LE CONSENSUS MASCULIN DANS NOS PAYS
Constance Yaï, auteure et ancienne ministre ivoirienne

Constance Yaï est ancienne ministre ivoirienne et ancienne directrice générale de la Coopération francophone de la Côte d’Ivoire. Elle est aussi professeur spécialisée dans la rééducation des troubles du langage, consultante internationale et fondatrice de l’Association ivoirienne des droits des femmes (Aidf). Auteur d’un essai intitulé Les traditions-prétextes : Le statut de la femme à l’épreuve du culturel, elle était venue présenter son ouvrage à Dakar à l’occasion de la Foire internationale du livre et du matériel didactique (Fildak). Cet essai de 152 pages dénonce l’interprétation des traditions en relation avec la femme dans ses rapports avec l’homme. Très engagée dans les questions de genre, de promotion des droits de la femme, Mme Yaï rappelle aux chefs d’Etat africains que les pays qu’ils dirigent comportent autant d’hommes que de femmes. Son rêve est de voir une société égalitaire où hommes et femmes seront mis sur un pied d’égalité. Dans cet entretien accordé au journal Le Quotidien, elle parle de son livre, du conflit préélectoral de 2002 et du soutien apporté à l’époque à Ouattara.
Vous êtes à Dakar pour les besoins de la Foire internationale du livre et du matériel didactique. Vous avez même présenté un livre sur la condition de la femme en Afrique. Quelle différence y a-t-il entre la femme ivoirienne et celle sénégalaise ?
Si vous voulez, il n’y a pas une grande différence entre la condition de la femme ivoirienne et celle africaine. La différence se ferait plutôt entre la femme rurale et urbaine.Pour ce qui est des Ivoiriennes et des Sénégalaises, la chose qui me frappe c’est qu’en Côte d’Ivoire, il y a l’interdiction de la polygamie. Et au Sénégal, la polygamie est acceptée et tolérée. Mais en même temps, là où la polygamie est acceptée, il y a une discrimination de fait entre l’homme et la femme dans la cellule familiale.
En même temps, du point de vue politique, il y a une ouverture faite aux femmes. Une reconnaissance citoyenne même pleine et entière de la femme à travers les efforts faits pour la parité. Mais bon, l’Afrique est ainsi faite. C’est un condensé de paradoxes.
Il y a la non-application des lois, la réalité, le vécu. Je crois que les femmes ivoiriennes donnent l’impression d’être des femmes modernes. Elles sont peut-être modernes, mais du point de vue des processus qui accompagnent la promotion des femmes, il y a beaucoup à faire.
Juste à l’introduction de votre livre, vous vous êtes posée beaucoup de questions, notamment une série de pourquoi telle chose pourquoi, pourquoi... Est-ce que vous avez trouvé des réponses à toutes ces questions ?
Quand j’aligne les pourquoi, c’est plus pour montrer l’absurdité de la condition féminine. La femme vit une situation absurde, mais malheureusement tolérée par beaucoup, y compris par elle-même. Nous avons pris l’habitude d’accepter ce que nous vivons.
Je veux dire que rien n’est proposé pour accompagner celles qui arrivent à trouver des réponses à ces questions qu’elles se posent. Donc oui, il y a pas mal de questions qui ont des réponses, mais les réponses sont dans le titre de l’ouvrage.
La plupart des situations vécues par les femmes sont liées au fait qu’on voudrait assujettir la femme en faisant référence aux coutumes, aux habitudes culturelles. Donc, tout le monde est à l’aise pour dire : «C’est comme ça chez moi.» Ceux qui le font oublient que tous les Peuples du monde ont des coutumes et traditions. Il s’agit de dépasser ces coutumes, de prendre ce qu’il y a de positif et de se projeter dans l’avenir.
Malheureusement, beaucoup d’Africains donnent l’impression de vivre sans avoir envie de voir au-delà de leur petite personne. La perspective n’est pas leur fort. Que prévoyons-nous pour nos petits enfants ? Que deviendra l’Afrique dans 50 ans ? Ce sont des questions que, malheureusement, même les politiques qui se donnent comme destin de gérer nos vies ne se posent pas, et c’est grave.
Et les femmes dans tout cela, elles se battent ? Vous semblez dire qu’elles sont condamnées à se résigner ?
Quand on parle des femmes, on oublie qu’elles appartiennent à un contexte. Elles sont dans un espace, elles sont conditionnées. Je n’arrête pas de le rappeler dans mon livre, nous sommes conditionnées depuis notre naissance par des propos, des contes, des us et coutumes à travers le vécu de nos mères, nos grands-mères.
On nous moule et nous bassine dedans à tel point qu’on ne s’imagine pas une autre vie. Il nous est difficile de nous projeter dans un futur. Moi je suis femme, j’ai vécu des choses, j’ai eu la chance d’appartenir à un gouvernement, j’ai géré un département ministériel. J’ai vu toute la difficulté du travail. Il n’est pas facile de faire la promotion de la femme, si vous n’avez pas l’appui du gouvernement, du Président.
Il faut y ajouter la télévision à travers ces films à l’eau de rose qu’on nous projette à longueur de soirées.
Nos jeunes filles ne voient comme solution à leur vie que le mariage, rien que ça. Le mariage est une option pour les hommes, mais ce n’est pas le cas pour les femmes. Chez les femmes, travailler c’est l’option et le mariage devient quelque chose de fondamental, d’obligatoire. Ce n’est pas mauvais de se marier, il est même bon d’être accompagné dans la vie. La question n’est pas là.
