28éme ANNIVERSAIRE DU DÉCÈS DE CHEIKH ANTA DIOP
L'ÉGYPTOLOGUE, DES MISÈRES DE SENGHOR À LA GLOIRE POSTHUME
Près de trois décennies après sa mort, Cheikh Anta Diop est plus que jamais une figure du trésor politique et scientifique du Sénégal. Mais la prise en charge de son héritage multidimensionnel est l'objet de conflits entre ceux qui s'identifient à une “spiritualité” que Senghor a fortement combattue.
Natif de Thieytou, dans la région de Louga, Cheikh Anta Diop a disparu le 7 février 1987. À la fois homme de science doublé d'un homme politique, il a laissé derrière lui un héritage qualifié de multidimensionnel.
Sur le plan scientifique, ''son héritage a connu un sort meilleur parce que toutes ses grandes idées et ses théories sont reprises partout à travers le monde'', estime le Pr Aboubacry Moussa Lam, égyptologue à l'Université de Dakar, rencontré par EnQuête. ''Ce qui reste à faire, c'est de mettre en pratique ses idéaux en allant vers son vœu le plus cher : l'intégration fédérale des pays d'Afrique''.
Héritiers dispersés
Toutefois, si son héritage scientifique a été ''bien géré'', son legs politique semble aujourd'hui être en lambeaux. Le dernier parti qu'il a créé, le Rassemblement national démocratique (RND) en l'occurrence, est aujourd'hui scindé en deux tendances : celle pilotée par le Pr Madior Diouf, et celle animée par le Dr Dialo Diop.
Entre ces deux entités, existent/ont existé d'autres organisations politiques issues de la pensée de Cheikh Anta Diop. Ce sont l'Union pour la démocratie et le fédéralisme (UDF/ Mboolo-mi) du Pr Pape Demba Sy, le Parti pour la libération du peuple (PLP) du défunt Me Babacar Niang, l'ex-Convention démocratique et sociale de Abdou Fall, ex-ministre d'Abdoulaye Wade.
Selon l'égyptologue Aboubacry Moussa Lam, cet éparpillement “reflète la mentalité du Sénégalais qui, (lorsqu'il n'est pas) chef ou n'est pas content, crée sa propre chapelle”.
Pourtant, cette formation politique qu'est le Rnd est le fruit d'âpres combats politiques que Cheikh Anta Diop a menés contre Senghor pour l'instauration du multipartisme au Sénégal. “Il s'est battu jusqu'à ce que son parti qui était dans la clandestinité soit reconnu par le tout puissant Senghor”, rappelle le scientifique.
Un frein nommé Senghor
Des misères, le premier chef d'Etat sénégalais en a beaucoup infligées à Cheikh Anta Diop, affirme le Pr Lam. “Senghor, en passant par les Français, a toujours refusé à Cheikh Anta d'enseigner à l'Université de Dakar''. C'était particulièrement vrai “quand il est revenu au Sénégal en 1960 de la France, du fait de la France mais avec la complicité de Senghor'', confie l'égyptologue.
Rebelote. “Quand Cheikh Anta, après avoir refusé d'aller enseigner les mathématiques et les sciences physiques dans le secondaire, comme le lui avait suggéré l'administration de l'époque, a préféré aller à l'Ifan grâce à l'aide du directeur d'alors, le Pr Théodore Monod (...), il était payé comme licencié ès Lettres alors qu'il avait sa thèse de doctorat d'État”, explique le Pr Lam.
Une tentative de mise au placard qui ne prendra fin que des années plus tard. “Quand l'Université de Dakar est devenue sénégalaise en 1971, Léopold Sédar Senghor, ne pouvant plus prétexter de son appartenance à la France, s'est enfin décidé à reconnaître la thèse de doctorat de Cheikh Anta et à reconstituer sa carrière.” Mais “c'était contraint et forcé” qu'il est devenu “raisonnable”, précise-t-il.
