UN DOCUMENT INÉDIT DE SENGHOR
Le poète raconte dans un rapport son internement au sein des camps de troupes coloniales de 1940 à 1942
Un jour de l'été 2010, aux Archives nationales, Raffael Scheck tombe sur ce qu'il ne sait pas encore être une pépite, de celles qu'espèrent un jour dénicher les historiens qui remuent, creusent et tamisent les montagnes de documents. Le chercheur, citoyen allemand à l'humeur vagabonde, ayant vécu en Israël et en Suisse avant de poser son sac aux Etats-Unis, à l'Université Colby (Maine), travaille alors sur les camps de prisonniers coloniaux entre 1940 et 1945. Il prolonge ainsi ses recherches sur le sort des tirailleurs sénégalais pendant la campagne de France, en mai-juin 1940, et leur massacre par l'armée allemande, largement oblitéré dans l'histoire de la période et sujet de son livre Une saison noire (Taillandier, 2007).
Impeccable francophone, Raffael Scheck est en train de passer au crible les fonds de la mission Scapini, un service diplomatique qui inspectait les stalags. Il y découvre le rapport dactylographié de sept pages émanant d'un anonyme qui vient de sortir d'un internement dans les camps de troupes coloniales de Poitiers et de Saint-Médard-en-Jalles (Gironde).
L'homme parle à la première personne. Il est instruit, ce qui est d'autant plus précieux, pour les autorités de l'époque, que les tirailleurs sont souvent illettrés. Le responsable qui recueille le témoignage signale que le témoin est "professeur agrégé dans un lycée de Paris". Un agrégé d'origine sénégalaise ? Il n'y en a guère à l'époque. A vrai dire, il n'y en a même qu'un : Léopold Sédar Senghor (1906-2001). Après presque un an de vérifications, Raffael Scheck est aujourd'hui persuadé d'avoir déniché un texte inédit du poète, académicien et futur président du Sénégal.
L'enfant de Joal est alors installé en France métropolitaine. Il a déjà lancé et enterré, avec le Martiniquais Aimé Césaire (1913-2008), le Guyanais Léon-Gontran Damas (1912-1978) et quelques autres, l'éphémère revue L'Etudiant noir, où éclôt le concept de "négritude", c'est-à-dire l'idée d'un destin commun, de valeurs culturelles partagées liées au fait d'être noir.
Cette idée prend toute sa valeur quand la guerre est déclarée : bien que naturalisé français, Senghor se trouve enrôlé comme simple fantassin dans un régiment d'infanterie coloniale. Il est fait prisonnier par les Allemands le 20 juin 1940 à La Charité-sur-Loire. Plus tard, il racontera comment il faillit être exécuté en raison de sa couleur de peau, avec des tirailleurs, ne devant sa survie qu'à l'intervention d'un officier français qui en avait appelé à l'honneur militaire de son homologue allemand. Senghor est ensuite envoyé dans plusieurs camps temporaires avant d'être interné à Poitiers, où démarre le récit.
Le document inédit raconte le quotidien du prisonnier, le vécu des soldats noirs enfermés. Dénuées de qualité littéraire, ces lignes arides, parfois télégraphiques, n'en sont pas moins précieuses pour appréhender l'oeuvre de Senghor. Jusqu'à la guerre, le Sénégalais est en effet un poète qui se cherche. Il tâtonne dans l'obscurité, tourne en rond, déprime tandis que son ami Aimé Césaire a déjà écrit son Cahier d'un retour au pays natal (1938), et Léon-Gontran Damas, Pigments (1937). Pour lui, la lumière viendra de l'expérience des camps. L'intellectuel y côtoie et défend contre l'arbitraire ses voisins muets, infériorisés. Il tire de leur sacrifice un magnifique recueil, Hosties noires, écrit pendant la guerre. "Vous Tirailleurs Sénégalais, mes frères noirs à la main/ chaude sous la glace et la mort/ Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang ?" Il rêve : "Notre noblesse nouvelle est non de dominer notre peuple, mais d'être son rythme et son coeur/ Non de paître les terres, mais comme le grain de millet de pourrir dans la terre/ Non d'être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette." Il sera finalement les deux, la tête, comme chef d'Etat, et sa bouche, comme poète.
Dans les camps, Senghor s'est enfin trouvé. Or, "il y a des liens étroits entre ce rapport de captivité et quelques poèmes de Senghor dans Hosties noires", estime Raffael Scheck. Au-delà de son intérêt historique, ce témoignage d'une oeuvre en gestation fait la valeur du document.
Article publié le 16 juin 2011