MOTION D’INDIGNATION
Notre société, que j’aime tant pour tout le bonheur qu’elle m’a procuré jadis, est devenue méconnaissable. Combien ? Combien de femmes, combien d’enfants seront sacrifiés à l’autel du « ndeyssane », du « tchey adina » et du « ndoguelou yalla » ?
Encore une fois, ma plume a tremblé, comme à mon habitude, comme à chaque fois que je suis sous le choc. A l’instar de ma plume, moi aussi, je tremble, sous l’emprise de l’affliction et de l’ire sourde qui battent dans ma jugulaire et résonnent dans mes tempes.
Africaine, Sénégalaise surtout, je suis issue d’un peuple, j’appartiens à une patrie, je fais partie d’une nation avec une diverse et riche culture. Cela représente un héritage précieux, indélébile, éternel, transcendant la simple mortelle que je suis. Je dis bien un héritage. Pas dans le sens d’un bien cédé mais d’un ensemble de valeurs à moi confié par des hommes et des femmes de qualité, proches et non proches, qui ont marqué toutes les étapes de ma vie.
De la maison à l’école, du bureau au marché, partout où je suis passée, dans ce pays où je suis née, où j’ai vécu, grandi et me suis accomplie, j’ai rencontré des gens formidables, Sénégalais et Sénégalaises extraordinaires, qui m’ont toujours fait ressentir une vraie joie de vivre et la grande chance d’être des leurs. De décrire l’attachement et l’estime que j’éprouve à leur égard, « samay nitt[1] », me fait plonger dans une émotion grisante, pour dire combien ils me sont chers, ceux que j’appelle affectueusement mes pairs de patrie, que je les connaisse de près, de loin ou pas du tout, juste parce que ce sont mes compatriotes, juste parce que je me sens liée à eux par ce fil abstrait mais profondément sacré, juste parce que me sentant partie de ce grand ensemble.
Au cours de mes voyages et dans toutes mes interactions, je ne taris pas d’éloges sur eux. Avec une mention particulière pour la Femme Sénégalaise, celle-là même dont j’aime évoquer avec fierté la combativité, la détermination et sa capacité à être une épouse modèle, respectée et convoitée jusque chez nos voisins. Cette mère dotée d’un sens du sacrifice sans pareille, cette amazone du travail qui ne rechigne à aucune tâche. Celle qui, bandant ses poings face à la misère, ne lésine sur rien pour préserver sa dignité et celle de sa famille, gardant toujours la tête haute, le sourire large et une bonne humeur contagieuse.
Je parle aussi des enfants de chez moi. Je décris leur beauté et leur intelligence, combien ils sont espiègles et amusants, vibrants de joie et de gaîté. Les regarder vivre et exister me remplit de bonheur. J’aime leur compagnie, j’aime me laisser corrompre par leur vitalité et leur insouciance.
Dans mes conversations enfin, j’invite toujours à visiter mon Sénégal, que je dépeins comme une terre bénie et guérisseuse, où tous les maux disparaissent tellement les gens sont accueillants, fins d’esprit, moulés de sagesse et de spiritualité.
Comme j’aurais voulu prêter à mes enfants mes yeux pour qu’ils voient le Sénégal de mon enfance et de ma jeunesse, où nous flânions à toute heure de la journée et sans crainte dans les rues de nos quartiers. Comme j’aurais voulu qu’il soit resté inaltéré !
Je suis nostalgique de ces années, où dans mon rituel de socialisation, je sillonnais les artères du centre-ville. Du Boulevard de la République où j’ai étudié et travaillé jusqu’au marché Soumbedioune où j’avais mes habitudes de ravitaillement, j’allais allègrement chaque jour, me faisant, avec beaucoup d’amusement, emboîter le pas par mon trio de petits talibés que j’aimais chouchouter ; m’arrêtant souvent pour rire des histoires de Seynabou, la vendeuse de légumes, qui prenait les symptômes de sa ménopause non diagnostiquée pour des tentatives de sorcellerie de sa coépouse. Saluant Diallo, le marchand de fruits en faction devant l’école Ste Jeanne d’Arc, qui m’avait vue grandir depuis la maternelle et chez qui j’ai acheté des fruits pendant 20 ans. Au détour, je me faisais gentiment harceler par Serigne, mon vendeur ambulant préféré, qui cherchait coûte que coûte à me refourguer sa quincaillerie contre un petit billet, et aussi pour alléger le poids de sa boutique mobile qu’il portait à bout d’épaule toute la sainte journée.
