PLONGEE DANS L’UNIVERS SINGULIER DES BAYE FALL DE TOUBA
Les effluves du « ceebujën » (riz au poisson) émoustillent les papilles. Il est 14 heures. C’est l’heure du repas. En ce premier jour du mois de ramadan, la scène ne fait pas exception à Palène, dans le département de Mbacké (région de Diourbel)
Les Baye Fall constituent une branche dérivée du mouridisme. Ce sont des disciples de Mame Cheikh Ibrahima Fall, fidèle compagnon du fondateur du mouridisme, Cheikh Ahmadou Bamba. Habits bariolés et coiffures en dreadlocks, les membres de cette fervente communauté présentent une autre particularité : ils ne jeûnent pas pendant le mois de ramadan, se soumettant à ce précepte de l’Islam à leur manière
Les effluves du « ceebujën » (riz au poisson) émoustillent les papilles. Il est 14 heures. C’est l’heure du repas. En ce premier jour du mois de ramadan, la scène ne fait pas exception à Palène, dans le département de Mbacké (région de Diourbel). Nous sommes dans le quartier général des « Baye Fall ». Ici, c’est la routine. Les bols de repas passent de main en main dans un mouvement contenu, mais plein d’ardeur. Les Baye Fall ne jeûnent pas. C’est une affaire de conviction. C’est toute une histoire. « Tout est parti du compagnonnage entre Serigne Touba et Mame Cheikh Ibra Fall. Un jour, Cheikh Ahmadou Bamba, à l’approche du mois béni, avait demandé à son disciple Ibra Fall de réserver un accueil exceptionnel à un grand hôte, sans dévoiler son identité. En réalité, il s’agissait du mois de ramadan », raconte, ésotérique, Serigne Bara Mbodj, prêcheur de cette communauté de foi. Et c’est ainsi que le fondateur de la communauté des Baye Fall a très tôt compris le langage codé de son guide. Conscient de l’importance que son marabout accordait à ce quatrième pilier de l’Islam, le Cheikh s’était résolu à cuisiner, quotidiennement, des mets à base de poulet qu’il proposait à son guide religieux aux heures de rupture du jeûne. Les récits rapportent que le premier « ndogou » (repas de rupture du jeûne) a été un coq. Depuis, les fils de Cheikh Ibra s’évertuent à perpétuer cet acte de foi et de fidélité devant les fils de Serigne Touba. Et aujourd’hui, c’est autour de ses descendants d’en faire autant avec ceux du Cheikh.
Alimenter le corps et nourrir l’âme
Le jeûne est une obligation dont aucun musulman n’est dispensé, à moins que cela ne découle de prescriptions d’exception décrites par le Coran ou la Sunna du prophète Mohammed. Et pourtant, les Baye Fall se sont soustraits à cette obligation, invoquant le « ndigël » (consigne), érigé en dogme. « Cheikh Ibrahima Fall, lui-même, avait l’aval de son maître Cheikh Ahmadou Bamba de ne pas jeûner. C’était en récompense de ses actions de grâce et de sa dévotion au Seigneur, à travers lui le Cheikh », confie Serigne Fall ou Fall, neveu et bras droit de Serigne Cheikh Dieumb Fall, sixième et actuel khalife général des Baye Fall. Selon Serigne Bara Mbodj, disciple et compagnon du sixième khalife de cette branche du mouridisme, Serigne Modou Fallou Fall, disparu en 2006, donner un « ndogou » est plus gratifiant que jeûner, parce que toute personne peut s’abstenir de manger et de boire. En revanche, certains ne peuvent pas donner leurs biens, leur temps et leur corps dans cette quête de Dieu. « Jeûner, c’est éduquer le corps et tuer les désirs. Car, pendant le mois de ramadan, le jeûneur se méfie de tout acte contraire aux préceptes de l’Islam tel que l’adultère, le mensonge, la médisance, la rancune... Ce qui devait être le comportement de tout bon musulman à tout moment et partout. Cependant, le Baye Fall, lui, se concentre sur l’éducation de son âme qui témoignera de tout devant son Seigneur. Mame Cheikh Ibra Fall avait symbolisé ce credo », affirme-t-il. Chez les Baye Fall, on parle de trois « Koumté » correspondant au 1er, 11ème et 21ème jour du mois de ramadan. Pour ces journées, les repas préparés doublent voire triplent avec des menus riches en viande de poulet, de bœuf et de mouton. Toutes les familles de Mame Cheikh Ibrahima Fall se réunissent et assurent ensemble le transport des « ndogous » vers Touba et Diourbel au profit des descendants de Cheikh Ahmadou Bamba. Le but est d’avoir la bénédiction du khalife et de la famille de Serigne Touba
