PASSIONNÉES D’AGRICULTURE, PRIVÉES DE TERRE
Entre méconnaissance de leurs droits, sexisme et le poids de la tradition, les femmes rurales peinent à s’adonner à leur passion et par ricochet à exploiter la terre, leur source de vie
La Journée internationale de la femme rurale est célébrée aujourd’hui dans de nombreux pays. «L’As» en a profité pour mettre les projecteurs sur les difficultés rencontrées par les femmes rurales pour accéder au foncier agricole. Entre méconnaissance de leurs droits, sexisme et le poids de la tradition, elles peinent à s’adonner à leur passion et par ricochet à exploiter la terre, leur source de vie.
Jamais servies, toujours sevrées! En effet, les femmes éprouvent énormément de difficultés à accéder au foncier agricole. Pour preuve, la Direction de l’Analyse, de la Prévision et des Statistiques Agricoles (Dapsa) renseigne qu’au niveau national, 85,5% des parcelles sont exploitées par des hommes. D’après toujours le rapport d’enquête annuelle 2019- 2020 sorti en septembre dernier, la plupart des parcelles exploitées sont la propriété de leurs exploitants, mais très peu (moins de 5%) détiennent un droit de propriété avec document. Là aussi, les femmes sont moins nombreuses à être propriétaires de leurs parcelles et ont plus tendance à en emprunter (6,3% des femmes contre 3,3% des hommes).
Pour s’en rendre compte, un petit tour à Thiamène (dans la Commune de Keur Socé), localité située à 17 km du centre de Kaolack où vivent environ 120 familles. Ici, il n’y a plus d’espace pratiquement à distribuer. Les hommes se sont partagé tous les espaces agricoles. Pour disposer de terres cultivables, les gens sont obligés de louer ou d’emprunter des terres. Samedi 10 octobre 2020. Une dizaine de femmes, assises sous un ombrager au milieu d’un champ d’une surface de 100 mètres carrés, se prélassent après une dure matinée de labeur. 300 femmes se relaient dans cet espace pendant toutes les saisons pour cultiver toutes variétés de produits : gombo, bissap, manioc, pastèque, tomate, oignon, potiron, concombre, salade, piment, haricot, carotte, feuilles de menthe… Elles s’activent du lundi au dimanche, du matin au crépuscule.
Passionnées d’agriculture, elles se partagent 100 mètres carrés, chacune s’activant autour de cinq plants. Khady Thiam est plus prompte à parler. D’entrée, elle fait savoir que la parcelle leur a été prêtée par un homme vivant dans le village. «N’eût été notre bienfaiteur Mamou Thiam, nous serions restées là à attendre que nos maris et autres parents finissent de récolter pour aller ramasser les restes. Les hommes ne nous aident pas. Ils refusent de nous donner des terres cultivables. Ils disent que les femmes ne doivent pas cultiver la terre. Pis, si nous bénéficions d’engrais, nos époux les prennent et nous laissent avec des miettes», fulmine-t-elle.
Ainsi les femmes sont-elles obligées de louer la terre à 30 000 francs l’hectare pour s’adonner à certains types de culture comme le maïs, l’arachide et le mil. Encore que les hommes plus aptes financièrement se précipitent pour aller spéculer et louer tous les espaces disponibles. Pourtant, c’est avec l’argent qu’elles gagnent dans la vente des produits maraîchers que ces braves dames tiennent les familles à Thiamène.
A en croire Fatou Pène, le marché du village a été construit grâce aux revenus de leurs activités agricoles. Il en est de même de la charrette achetée pour transporter les produits. «En plus de cuisiner à la maison ce que nous cultivons, nous vendons nos produits dans le marché du village et au centre de Kaolack. Avec l’argent récolté, nous avons mis en place une tontine pour qu’à chaque ouverture des classes, nous puissions inscrire nos enfants à l’école et acheter leurs fournitures», soutient-elle.
D’où la nécessité, à l’en croire, de leur donner des périmètres plus vastes pour leur permettre de s’adonner aux cultures plus rentables comme le mil, le maïs et l’arachide. Khady Thiam, la plus rebelle du groupe, propose qu’on diminue les espaces réservés aux hommes pour leur allouer une partie. Elle informe que le même problème est noté dans les villages environnants : Mbadjo Peul, Mbadjo Ouolof, Samba Ndiayène, Keur Niène, Mboyène,…
AFFECTATION DES TERRES AUX FEMMES DANS LA COMMUNE DE KEUR SOCE LE MAIRE ET LE CHEF DE VILLAGE DE THIAMENE NE PARLENT PAS LE MEME LANGAGE
Demandent-elles réellement des affectations au maire de la commune ? Les femmes de Thiamène rétorquent qu’elles n’osent pas demander et que le maire qui est au courant de leur situation ne s’est jamais signalé pour les aider. Pourtant, le maire de la commune de Keur Socé, Malick Ndiéguène, indique avoir affecté aux femmes plus de 30 hectares dans sa commune depuis qu’il est à la tête de la municipalité en 2014. «A mon arrivée, j’ai trouvé que moins de 10 périmètres ont été affectés à des femmes. Aujourd’hui, nous en sommes à 42 périmètres. Il y a même des villages où les espaces ont été déjà délibérés et disponibles pour les femmes. Ils ont déjà obtenu leurs délibérations pour accueillir des périmètres maraîchers destinés aux femmes», souligne-t-il. Mais le chef de village de Thiamène indique qu’il n’a vu aucune parcelle octroyée aux femmes de sa localité. Cheikh Thiam estime que les femmes rencontrent énormément de difficultés pour avoir accès à la terre. Toutefois, il tente de relativiser en soutenant qu’elles sont souvent reléguées au second plan à cause de leurs difficultés à entretenir la terre sans compter le problème lié à la raréfaction de l’eau. Cependant, le vieil homme assure que les femmes sont braves. «A Thiamène, elles contribuent à gérer les ménages et assurent pratiquement la dépense quotidienne», dit-il. Quid du poids de la tradition ?