Bref, j’ai eu des moments de bonheur simple, teinté de légèreté et d’insouciance, sans menace majeure. Une vie de « Mademoiselle Sans Soucis », ce surnom dont m’avait affublé M. Coly, mon professeur d’éducation physique au collège.
Cette époque, hélas, évoque un passé très récent mais qui, pourtant, s’éloigne à grand pas de façon inquiétante. Lorsque je détourne la tête de mes souvenirs d’enfance pour tenter d’entrevoir le futur, tous mes heureux repères ont changé. Ce que je vois à la place est un tableau de mauvais goût, un système à l’envers et méconnaissable qui renvoie à une image d’œufs brouillés. Ce que j’entends, ce sont des histoires sordides qui me donnent des spasmes et des insomnies. À les lire ou à les écouter, je ne peux m’empêcher d’invoquer la miséricorde divine en psalmodiant nerveusement « Soubhanallah, Soubhanallah, Soubhanallah », comme pour conjurer le mauvais sort.
Et je souffre. Dans mon âme.
Et je souffre encore. Dans ma tête.
Et je souffre toujours. Dans toute ma chair.
Je souffre en imaginant la misérable corvée de cette sage-femme mandatée pour constater les parties génitales défoncées de la petite fille de quatre ans qui a été violée hier.
Je souffre en imaginant la triste journée de travail de son collègue médecin légiste qui a examiné le crâne de la fille du maçon, fracassé pour une malheureuse pièce de 25 Fcfa, l’avant-veille.
Il y a trois jours, j’ai souffert de mon impuissance à m’interposer entre la receveuse de Dakar Dem Dikk et ce passager manifestement agité qui venait de l’empoigner et de lui asséner une violente gifle, avant de lui arracher sa perruque.
Il y a une semaine, ma douleur a atteint son paroxysme quand j’ai ressenti 64 coups de couteaux dans le ventre.
Je me souviens, encore fraîchement, des chaudes larmes que j’ai partagées, il y a quelques mois, avec Thiabe, pour pleurer la mort de notre sœur Dibe, retrouvée pendue, la tête ouverte et sanglante.
Et, oh comme j’aurais voulu m’agenouiller pour consoler la mère du petit Fallou, quand on est venu lui annoncer que son fils ne rentrera pas du Daara où il a succombé à des coups infligés à cause d’une désobéissance mineure.
Le coup de grâce m’est venu de Wuhan lorsqu’on m’a annoncé sans finesse que « sauver le soldat Ryan[2] » était « hors de portée » de mon Sénégal.
Notre société, que j’aime tant pour tout le bonheur qu’elle m’a procuré jadis, est à vrai dire devenue méconnaissable. Et je me pose bien des questions sur ce que nous avons fait de travers.
Une autre question me turlupine : combien ? Combien de femmes, combien d’enfants seront sacrifiés à l’autel du « ndeyssane[3] », du « tchey adina[4] » et du « ndoguelou yalla[5] ? Combien de femmes Sénégalaises devront se barricader chez elles pour ne pas devenir des Bineta, des Fatoumata, des Ndioba ? Ces survivantes-là, auront-elles alors au moins la sécurité quand il leur faudra aller acheter les linceuls de leurs fils, ramenés corps sans tête pour avoir eu le malheur de croiser un diabolique trafiquant d’organes sur le chemin de la boutique, ou ceux de leurs filles, fauchées par un chauffard sirouman[6] en revenant de l’école ?
Notre pays, le Sénégal, est-il en passe d’atterrir sur la liste des destinations infréquentables et à risques, où prendre une vie est devenu une banalité, un fait divers de plus à la rubrique des chiens écrasés ?
Une loi a été votée, me direz-vous. Protègera-t-elle vraiment nos enfants et nos femmes au-delà de l’effet d’annonce qu’elle a suscité ? Posons le débat autrement. En attendant que cette loi soit débattue, amendée, questionnée jusque dans ses points virgules, en attendant qu’elle soit réellement applicable et effective, dans cet intervalle où elle ne sera utile qu’à épaissir le registre de lois, que faisons-nous ???
