LE DRAME DE CE SAMEDI 12 OCTOBRE
Samedi 12 octobre 2013 : les lignes 6 et 14 du métro de Paris sont noires de monde. Littéralement noires de monde. Une grouillante négraille y mijote en effet fièrement, exhibant ses dents et sa légendaire bonne humeur. Ca sent la joie et l’oignon ; l’air, du reste régulièrement vicié par quelques flatulences dénuées de noblesse de cette multitude, s’emplit de cette électricité qui précède les grandes messes communautaires. Les visages sont gais, les corps vibrent déjà à l’unisson, le français est laborieux, l’on trépigne, l’on se congratule, l’on se salue sans se connaître, l’on devise sur l’événement à venir. Yeux imbéciles, insoutenables pics de hideur, ridicule pompe de certaines mises, fantaisies d’autres, rires tonitruants, diarrhées verbales, moyenne du quotient intellectuel des rames en chute libre : ce sont des sénégalais. Ils s’en vont perdre des neurones à Bercy.
Sait-on ce qu’est Bercy ? D’abord, l’un des deux événements majeurs, avec l’éternel repas au KFC du Chatelet, au cours desquels la diaspora sénégalaise de France a l’occasion de se retrouver et de communier autour des deux gestes que le génie national a promus au rang de valeurs suprêmes: applaudir et danser. Bercy, ensuite, est une expérience de la limite, celle de la souffrance visuelle : vous y verrez des êtres surnaturels au visage multicolore, gloussant, piaillant, pétant, se dandinant tels des pantins sans ressorts, emplis de bourrelets que des vêtements serrés révéleront au lieu de dissimuler. Ne vous en effrayez pas : ce ne sont que des sénégalaises mal maquillées, pardonnez le pléonasme.
Tirez sur leurs cheveux si vous voulez en avoir la preuve : ils vous resteront dans les mains —certains sont collés au crâne, ne vous laissez pas abuser—, suintant de graisse, agressant votre nez de leurs insoutenables relents de caoutchouc brûlé, de produits suspects, de semence mâle séchée. Bercy, enfin, est une source de perplexité. Comment expliquer, en effet, que les individus les plus respectables, les plus intelligents, les plus dignes y côtoient, dans un indémêlable et puissant élan, les crétins les plus absolus, que les plus puristes mélomanes y frayent avec d’ignares entendeurs de musique? Une possible réponse à cela : la danse, et la fibre nationale qu’elle caresse le temps de quelques heures, abolissent les frontières de la distinction et de la retenue.
Il s’agit d’abord, surtout, de se sentir sénégalais et de (se) convaincre de ce fait. Il s’agit de retrouver une couleur locale que l’on craint d’avoir oubliée sur les terres occidentales. Il s’agit de danser sans retenue, à en souffler comme un vieux phoque, à en suer comme quelque phacochère, à en friser l’apoplexie, d’essayer de paraître sur les images d’une télévision nationale qui se sera déplacée pour l’événement, puis, tout cela fait, de rire et d’être content. Rien, pas même Macky Sall bedonnant et en treillis, n’est plus pitoyable que la vue de ces hordes de sénégalais trempés mais heureux, sortant à la queue-leu-leu de Bercy, fiers de s’être agglutinés comme un seul homme, et d’avoir dansé tout leur soul. L’émotion est nègre.
Voilà ce qu’est Bercy. Pour le reste, circulez. Youssou Ndour, par l’intemporelle magie d’une voix, le génie d’un orchestre, le rythme d’un style musical dont il a compris tous les secrets, s’y repose sur de glorieux lauriers, définitivement acquis il y a plus d’une décennie, et parvient à y dissimuler le déclin d’une inspiration naguère exceptionnelle. Qui l’en blâmera ? Personne. On lui demande simplement de bander un minimum. Les fans avaleront toujours.
Bercy, en vérité, me semble de plus en plus n'incarner qu'un nom, un label, un lieu mythique qu’il faut avoir foulé pour, sinon authentifier, au moins aboutir une certaine expérience de l’exil en France. Une sorte de place to absolutely be. Il s’y agit toujours —heureusement— de musique, mais il s’y mêle désormais, de plus en plus, ce je ne sais quoi d’exhibition, d’impératif, de tyranniquement symbolique, de grégaire et d’imbécile qui achève de lui ôter son charme, si tant est qu’il en eut jamais.
Samedi prochain, comme des milliers de sénégalais de France, j’y serai. Armé d’un kit de maquillage pour arranger les guenons éventuelles à l’entrée, et de quelques explosifs pour faire sauter l’endroit. A ceux qui seraient intéressés par cette mission humanitaire, j’apprends que je donne des cours intensifs pour crier sans s’étouffer, dans la bonne intonation.