FAIDHERBE AUX RACINES DU MAL FRANCOPHONE
Nous sommes persuadés que s’indigner, c’est cogner la tête contre le mur de lamentation ; se libérer collectivement, c’est se lancer dans une aventure insensée. L’école coloniale a parachevé notre aliénation
Soixante années de souveraineté, dit-on. Au nom de notre dignité, au nom de l’Histoire, déboulonnons enfin les statues et débaptisons nos rues et édifices, Monsieur ! Au nom de l’Histoire ne les déboulonnons pas, Madame, ne débaptisons rien ! Saint-Louis sans Faidherbe, quel désastre ! Le Général nous a honorés devant tout le Sénégal, devant toute l’Afrique ! Le président Lamine Gueye valait-il le capitaine Joost Van Vollenhoven ?
Le président Léopold Sédar Senghor avait-il plus de mérite que le Gouverneur général Ernest Nestor Roume ? Ces « grands Blancs » nous ont arrachés aux ténèbres de l’ignorance ; ils ont tendrement aimé nos langues et nos mœurs ; ils les ont étudiées au vitriol pour mieux nous connaître et nous servir…Ils ont construit des routes et des ponts… Ô ! Oui, l’élégant pont Faidherbe, fierté de la somptueuse ville de Saint-Louis ! Comment les noms Gueye et Senghor peuvent-ils ainsi effacer, sans coup férir, ceux de ces héros de la colonisation ?… Et Faidherbe, il fut véritablement nègre avec les nègres… Quelle ingratitude insensée, Madame ! Ah ! des routes et des ponts ! Par qui ? Pour qui ?...Quelle histoire !...
Et Faidherbe assimilé par la tribu nègre de Ndar en dépit des massacres massifs de nos populations sans armes et l’humiliation infligée à nos princes et princesses !… Lourds, très lourds blasphèmes ! Ignorez-vous que ces statues que vous croyez « nôtres » ont été conçues, coulées et placées là où elles sont par les vainqueurs sans la moindre concertation avec les vaincus ? Qui a osé écrire, en notre nom, au fronton de la statue de Faidherbe :
« A son gouverneur Louis Faidherbe, le Sénégal reconnaissant » ? Les vainqueurs ou les vaincus ? « Et vous faites nôtres ces statues ? Diantre voilà plus de soixante années d’indépendance que vous les adorez sans gêne ! Vous osez narguer vos ancêtres morts pour notre pays ! Voyez-vous, monsieur, je n’ai pu découvrir, dans aucune ville de France, au fronton des édifices, des rues, des avenues et des boulevards, les noms d’Hitler ou de ses compagnons dans le mal. Pourtant, ils tenaient tellement à la France, appréciaient tellement le patrimoine gaulois, ces héros de la race aryenne ! Pas non plus de statues célébrant leur passage fulgurant sur les terres de France !
Eux c’est eux, nous c’est nous, Madame !
Le monstre gît là. Tout est dit : nous ne sommes que ce que nous sommes sur la Terre des hommes, nous, Africains nègres et francophones, sous-hommes, condamnés à la soumission, donc à la damnation. Nous voici, défiant Aimé Césaire, Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop et d’autres Nègres téméraires. Et « bedonnants de diplômes », nous voici enflés d’orgueil : pourtant nous acceptons, de plein gré, dans une béatitude profonde, de n’être que les avatars de ceux qui ne sont pas et ne seront jamais nous. Nous avons ouvert dans tous les domaines du développement humain, depuis la proclamation des « Indépendances », de larges chantiers, couverts aujourd’hui de poussière, devenus des chantiers de l’insipide collaboration dans le mal, des chantiers de la trahison et de la honte. Et nous pensons que l’Histoire n’est pas vraie, comme nous pensons que le coronavirus n’est pas réel. Pourtant l’Histoire existe : elle nous jugera implacablement, comme la pandémie existe : elle tue tous les jours.