Mais c’est à chacun son rythme, son mouvement, mais malheureusement ça devient obligatoire. Très peu de femmes prennent la distance pour se choisir un partenaire dans la vie. D’ailleurs, ce ne sont pas les femmes qui choisissent un partenaire, ce sont les hommes qui se choisissent une partenaire. La situation des femmes est moins agréable.
Vous en êtes à votre premier ouvrage ?
C’est la première fois que j’écris un essai.
Quel est le regard que vous portez sur la littérature des femmes africaines ?
C’est toujours avec beaucoup de bonheur que je lis les femmes. Mais je suis plus curieuse aux écrits des femmes qui questionnent la société, les questions culturelles, la littérature politique... J’aime bien les remises en question, surtout au niveau des personnalités qui ont exercé le pouvoir, une évaluation de leurs actions et aller au-delà.
Vous étiez ministre sous le régime de Laurent Gbagbo...
Elle éclate de rire (ça n’engage que votre journal). Je n’étais pas ministre de Gbagbo.
Vous semblez regretter votre choix de battre campagne pour Ouattara ?
La question n’est pas liée au choix de faire campagne pour le Président, mais plutôt : «Est-ce que j’ai bien fait de m’être engagée sur ce terrain?»
Pourquoi vous-posez-vous cette question ?
Parce que j’estime que dans une société, il faut à chaque étape de la vie de cette société des personnes qui fassent consensus, des gens objectifs. J’aurais tellement voulu parler de la Côte d’Ivoire de façon moins partisane mais là je ne peux pas, car je suis sortie de mon rôle de membre de la société civile.
Vous avez parlé de division profonde de la société ivoirienne. On sait qu’une Commission dialogue, vérité et réconciliation est mise en place. Elle n’a pas fait le job ou quoi ?
On attend toujours les résolutions de cette commission, dirigée par l’ancien Premier ministre, Charles Konan Bani. Nous sommes dans l’attente des résultats de ses travaux.
Ouattara vient d’être réélu, vous y avez joué un rôle ?
Je n'y ai pas participé car pendant un an, je m'étais retirée de toute activité publique. Je note que cette réélection s’est faite sans trop de surprises. Il n’y avait pas d’inquiétudes. Les enjeux en étaient la participation des électeurs et l’attitude de l’opposition.
Il y a des enregistrements sonores qui accusent Guillaume Soro, président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, d’avoir joué un rôle dans le putsch orchestré en septembre dernier au Burkina Faso. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
J’attends que la vérité éclate. Je fais partie des Ivoiriens qui ont été surpris par cette information qui d'abord était véhiculée par l’opposition ivoirienne; au début on n’y croyait pas et puis après la question de l’authentification de la bande sonore s’est posée. Donc, nous sommes très curieux de savoir quelle fin cette affaire va connaître.
Certains observateurs de la scène politique ivoirienne présentent Soro comme le dauphin de Ouattara. Avez-vous la même lecture qu’eux ?
Moi, j’ai une culture démocratique. Je crois viscéralement au processus démocratique ; peut-être Ouattara dans sa botte secrète voudrait que quelqu’un lui succède. Mais j’ai envie de dire : «Pourquoi voudrait-on que ce soit Soro ?» Certains parleront de Ahmed Bakayoko. Enfin, il y a des noms qui sortent, mais rien ne me dit que le dauphin ne serait pas une dauphine.
Vous pouvez être la dauphine...
Vous savez, les élections en Afrique sont souvent basées sur la masse monétaire, malheureusement. Je n’ai pas encore vu d’élections qui se soient organisées sans ressources économiques des candidats
Mon souci, ce n’est pas d’être candidate, c’est la lassitude de voir ce pays dirigé par des gens en costume, en permanence. Et je ne comprends pas pourquoi on nous parle toujours de dauphin et pas de dauphine.
Mon livre Les traditions prétextes, aurait pu s'appeler Stop, ça suffit ! Les chefs d’Etat africains oublient qu’ils dirigent des pays où il y a autant d’hommes que de femmes. Finalement, ils dirigent des pays où il y a un consensus masculin pour promouvoir uniquement le masculin.
Je suis un peu gênée de dire ça à Dakar, parce que le Sénégal, le Rwanda ou encore l’Afrique du Sud sont des pays où on serait très mal inspiré de faire ce genre de critiques. L’Afrique compte 53 Etats et c’est vraiment dommage que même pas le tiers ne se conforme aux règles établies.
Mais est-ce que vous envisagez de vous lancer encore dans la politique ?
La politique laisse des traces indélébiles. Je vous ai parlé de traumatisme après 2002. Vivre dans un pays en se sentant angoissée par le choix d’hommes politiques, en se sentant des fois responsable sans avoir pris fait et cause directement, tout cela mérite réflexion. Ne pas s’engager nous protège de façon individualiste et égoïste, mais est-ce que je vais rester sur cette position égoïste ?
Peut-être pas. Je vais sûrement dépasser ce sentiment d’impuissance et agir avec d’autres qui pensent comme moi dans une autre dimension politique avec des valeurs plus positives et moins violentes que celles proposées par nos différentes classes politiques.
Vous parlez de violence. Que pensez-vous du terrorisme qui secoue actuellement le monde ?
Le terrorisme traduit le mal-être de notre planète. Souvent, quand il y a des incompréhensions, des injustices, cela donne naissance à des mouvements violents incontrôlés. Il est temps que la planète gère de façon durable les questions de sécurité. Peut-être, des voix plus avisées que moi feront des propositions plus adaptées.