VIDEOMULTIPLE PHOTOSTHURAM, LE PENSEUR
Entendre discuter de ce que le football porte comme valeurs humaines et qui s'expriment à travers une éthique de l'esprit, n'éloigne pas du dribble, de la passe, des victoires et des défaites. Le sport est un tout qui fait Homme
On a aimé l'émission spéciale que la Tfm a consacrée hier au Prix Kéba Mbaye de l'éthique 2014, décerné à Lillian Thuram. Une belle assemblée a parlé du sport à travers des dimensions aussi pertinentes qu'éclairées, qui l'élèvent au-dessus de l'activité physique pour le magnifier dans la domaine des représentations humaines qu'il véhicule.
Parler du sport comme un élément des identités et non comme un produit des particularités raciales (une des bêtises du racisme sur le noir qui court vite, avec des cuisses énormes, etc.), a été un bel échange.
Entendre discuter de ce que le football porte comme valeurs humaines et qui s'expriment à travers une éthique de l'esprit, du comportement et de l'acte n'éloigne pas tellement du dribble, de la passe, de la feinte de corps, des victoires et des défaites. Le sport est un tout qui fait Homme ; raison pour laquelle le talent qui produit des vedettes ne suffit pas à faire leur grandeur. Raison, entre autres, qui fait que Maradona ne sera jamais Pelé…
De même, le Thuram qui a été honoré samedi n'est pas le footballeur. Ce dernier ne vit plus que dans les archives. Le Thuram d'aujourd'hui dépasse ses deux buts de France-Croatie (2-1), qui ont propulsé les "Bleus" en finale de Coupe du monde en 1998. Sa posture sculpturale après son 2e but, figée dans les images pour la postérité, n'est plus qu'une anecdote. A considérer le Thuram d'aujourd'hui, on pense à ce qui s'exprime dans la beauté de son immobilité et la sérénité de son visage, alors que tout le Stade de France était devenu fou autour de lui. Alors que la France entière chavirait de bonheur et de fierté, vivant une autre forme de Libération après celle déjà apportée par le sang noir.
Accroupis sur la pelouse, les bras croisés sur la poitrine, sa main soutenant son menton et l'index pointé vers le haut, il était encore plus beau que Le penseur de Rodin. Plus profond, parce que fait de chair et nourri de pensées. Donc étant, comme aurait dit Descartes.
En regardant filer cette émission portée par Mamadou Ibra Kane, on s'est aussi retrouvé à penser à la phrase d'Albert Camus, écrivant : "Ce que je sais de la morale, c'est au football que je le dois". On y a pensé en se disant : que ce que d'autres viennent chercher dans le foot, les Noirs l'y ont apporté à travers leur identité qui est un tout. Jouer comme on vit, s'exprimer comme on est. Dans l'esprit de solidarité, dans la liberté du corps et du geste, dans l'inventivité qui fait du jeu un plaisir de création et pas toujours de reproduction de l'attendu.
C'est ainsi que les Noirs ont créé le "football brésilien", comme Dr Oumar Dioume, participant au débat, l'a souligné. Les Afro-brésiliens et autres Afro-descendants en Uruguay et ailleurs, en Amérique du sud, l'ont fait en ajoutant au dribble, qui s'exprime dans le rapport avec le ballon, la feinte qui intègre l'espace dans le jeu du corps. A savoir éliminer l'adversaire dans le mouvement, sans toucher au ballon, avant de poursuivre sa route avec l'objet de désir.
Magnifier l'identité noire et l'éthique du combat contre le racisme, dans cette émission, n'a pas été un bas procès. La dénonciation de cette "peste brune" a porté sur des argumentaires développés à partir de faits empiriques, d'exemples précis et d'une critique raisonnée de la déraison. Tout pour dire que le combat pour lequel Thuram est honoré, qui est aussi celui de millions d'autres Africains sur le continent et dans la diaspora, est celui d'un humanisme pour lequel le sport est porteur de valeurs déterminantes. Certains les assument, d'autres vont plus loin pour en faire un combat. Comme Thuram.
Des scientifiques comme Cheikh Anta Diop l'ont fait. Des politiques, des artistes, des chercheurs, etc., le portent en bandoulière. Nombre de sportifs s'y sont engagés avant Thuram.
Quand Muhammad Ali refusa d'aller combattre au Vietnam pour se voir rejeter par l'Amérique, c'est un système d'oppression qu'il dénonçait. Un "shitstem" (système de mer…), comme disait Peter Tosh. Mais pour Ali, c'était aussi de dire qu'il n'avait aucune raison d'aller tuer des Viêt-congs qui ne lui avaient jamais rien fait. Qui ne l'avaient jamais insulté autant qu'il a pu l'être avec et pour sa race dans les rues d'Alabama, de Louisiane, du Mississippi, etc. Son refus était une forme d'humanité.
Le combat de Thuram exprime cet idéal du vivre ensemble qui reste le ferment du combat contre le racisme, mais aussi le fondement de l'éthique sport. Le foot, entre autres, étant ce creuset dans lequel toutes les origines se fondent, où toutes les différences se dissolvent, où le cœur porte l'effort et les sentiments en même temps.
La récompense qui l'honore n'est pas une fin. Ce qui souille le sport et trahit son éthique, que ce soit à travers le racisme, la triche, la corruption, la violence, etc., reste une gangrène qui se renouvelle et enfle au rythme de la démesure que connaît cette activité humaine.
Le succès et la popularité du foot, sa mondialisation et sa médiatisation offrent un terreau fertile à toutes les dérives. C'est là qu'il faut les combattre. Non pas pour le bien du sport, mais pour ce que la vertu sportive apporte à la société pour sa régulation, son harmonie et la justice sociale.
Le plateau de l'émission était riche des professeurs Buuba Joop, Abdou Salam Sall (ancien recteur de l'Ucad), Abdoulaye Sakho (juriste footeux), entre autres. C'était intéressant de voir leurs lumières se projeter sur le sport.