Bataille d'idées
Le bras de fer entre le grammairien et l'égyptologue s'est étendu sur d'autres terrains, intellectuels notamment. “Senghor a toujours essayé de mettre la négritude à la place de ce que Cheikh Anta faisait. Mais il a un peu échoué dans sa tentative de le brimer”, déclare le Pr Lam.
Une vie politique assez mouvementée et une vie scientifique plutôt chargé, Cheikh Anta Diop en a connu. Toute sa vie durant, outre le combat qu'il a toujours mené pour “l'émancipation de la race noire” et la “démocratisation” des pays africains dont le Sénégal dominé à l'époque par le monopartisme, il a toujours lutté pour l'intégration fédérale des pays africains.
“Il a été le premier avec les Nkrumah et autres panafricanistes à théoriser l'Union africaine et l'Etat fédéral d'Afrique noire. Il disait que si on ne le faisait pas, on en pâtirait. L'histoire lui a donné raison aujourd'hui”, croit savoir Aboubacry Lam.
Rageusement fidèle à ses idéaux, dit-il, Cheikh Anta Diop n'a jamais voulu du pouvoir pour le pouvoir. “Son seul tort, c'est de s''être réveillé le premier alors que tout le monde dormait encore.”
DIALO DIOP (SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU RND) : MALGRÉ NOS DISSENSIONS, IL N'Y A JAMAIS EU DE RUPTURE DÉFINITIVE
Les hommes passent mais les idéaux restent. En ce jour anniversaire de la disparition de Cheikh Anta Diop, ses idées panafricanistes sont plus que d’actualité dans un continent meurtri par les conflits et la pauvreté, selon le Dr Dialo Diop, l'un de ses plus fidèles disciples.
Pouvez-vous nous présenter Cheikh Anta Diop?
Il serait un peu difficile de le résumer en quelques mots. C’est un homme à multiples facettes puisque Cheikh Anta est un des derniers grands esprits encyclopédiques du 20e siècle. Il fut forgé par une solide éducation religieuse, intellectuelle et humaniste. Ce savant, chercheur non moins militant au sein de son parti, le Rassemblement national démocratique (RND) dont il était le fondateur en 1976, œuvrait pour l’intégration de l’Afrique. Comme leader politique, il a toujours refusé d’endosser une étiquette politique ou de se définir comme adhérent à tel ou tel courant idéologique importé de l’Occident qui ne corresponde pas à nos réalités socio-économiques.
Pourtant les idéaux et orientations du Rnd sont proches des mouvements de gauche. N’est-ce pas là équivoque ?
Ce n’est qu’un paradoxe de surface. Le Rnd est le concentré de trois courants de nationalistes africains panafricains, de socialistes auto-gestionnaires de Mamadou Dia et d’anciens marxistes dissidents du Pai qui se sont réunis pour réaliser la vision panafricaine du groupe de Casablanca. Il a comme vision politique d’oeuvrer à la libération du peuple de la domination impérialiste néo-coloniale, mais aussi à la reconstruction nationale au profit du peuple africain et l’unité politique du continent sous l’autorité d’un gouvernement fédéral africain.
Mais il a toujours refusé la grande pensée progressiste (communisme) et la lutte des classes, qui est l’essence même des organisations de Gauche. Il a toujours voulu l’émancipation des masses avec la promotion d’une politique de développement nationale et populaire.
28 ans après son décès, qu’est-il advenu de son héritage politique ?
Trois décennies après, nous pouvons dire qu’après des divisions, des séparations et des retrouvailles, différentes familles politiques nées des différentes scissions du Rnd dans les années 80 sont en passe de se retrouver autour des grands idéaux de Cheikh Anta Diop.