La question fondamentale est de savoir comment, avec tant d’insouciance, avec tant de tranquillité, même de sérénité, probablement acquise au contact de Descartes et dans la pratique des spéculations philosophiques sans bornes, qui ont émasculé, chez nous, toute volonté d’agir efficacement, comment nous sommes parvenus à oser « jurer une sainte alliance » avec l’ancien colonisateur au détriment de notre propre bien-être collectif. A examiner les comportements de ceux qui dirigent nos Etats et de ceux de nos élites intellectuelle et économique, à comparer ces hideux comportements à ceux des enfants de n’importe quelle autre nation de ce monde moderne, on est ébahi devant notre capacité à refouler tout sentiment d’indignation devant le mal et à créer et à entretenir un amour insatiable et ridicule pour des situations d’exception : nous sommes seuls à être ce que nous sommes dans le monde et tout révèle quotidiennement que ce que nous sommes n’est pas flatteur. Nous sommes persuadés que s’indigner, c’est cogner la tête contre le mur de lamentation ; se libérer collectivement, c’est se lancer dans une aventure insensée ; or dans une société ambitieuse, rien de grand ne peut se construire sans le goût pour la liberté collective, sans le sentiment d’indignation qui, pour l’intellectuel francophone, est un sentiment ridicule et condamnable au même titre que l’émotion. Ainsi toute force qui peut nous faire avancer est à traîner dans la boue. Cette manœuvre machiavélique nous a permis de corrompre le lexique de la tribu francophone. Nous y reviendrons.
Qui nous sommes ? Quels nous sommes ?
Nous savons tous que nous venons de loin ; de très loin. Le chemin de la souffrance a été long, très long : environ 4 siècles de traite négrière et 3 siècles de colonisation. Donc 7 longs siècles d’humiliation quotidienne, d’angoisse existentielle, d’agenouillement. Absolument rien de précis à l’horizon. Aucune réussite collective ne pouvait être envisagée. Et l’on pense que cela n’a pas transformé ou, mieux, n’a pas formaté notre être et pesé lourdement sur nos comportements actuels. Nous venons à peine d’être libérés du joug colonial qu’il nous est reproché, avec l’ignominieuse complicité d’une partie de notre propre classe politique et de notre propre intelligentsia, de nous pencher sur ce passé fait de cruautés et de crimes innommables contre la race humaine, d’en parler ne serait-ce que pour l’exorciser.
Oui, il nous est fait obligation de nous taire, de faire table rase du passé et de ne considérer que l’avenir, un avenir sans racines, qui doit être défini à notre mesure et conduit par des forces extérieures, des forces dominantes, notamment par l’ancien colonisateur. Il nous est interdit de parler de notre phénoménal apport au monde, surtout à l’industrialisation de l’occident, nous, êtres réputés paresseux, nous, portefaix robustes de la race humaine, nous sommes paresseux, dit-on sans gêne, sans avoir peur de la contradiction ! Il convient de faire la chasse à des œuvres comme celles de Cheikh Anta Diop - si impertinent, si turbulent, si encombrant ! J’entends d’ailleurs le président Nicolas Sarkozy nous reprocher de parler de l’âge d’or qui n’avait jamais existé et qui n’existera pas, affirme-t-il sentencieusement. Dialogue de sourds que de parler avec un « grand blanc » qui, au fait, ne sait rien de nous, ne sait rien non plus de la marche du monde.
L’œuvre d’un Cheikh Anta Diop est trop compliquée pour lui : le président Sarkozy va vite, il est pressé, il piétine des pans entiers de l’histoire des relations humaines sans s’en rendre compte. Son récent livre, comme son discours de Dakar, révèle scandaleusement qu’il semble tout ignorer ou feint de tout ignorer des désastres causés par la françafrique, dans nos pays, dans tous les domaines du développement humain. Il nous rend responsables de notre propre malheur ; à bien réfléchir, il a certainement raison : nous sommes devenus masochistes ; car nous avons tout permis à la France jusqu’à comploter avec elle contre le devenir de nos peuples. C’est avec notre appui, le précieux appui de nos grands « chefs », avec la complicité de certains de nos intellectuels et hauts cadres de l’administration, que son pays est parvenu à construire la monstrueuse françafrique, unique en son genre sur toute l’étendue de notre globe ; elle a réussi à saboter avec arrogance notre souveraineté dans tous les secteurs de développement de nos pays. Et nous osons bénir la France sous le charme de l’ « aide » qu’elle nous apporte et des diplômes acquis dans ses universités. « Aide » !