Le maire de Keur Socé, Malick Ndiéguène, reconnaît que cela peut être une réalité dans certaines localités, mais c’est très rare dans sa circonscription. Pourtant, le chef de village de Thiamène, Cheikh Thiam, dit le contraire. Il estime que les femmes ne sont pas prises en compte dans la distribution des terres. «Même s’il y a un héritage, les gens ne les calculent pas. Le droit des femmes n’est pas respecté. Mais nous travaillons pour que cela ne soit plus le cas», déclare-t-il. En attendant, une alliance nationale femme et foncier dont CICODEV assure la coordination a vu le jour pour lutter contre toutes ces pratiques. Cette alliance regroupe toutes les organisations de la société civile. Elle travaille à identifier les points saillants de plaidoyer à l’endroit des décideurs (acteurs étatiques et non étatiques) pour l’accélération de la mise en œuvre des lois et des recommandations internationales en termes de facilitation de l’accès des femmes au foncier.
FATOU CISSE, POINT FOCAL A KAOLACK GENRE ET FONCIER DU CADRE NATIONAL DE CONCERTATION DES RURAUX (CNCR) : «Les hommes invoquent souvent le mariage pour priver les femmes de terres»
«Le poids de la tradition pèse dans l’acquisition du foncier chez les femmes. Les hommes invoquent souvent le mariage pour priver les femmes de terres, prétextant qu’elles vont sortir du cocon familial. Et une fois chez leurs maris, elles sont toujours privées d’espace parce que les gens soutiennent qu’elles peuvent divorcer à tout moment. Ensuite, l’autre problème, c’est que même si on alloue des terres aux femmes, c’est pour qu’elles assurent la consommation familiale et non pour vendre les produits issus de la culture. C’est ce qui est souvent constaté dans le Sine-Saloum. Il a été remarqué aussi que les hommes n’acceptent de donner des espaces que s’il y a des projets qui viennent soutenir les femmes. Et souvent, ce sont des périmètres maraîchers partagés par des centaines de femmes. Et quand les hommes acceptent de donner ces parcelles aux femmes, ils pensent aux retombées et à l’intérêt que cela peut leur apporter. Et ce foncier se trouve souvent dans des zones difficiles d’accès ; dans des forêts où il y a de gros arbres, où la terre est difficile à labourer ; ou bien des terres argileuses et non fertiles que les hommes eux-mêmes ne peuvent pas cultiver. De cette façon, le projet va aider à rendre ces terres exploitables. Mais les hommes ne donnent jamais des terres plates où on peut cultiver du mil, du maïs, de l’arachide, etc. Donc il faut lutter pour qu’on applique la loi sur le domaine national qui assure l’égal accès des hommes et des femmes à la terre. Les femmes ne doivent plus être cantonnées au maraîchage alors qu’elles peuvent cultiver le mil, le maïs et l’arachide plus rentables financièrement. (…)
L’Etat comme les communes ont peur des traditions et refusent de prendre leurs responsabilités face à cette situation. Or, les femmes doivent être autonomisées pour avoir leurs propres parcelles qu’elles peuvent fertiliser et gérer de sorte à pouvoir les cultiver à leur guise. Surtout qu’il y a de plus en plus de femmes qui veulent cultiver à grande échelle ou qui ont fait des études et qui veulent revenir se consacrer à la terre.»
NDIOUCK MBAYE, PRESIDENTE DE LA FÉDÉRATION NATIONALE DES FEMMES RURALES DU SENEGAL (FNFRS) : «Je loue chaque hectare à 50 000 fcfa»
«L’accès et le contrôle des terres par les femmes est un véritable problème à Kaolack où tous les villages sont confrontés à ce fléau. Je loue chaque hectare à 50 000 fcfa. Le laboureur est payé à raison de 20 000 fcfa par hectare. Ce qui fait qu’on ne gagne rien après les récoltes. Les femmes sont obligées de louer des terres si elles veulent vraiment s’adonner à l’agriculture parce qu’elles ne peuvent pas hériter de la terre ni du côté de leurs familles d’origine ni du côté de leurs époux. Je propose l’organisation des Assises de l’Agriculture et du foncier où on invitera les paysans véreux qui louent les terres, les préfets, sous-préfets, les populations rurales et les collectivités territoriales. Comme cela, le problème du foncier et de l’agriculture sera entièrement réglé dans ce pays. Les conseils municipaux ne font rien pour faciliter aux femmes l’accès à la terre. Vous faites la demande par écrit, ils ne répondent même pas. Le président de la république a été clair et avait demandé que les femmes puissent être attributaires de 30% des terres de leurs localités. Dommage que cela ne soit pas respecté !»