MAMADOU DIA, L’ICONOCLASTE
Avec lui, nous aurions été contraints à l'effort, mais guéris de nos maux : indiscipline, laisser-aller, tortuosité... Il a marqué notre histoire plus que quiconque ayant exercé les plus hautes responsabilités dans notre pays

En ces temps de sécheresse éthique et de doutes, tout hommage rendu à l’ancien président du Conseil du Sénégal, Mamadou Dia, est une opportunité pour réveiller l'espérance et rassurer les cœurs meurtris des Sénégalais.
Oui, il y a bien eu un Sénégalais, un fils de ce pays qui avait une foi inébranlable, un patriote qui, pour reprendre les mots de Mark Twain, prenait fait et cause pour son pays à toutes les occasions, et pour ses amis et sa famille seulement quand ils avaient raison. Cet homme-là a résisté à la griserie du pouvoir, a gardé intacts son engagement et sa probité, a refusé de répondre à l'appel des sirènes des démagogues, avant et après l'alternance. Sa très longue vie est parsemée de gestes qui sont autant d'actes de défi : aux compromissions sociales, aux pouvoirs occultes, aux puissances tutélaires visibles ou sournoises.
Son parcours politique, son automne et son hiver d'homme libre, sa vie tout simplement, resteront parmi les plus belles pages de notre histoire.
Rebelle et entier, il l'était déjà avant d'entrer en politique. A une époque où la règle était de se plier aux us et coutumes, de se soumettre au diktat des convenances, il avait décidé, tout jeune homme, de choisir librement sa compagne, quitte à se faire jeter sur le banc des réprouvés, et plus de soixante-dix ans de vie commune prouvent qu'il avait eu raison contre ses détracteurs.
A une époque où l'on refusait les droits les plus élémentaires à des "sujets" comme lui, nés hors des 4 Communes, il fit de son métier d'enseignant le symbole de la lutte contre l'injustice et le mépris, n'hésitant pas à bousculer, de la parole et de la main, les représentants de l'administration coloniale qui tentaient de maintenir ces iniquités...
Ce n'est pas lui qui est allé à la politique, c'est la politique qui est allée le chercher et ce sont ses concitoyens qui lui ont imposé le devoir de les défendre et de les représenter. Dès lors, sa vie se confondra avec son engagement politique, marqué par un courage que lui reconnaîtront même ses ennemis et dont sa famille payera le prix. Son ambition, ce sera toujours de servir et non de se servir, et ce n'est pas lui qui comparera la fonction de chef d'Etat, le poste le plus élevé de la République, à un "plat de riz" et être président du Conseil du gouvernement fut pour lui un sacerdoce, certes exaltant, mais éprouvant et ingrat. La politique, il ne l'apprendra pas dans les livres, mais sur les routes et dans les veillées, au contact des paysans et des syndicats et sa carte de visite comporte plus de combats gagnés que de parchemins.
Cet homme-là, s'il savait récompenser, savait aussi sévir, ses proches en savent quelque chose. Il n'était pas du genre à projeter sa progéniture sur le devant de la scène, à lui accorder des prêts à échéance indéterminée, à imposer à son entourage de se soumettre aux fantaisies ou aux caprices de ses enfants ou à promettre le trône à son fils pour son 45ème anniversaire. Il tint tête aux puissances d'argent, aux chefs traditionnels, aux éminences religieuses, aux communicateurs et aux gourous : chacun à sa place et les vaches seront bien gardées ! Il agaça de Gaulle par son indépendance d'esprit et sa liberté d'expression, mais, lorsque le Général décida de rendre à l'Algérie son indépendance, il eut l'honnêteté de lui en livrer la primeur en reconnaissance de ses conseils judicieux.
Cet homme-là avait, verrouillées au corps, deux grandes forces : sa foi et son culte de l'amitié qui ne le quitteront pas jusqu'à la fin de sa vie. Il servit de bouclier à son ami Senghor, aussi bien contre les exigences de leurs alliés “Soudanais", avec lesquels pourtant il était plus proche au plan des idées, que dans les rapports avec l'ancienne métropole. C’est le cœur meurtri qu’il prit contre lui la tête de la fronde lancée par ceux qui avaient pris le parti de rester fidèles aux institutions de la République, puis il attendit calmement dans sa maison, désarmé mais confiant, que ses adversaires, qui avaient usé de moyens dont il n'avait pas voulu se servir, viennent s'emparer de sa personne.
Il fit face à ses juges, assumant sa pleine responsabilité, et, paradoxe de 'histoire, il a survécu, à une exception près, à tous les protagonistes du procès qui l'avait condamné à mort ! Dans sa geôle, coupé de tout, sauf de sa foi, douze ans durant, il restera fidèle à ses principes et refusera le marché consistant à lui accorder la liberté contre un renoncement à la vie politique. Mais toujours au nom de cet attachement à l'amitié, il n'hésitera pas à sa sortie de prison à tendre la main à son geôlier et à lui offrir son pardon. Il ne connaissait ni l'amertume ni la vengeance et jamais, jusqu'à la fin de sa vie, il n'accabla Senghor ni ne renia les années de braise qu'ils avaient passées côte à côte, quelquefois au grand dam de ses amis, ou à tenter de bâtir une nation et à éveiller la conscience populaire.
Au soir de sa vie, il sut résister au naufrage que de Gaulle avait prédit aux vieillards, par la parole, par l'écrit, par le souffle qui le tenait en vie. Il restera toujours le "Maodo", le "Grand", inébranlable, entier, plein de sève nourricière, de rêves et de projets...
Comment expliquer l’immense foule, dont beaucoup de jeunes, qui l'a accompagné jusqu’à sa dernière demeure, alors que depuis plus de 45 ans il n'exerçait plus aucune fonction publique ? En revanche le président de la République, Abdoulaye Wade n’assista pas à ses obsèques et le gouvernement ne prit aucune mesure pour l’honorer. Il y a des absences qui sont des fautes politiques et cellesci viennent d’être, partiellement, réparées.
Avec Mamadou Dia, nous aurions été sans doute contraints à l'effort et au sacrifice, mais nous aurions été guéris de nos maux que sont l'indiscipline, le laisser aller, la tortuosité...Il n'a été président du Conseil, donc véritable chef de l'Exécutif du Sénégal indépendant, que pendant moins de deux ans, mais il a laissé dans nos cœurs et dans notre histoire plus de traces que tous ceux qui à ce jour ont exercé les plus hautes responsabilités dans notre pays. Certains veulent durer, lui il restera...