Ainsi, la grande famille “cheikhantaiste”, après plusieurs péripéties comme l’exclusion de Mbaye Niang en 1982 pour cause d’activités fractionnistes qui s’en est allé créer le Parti pour la libération du Peuple (PLP), un parti qui va réintégrer le Rnd en 1998, la scission d’UDF∕Mboolo bi de Pape Demba Sy qui a eu lieu lors de la présidence du Pr Ely Madiodio Fall au poste de secrétaire général, après la mort de Cheikh Anta Diop, a été affaiblie.
Malgré ses dissensions qui ne sont que des malentendus, il n'y a jamais eu de rupture définitive sauf pour le cas de Madior Diouf exclu du parti, lors du dernier congrès en 2008, après 16 ans à la présidence du parti...
Au vu de la situation du Rnd, n’avez-vous pas l’impression d’avoir bafoué l’héritage du maître ?
(Il coupe) C’est vrai, des personnes se demandent souvent comment des gens qui réclament l’unité africaine n’arrivent-ils pas à s’entendre. Mais nous avons la conviction que tous les “cheikhantaistes” sincères vont se retrouver dans un grand ensemble panafricain. Il n’y pas de scission par rapport à la pensée qui demeure toujours fidèle aux idéaux du maître.
L’échec des expériences économiques et politiques de Sékou Touré et Kwamé Nkrumah, deux chantres du panafricanisme, n’ont-ils pas brisé l'élan de ce mouvement ?
(Il se rassoit) il ne faut pas oublier que Sékou Touré et Nkrumah ont été combattus par des forces impérialistes qui ont saboté leurs politiques économiques. Dans le cas de la Guinée, la révolution guinéenne a dû faire face à une véritable opération de désorganisation économique avec l’introduction dans le pays de la fausse monnaie à partir des pays frontaliers.
Par ailleurs, si aujourd’hui le Ghana est salué pour son miracle économique, c’est grâce aux réformes de Nkrumah réalisées entre 1959 et 1966. Mais ces échecs sont le symbole de l’impossibilité de construire des espaces économiques viables issus des petits territoires coloniaux, d’où la nécessité d’établir les bases d’une unité sous régionale ouest africaine puis africaine. Et au vu de la situation du continent, je pense que le Panafricanisme est plus que d’actualité.
Pensez-vous que la volonté d’intégration politique et économique de l’Union africaine est une avancée dans la bonne direction ?
(Il acquiesce) Mais ce n’est pas suffisant. Elle doit aller beaucoup plus loin dans l’intégration politique et se départir de l’asservissement intellectuel et politique par rapport à l’Occident. Cette soumission a fait jusqu'ici la promotion de dirigeants peu vertueux qui ont poussé l’Afrique à sa perte. L’Union africaine doit trouver sa propre voie vers l’unité de l’Afrique tout de suite car on tergiverse depuis plus d’une soixantaine d’années.
L’HÉRITAGE EN QUESTIONS...
Sa disparition subite un certain 7 février 1986 avait plongé toute l’intelligentsia africaine dans le désarroi. Mais comme les pyramides qu’il n’a cessé d’étudier, son œuvre et sa pensée défient le temps et les âges.
Les pyramides égyptiennes avaient pour mission de conserver la sépulture des pharaons pour l’éternité! Cheikh Anta Diop, du haut de sa pyramide intellectuelle formée d’une dizaine de livres et de centaines de publications, s’était donné pour mission de combattre l’aliénation des peuples africains longtemps bafoués par la colonisation.
Si ses ‘’reliques intellectuelles’’ et ‘’scientifiques’’ défient le temps et font l’unanimité au sein de la communauté scientifique, son édifice politique s’est effrité au gré des dissensions et intérêts personnels en de nombreuses formations politiques. Toutes se réclament de la pensée panafricaine du ‘’dernier pharaon’’, déclare Dame Babou, journaliste et ancien membre du bureau politique du Plp,.