Goûter à la sauce, c’est donner des restes au marabout
A la mythique cité de Palène à Mbacké, plus précisément à « Niarry Baye Fall » chez Serigne Modou Fallou Fall, c’est une foule immense qui se retrouve tous les jours, en ce début du mois de ramadan. Devant la concession du marabout, habillés de tuniques de couleur bleu communément appelées « Bollobakh », les disciples de la famille n’osent pas s’asseoir avant la fin de la cuisson des repas. De grands groupes se forment et chaque unité s’active autour de quelque chose. Les femmes, logées à l’intérieur du quartier général, épluchent les oignons, les pommes de terre, les patates et les carottes. Elles lavent les condiments et les bols, alors que plusieurs autres dames s’affairent autour des marmites. La fumée jaillit de partout. Le ciel est noir. Les visages ruissellent de sueur au rythme des « zikrs » (invocations) scandés sans arrêt du matin au soir. A quelques mètres de là, les hommes égorgent les moutons et les bœufs avant de les dépouiller et de les dépecer. Ils partagent ensuite la viande entre les différentes marmites déjà posées sur le feu. A quelques encablures de ce lieu de préparation, d’autres Baye Fall galvanisent les fidèles, l’air épuisé : « mouride, ci ndiguel-li » (ô vous les mourides, venez jouer votre partition dans la préparation des repas). Durant toute la cuisson, aucun « Baye Fall » ne doit goûter à la sauce à base de viande, car « le faire, c’est donner des restes au marabout », explique une dame en pleine action devant une marmite. Vers 17 heures, les repas sont prêts. Les bols sont disposés en plusieurs colonnes. Les Baye Fall les remplissent et les referment. « Le marabout vient pour les besoins de la supervision parce que, nous raconte-t-on, il faut qu’il s’assure que tous les plats sont bien faits »
La part belle à la descendance de Serigne Touba
Le soleil est pâle. Il est 18 heures à Palène. C’est le moment d’acheminer les mets à Touba et à Diourbel. Une longue file de voitures attendent de l’autre côté de la chaussée. Serigne Cheikh Dieumb Fall demande à ses frères cadets et à un de ses neveux de bénir le convoi dans la cour où sont exposés tous les bols. « Le khalife a toujours des "dieuwrignes" (bras droits) pour vérifier et contrôler les repas. Tout ce qui est destiné à la famille de Serigne Touba impose que nous nous entourions d’une grande précaution », souligne Serigne Ibrahima Dia, porte-parole de la famille lors des « ndogous ». Les mets sont ensuite embarqués dans des camions qui prennent la direction de Touba et de Diourbel. Des scooters et des mototaxis Jakarta passent devant le cortège, klaxonnant et clignotant à toutva. Derrière le cortège, les chants reprennent de plus belle et vont crescendo au fur et à mesure que l’on s’approche de la mosquée de Touba. Une fois dans la ville sainte, il est de coutume de faire le reste du chemin à pied. A pas cadencés, ils avancent, affrontant la chaleur dégagée par les récipients. Sur leur chemin, tous les véhicules sont déviés. Armés de gourdins, l’ardeur et le nombre imposant des « Baye Fall » sont dissuasifs. Après cette première journée de « Koumté », il en restera deux autres. Ainsi va le ramadan chez les « Baye Fall » de Touba.