LE FRANC CFA OBJET D'UNE RÉFORME SOUS CONTRÔLE
En renommant le franc CFA avec l’appellation choisie par la Cedeao, en ne faisant pas référence à ce projet de monnaie unique, Macron et Ouattara plongent pour le moins la zone dans davantage de confusion
Emmanuel Macron et Alassane Ouattara, président de la Côte d’Ivoire, ont annoncé samedi 21 décembre, depuis Abidjan, une « réforme historique » du franc CFA d’Afrique de l’Ouest. Mais des économistes la critiquent déjà, estimant qu’elle est incomplète et en trompe-l’œil.
Le déplacement de deux jours d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire a pris tout son sens samedi 21 décembre au soir lorsqu’il a annoncé, avec son homologue Alassane Ouattara, une « réforme » du franc CFA, prenant par surprise les citoyens des 14 pays utilisant cette monnaie. Le sujet ne figurait pas sur le programme officiel de sa visite, consacrée à une rencontre à la base militaire française d’Abidjan, la signature de contrats et d’accords divers, la pose de la première pierre du « grand marché » de Bouaké (Centre), etc. Contrairement à leurs consœurs africaines, les grandes rédactions parisiennes avaient été cependant mises au courant à l’avance de ce que dirait le président français lors de sa conférence de presse avec Alassane Ouattara, et avaient donc compris que le franc CFA était le principal objet de sa venue en Côte d’Ivoire.
Les deux présidents ont ainsi annoncé plusieurs changements dans le fonctionnement du franc CFA de l’Afrique de l’Ouest, soit huit pays, membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). La première modification concerne les réserves de change de l’Uemoa : cette dernière ne sera plus obligée d’en déposer la moitié au Trésor français, ce qui entraînera la fermeture du compte d’opérations, un compte spécial ouvert dans les livres du Trésor, par lequel ces devises transitaient. De plus, il n’y aura plus de représentants français dans les instances de l’Uemoa, dont le conseil d’administration de sa Banque centrale, la Bceao (Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest). Autre évolution : le franc CFA aura un nouveau nom et s’appellera « eco ». Tous ces changements devraient être effectifs vers la mi-2020.
L’économiste togolais Kako Nubukpo a aussitôt salué cette réforme, qualifiée « d’historique » par les deux chefs d’État : « Le passage du franc CFA à l’eco est une merveilleuse nouvelle pour l’avenir des pays qui l’utilisent », a-t-il écrit sur les réseaux sociaux. Parmi les économistes critiques du franc CFA, il semble cependant être l’un des rares à se réjouir.
Selon Emmanuel Macron, les changements opérés répondent aux critiques, de plus en plus nombreuses, souvent formulées à propos de cette monnaie, créée en 1945 par Paris. « Le franc CFA cristallise de nombreuses critiques sur la France. Je vois votre jeunesse qui nous reproche une relation qu’elle juge postcoloniale. Donc rompons les amarres ! », a lancé le président français. En réalité, les liens sont loin d’être coupés, puisque la parité fixe avec l’euro est maintenue – cet arrimage est considéré comme un handicap majeur pour les économies africaines par de nombreux économistes.
La France va par ailleurs continuer à apporter sa « garantie », ce qui devrait l’obliger à prêter des euros aux pays de l’Uemoa quand ils manqueront de devises (cette garantie n’a été que rarement actionnée dans le passé). Emmanuel Macron et Alassane Ouattara, lequel a toujours été un fidèle allié de la France et un fervent défenseur du système CFA, n’ont donné aucune indication sur la contrepartie demandée par Paris pour assurer cette garantie. Ils ont simplement précisé qu’un nouvel « accord de coopération monétaire » serait signé par le ministre français des finances et le président du conseil des ministres de l’Uemoa. Paris demeure par conséquent l’interlocuteur privilégié de l’Uemoa. Si l’objectif visait réellement à « rompre les amarres », on aurait pu imaginer un accord passé plutôt entre la Bceao et la Banque centrale européenne (BCE).
« L’accord signé entre Ouattara et Macron va perpétuer le même système sous une forme “rénovée” », a déploré l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé. Un constat partagé par plusieurs de ses pairs, dont Ndongo Samba Sylla : « Le franc CFA n’est pas mort. Macron et Ouattara se sont seulement débarrassés de ses atours les plus polémiques. Le cœur du système est bel et bien en place (accord de coopération monétaire avec la France comme “garant” ; parité fixe avec l’euro ; politique de répression monétaire ; maintien d’une zone franc composée de pays qui commercent peu entre eux et qui logiquement ne devraient pas partager une même monnaie) », a-t-il commenté (voir la Boîte noire).
Cette réforme, préparée secrètement par la France et Alassane Ouattara, remet par ailleurs en question le projet de monnaie unique de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dont font partie les pays de l’Uemoa. La Cedeao, qui comprend 15 pays, avait prévu de lancer cette monnaie en 2020, laquelle devait s’appeler elle aussi... eco. Ce plan paraissait jusqu’ici mal engagé, notamment parce que les pays de l’Uemoa n’ont pas présenté de
plan de divorce avec le Trésor français, comme l’a exigé le Nigeria, poids lourd de la zone, mais il faisait encore l’objet de discussions. En renommant le franc CFA avec l’appellation choisie par la Cedeao, en ne faisant pas référence à ce projet de monnaie unique, Emmanuel Macron et Alassane Ouattara plongent pour le moins la zone dans davantage de confusion.
L’économiste et opposant ivoirien Mamadou Koulibaly va plus loin : la réforme du franc CFA va « court-circuiter la monnaie de la Cedeao », a-t-il estimé dans un texte publié sur les réseaux sociaux, ajoutant : « Le franc CFA d’Afrique de l’Ouest est mort, nous dit-on, et son fantôme vient hanter l’eco que nous attendions de la Cedeao. » C’est aussi ce que pense Ndongo Samba Sylla, selon qui « Macron et Ouattara ont signé l’acte de décès du projet d’intégration monétaire » de la Cedeao. Quant à l’association française Survie, elle a déclaré : l’annonce de changement des deux présidents « permet de récupérer et d’empêcher la réforme d’intégration monétaire des pays de la Cedeao, et témoigne plutôt d’une volonté de maintenir la domination de la France sur cette nouvelle monnaie ».
Emmanuel Macron, qui a aussi déclaré à Abidjan que le colonialisme a été une « faute de la République», va ainsi difficilement réussir à faire baisser la tension et la pression de l’opinion publique, menaçant la survie de l’empire monétaire français, comme il l’escomptait. Dans le passé, la France avait déjà été obligée à plusieurs reprises d’apporter quelques légères modifications au fonctionnement du système CFA, pressée par quelques dirigeants africains. Elle avait à chaque fois réussi à faire cesser la contestation. Mais les temps ont visiblement changé.
Se pose aussi la question de l’avenir du franc CFA de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), qui comprend six pays. Jusqu’ici, les « réformes » concernant l’Uemoa ont toujours été transposées peu après au franc CFA de la Cemac. Les chefs d’État de la zone, qui ont eux aussi récemment évoqué la nécessité d’opérer des changements dans leur franc CFA, certains militant pour son abolition, accepteront-ils qu’un scénario similaire à celui actuellement mis en œuvre dans l’Uemoa s’applique chez eux ?
Fanny Pigeaud a coécrit un livre sur le franc CFA avec Ndongo Samba Sylla : L’Arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, La Découverte, 2018.