Si son héritage intellectuel, consacré par la diffusion de ses travaux sur l’Égypte nègre et l’Unité culturelle de l’Afrique comme base du Panafricanisme, lui a survécu, son parti, le Rassemblement national démocratique fondé en 1976, n’a pas résisté aux ambitions personnelles après sa mort en 1986. Et ce, même si les dissensions sont apparues bien avant sa mort avec la scission du Parti pour la libération du peuple dont la plupart sont des anciens du très historique Parti africain de l’indépendance (PAI).
“Malentendu”
''Sur cette affaire, il y a un véritable malentendu, explique Dame Babou. Mbaye Niang n’a jamais mené d’activités fractionnistes. Il s’était seulement opposé à la volonté du Rnd d’entamer la conciliation avec Abdou Diouf qui, pour nous, était la continuation du régime senghorien.'' La pyramide politique de Cheikh Anta Diop était une sorte d’enchevêtrement de groupes d’origines politiques divers qui s’étaient réunis sur une plate-forme minimale.
Cette unité organique avait pour objectif la reconquête de la souveraineté nationale aux mains des néo-colonialistes, la rupture d'avec les modèles occidentaux et le développement national démocratique et populaire, affirme Abdou Fall, aujourd'hui leader du mouvement Alternatives citoyennes, ex-membre du Rnd et de la Convention démocratique et sociale (CDS), dissidente du Plp puis dissoute dans le PDS de Me Wade.
‘’L’addition de diverses opinions et trajectoires a fait la force du Rnd qui, pendant longtemps, a symbolisé l’opposition au parti unique et qui, par ses divisions, a manqué d’être l’une des plus grandes forces politiques au Sénégal‘’, ajoute l'ex-ministre de la Santé.
Quelles sont les origines de cette implosion du Rnd en 6 partis politiques ? L’absence de débats internes propres à tous les partis sénégalais où toute contestation est assimilée à de l’opposition face à la direction du parti, renchérit Abdou Fall. Mais “en vrai visionnaire politique”, Cheikh Anta Diop est l’un des pionniers en ce qui concerne la mise en place de la première coalition de partis politiques au Sénégal, indique-t-il.
A cela, il faut ajouter “la pertinence” de son positionnement qui a toujours refusé les différentes couleurs de la réforme du multipartisme contrôlé que voulait imposer Senghor en 1974, indique Dialo Diop. “Cheikh Anta a toujours prôné une réflexion sur le développement avec des programmes adaptés à nos réalités”, ajoute-t-il.
“Une vision économique”
Sur le ‘’Nil’’ de l’intégration continentale, le bateau Rnd fera face à des avaries qui laisseront quelques débris, mais les éléments primordiaux que sont la proue et le moteur vogueront sans problème vers le destin unitaire, avait confié l'égyptologue à son cousin Moustapha Diop, consultant en Langues nationales. En véritable ‘’scribe’’ de la pensée panafricanisme, il s’était donné pour mission de promouvoir une nouvelle forme d’économie.
‘’L’exploitation capitaliste est la cause de toutes les misères qui ne peuvent cesser qu’avec la suppression totale du colonialisme et du néo-colonialisme‘’, dit-il dans “Alerte sous les tropiques”, un recueil d'articles publiés entre 1946 et 1960 et dans lequel il expose ses thèses sur l’unité économique de l'Afrique. La vision économique du savant était d’œuvrer à la coopération entre les peuples, et non la compétition, afin d’exploiter les réels potentiels de l’Afrique comme le barrage d’Inga (voir photo) pour résoudre les problèmes énergétiques du continent.
Pour Dame Babou, membre du cabinet du Premier ministre Aminata Touré, le développement de l’Afrique passe nécessairement par l’utilisation des langues nationales. ‘’Nous dépensons des milliards de francs pour l’apprentissage d’une langue étrangère alors que les études de Cheikh Anta Diop ont montré que toutes les langues africaines ont une racine commune qu’est la langue égyptienne. Ainsi des voies de convergences peuvent être facilement trouvées autour de grandes langues africaines comme le Swahili ou le Haoussa ’’, se convainc le journaliste.