditerranée. Son régime de crues et son limon conditionnent l’agriculture de nombreux pays. Ses eaux reflètent la plupart des paysages africains, la savane, la forêt équatoriale, le Sahel et le désert ; ses rives abritent d’innombrables villes, bourgades et villages débordantes d’activités, et il devrait être un élément fédérateur pour les communications. Comme j’ai aimé me promener au crépuscule, après la chaleur accablante de la journée sur ses rives sablonneuses et admirer les flamboyants couchers de soleil.
Que de traversées dans les felouques bercées par les voiles agitées par le vent. Que de grandioses travaux accomplis par l’UNESCO pour sauver les monuments en péril. Citons Abou Simbel et la petite île de Philae renflouée au temps où Mahtar était Directeur Général de l’UNESCO. Nous avons assisté à la pittoresque cérémonie d’inauguration de ce site avec Mme Nasser. L’UNESCO peut être fière d’avoir apporté sa pierre dans la longue et belle histoire de la vie de ce fleuve….
Les chutes Victoria, nous les avons admirées au Zimbabwe en compagnie d’un Ministre-poète qui déclamait des vers qu’il avait composés pour ce site. Hélas l’audition se perdait dans le tumulte environnant. Le fracas des eaux bondissantes, la vapeur projetée qui entretient une atmosphère brumeuse et opalescente, l’apparition d’arcs en ciel fantasmagoriques qui déploient leurs voiles irisées rendent ce lieu inoubliable. Le tracé des chutes plutôt linéaire et horizontal coupe le fleuve Zambèze dans toute sa largeur. Le soir au diner, j’ai eu un petit succès lorsqu’un invité présent comparait les différences entre les colonisations anglaises et françaises . Je lui ai répondu: “En somme, vous avez la Corrèze, nous avons le Zambèze”.