Allons-nous abdiquer et reconnaître que nous avons failli dans la transmission de cet héritage à nous confié ? Allons-nous accepter de faire pour nos enfants moins que nos parents et grands-parents ont accompli ? Pourrons-nous assumer d’être la génération qui aura inscrit dans son passif la dérive et la déperdition de notre système social ?
C’est une question sérieuse qui exige une réponse de la même teneur !
Pour tenter d’y répondre, je suis allée puiser au plus profond de ma « Sénégalité » pour dénicher ce que je pense pouvoir faire la différence, juste en attendant que lois et règlements se mettent en place.
C’est ainsi que dans mon introspection, il s’est révélé à moi quelque chose de sublime, d’inédit, de parfait pour la circonstance. Une chose que nous avons tous en commun, à laquelle rien ni personne ne peut porter atteinte et dont, qui plus est, nous pouvons user sans risquer le couperet de l’offense à quiconque.
Cette chose, c’est notre droit inaliénable à l’indignation !
Car je considère que s’indigner est un bon début quand le corps social est en déluge. « La colère », écrira Victor Hugo, « peut être folle ou absurde ; on peut être irrité à tort mais on n'est indigné au fond que lorsqu'on a raison par quelque côté ».
Alors indignons-nous !
Indignons-nous d’abord, en tant que parents, pour être en train de faillir à transmettre avec décence et rigueur le trousseau des valeurs léguées par nos ancêtres ;
Indignons-nous, en tant que parents encore, de ne pas veiller scrupuleusement à l’éducation sociale et comportementale, à la protection, la sécurité et l’intégrité physique et morale de nos filles et garçons dans nos foyers ;
Indignons-nous, en tant que parents enfin, de ne pas contrôler et restreindre l’exposition pernicieuse de notre progéniture à des modèles importés de culture de masse ;
Indignons-nous, en tant que Père de la Nation, de céder à la renonciation et au fatalisme sur des questions vitales et de nous en contenter à défaut comme d’un pis-aller ;
Indignons-nous, en tant qu’enseignants, de ne pas persister à inculquer, de la Case des Tout-Petits à l’Université, la valeur du savoir, du respect de l’autre et du bien commun ;
Indignons-nous, en tant que tenants et conquérants du pouvoir, de ne pas nous associer, dans une démarche concertée, civile et sereine, pour ancrer dans la conscience citoyenne une notion objective de la normalité, sans chercher ni gloire, ni buzz, ni mandat ;
Indignons-nous, en tant qu’automobilistes, de faire fi de la prudence routière et par conséquent de la vie des piétons et des passagers ;
Indignons-nous, en tant que guides suprêmes religieux, Khalifes généraux et Cardinaux, de ne pas être farouchement inflexibles sur la préservation du patrimoine spirituel que les dévots reposant dans nos cimetières ont pétri au prix de leur liberté ;
Indignons-nous, en tant que leaders d’opinion et porte-voix, de manquer, dans nos débats, d’examiner les questions sociétales sous un angle rigoureusement sociologique et non politique, ni partisan, ni activiste ;
Indignons-nous en wolof, en pulaar, en diola, en soninké, en sérère, en toucouleur, en malinké, chez les Mourides, Tidianes, Khadres, Layènes et Niassène confondus et unis, dans nos chambres, salons et cours, dans nos bureaux et nos commerces, sur nos étals et nos boulevards, dans nos écoles et pendant nos assemblées de prières.
Indignons-nous enfin pour reconquérir notre unicité Sénégalaise et redorer le blason de ce qui nous lie.
Puissions-nous tous user de notre capacité d’indignation et de notre droit à l’exprimer afin de déployer collectivement et froidement les fondations d’un modèle de société viable, qui nous soit propre et qui profitera à tous, Sénégalais, résidents, émigrés, visiteurs et sympathisants, par amour pour notre Sénégal. Que la paix soit avec nous.
Awa Ngom Diop Telfort est spécialiste en communication
[1] Mes personnes
[2] Film sur la difficile mission de sauvetage d’un soldat américain pendant la 2nde guerre mondiale
[3] Pour exprimer la compassion
[4] Pour exprimer la désolation
[5] Évoque la fatalité, la volonté divine
[6] Rabatteur de véhicule de transport en commun qui n’est pas doté d’une grande expérience ou qui ne détient pas un permis de conduire en bonne et due forme