Voilà encore un autre concept vidé de son contenu et rechargé à volonté par la françafrique. Voilà que je contreviens imprudemment aux diktats du président français : oui - pourtant comme lui - j’ose ressasser l’histoire de mon pays. on ne se pose pas la question de connaître le nombre impressionnant de films, de documentaires, de livres, etc., réalisés sur les atrocités des deux Grandes Guerres, sur l’Allemagne nazie, sur le nazisme et sur la Shoah. Combien de cérémonies mémorielles sont organisées annuellement en France, ces cérémonies si adulées par le président Sarkozy ?
Les chiffres sont impressionnants, mais qui s’en plaint ? Qui ose parler de « ressasser l’histoire » de France ? En tout cas, pas ces intellectuels africains de l’école du président Sarkozy, prompts à défendre les intérêts majeurs de l’occident sur nos terres. Combien de films, de documentaires, de livres, réalisés sur le peuple souffrant, sur le passé du Nègre, sur la traite négrière et sur la colonisation, ces plus grands crimes de tous les temps, dans toute l’histoire de l’Homme, par leur apport au développement gigantesque de l’occident, par leur nature, par leur intensité, par leur durée et par le nombre de victimes ? Pourtant le nombre de ces documentaires est nettement insignifiant, voire ridicule par rapport à ce qui a été réalisé sur une Europe menacée dans sa chair et dans sa dignité durant une très courte période de son histoire.
Existe-t-il en Europe des personnages historiques de la dimension de l’Empereur Soundjata Keita que ses contemporains comparaient à Alexandre le Grand, d’Almamy Samory Touré, d’Alpha Yaya Diallo, d’El Hadj Omar Foutiyou Tall dont la vie et l’œuvre n’aient pas été portées de nombreuses fois à l’écran ? Combien d’œuvres de tous genres ont été consacrées à ces figures historiques européennes ? Et l’on nous accuse de « ressasser l’histoire » ! Si l’école du président Sarkozy triomphe en dépit de la fatuité et de la légèreté de son programme, l’Afrique francophone ne sortira jamais du sous-développement.
Parler des crimes dont nous avons été victimes, fouiner dans les archives pour produire des œuvres artistiques et des ouvrages scientifiques et d’imagination, organiser de grandes rencontres de réflexions, tenir des conférences, inscrire ces pans de notre existence dans nos programmes scolaires et universitaires dans l’unique dessein d’un meilleur éclairage des générations présentes et futures du continent africain, c’est « ressasser l’histoire », expression chère à l’ancien président français, un des précieux leitmotivs de son lexique politique, aussi stérile que son agitation autour du thème de la repentance qu’aucun Africain francophone ne lui réclame.
Pour lui, en accomplissant ainsi notre devoir d’intellectuels ou tout simplement de cadres africains ou de politiciens patriotes, nous fuyons nos responsabilités et cherchons à faire endosser tout le mal par son pays à lui, ce cher pays qui a inventé la françafrique après la colonisation, avec un talent politique et diplomatique sans précédent dans l’histoire des relations internationales. Le président s’acharne à nous condamner avec férocité sans jamais apostropher vertement ses pairs africains francophones, sans jamais parler de l’œuvre de la françafrique : il s’en prend non pas à ceux qui nous dirigent, aux criminels qui freinent sciemment le développement de nos pays au profit de leur confort personnel, mais aux peuples et à certaines de ses élites intellectuelle et politique qu’il faut museler, et à sa jeunesse qui se veut patriote, aux vigoureux contempteurs des actions crapuleuses et funestes de la françafrique, qui croient encore que leurs communautés sont défendables ; mais le président Sarkozy sait pertinemment que ces différentes catégories de citoyens ne font pas partie de ses interlocuteurs, car aucun dialogue n’est possible entre eux et le Président français d’autant plus qu’ils évoluent loin des postes de commandement, donc des cercles de décision. Il s’agit, dans ses discours, pour l’ancien président français, d’une bravade sans risque, parce que sans vrais interlocuteurs, sans objet, une bravade à la Don Quichotte.
Soyons sérieux : les vrais responsables des malheurs de l’Afrique francophone sont les militants de la françafrique qui regroupent la plupart de nos hommes et femmes politiques au pouvoir aussi bien que dans l’opposition, notre élite économique, qui est sans vision dynamique de l’économie nationale, et notre élite intellectuelle et nos hauts cadres, toujours fiévreusement en quête de distinctions académiques de la France et de ses institutions publiques et privées. « Le vieux nègre et la médaille » est loin d’avoir rendu son dernier souffle. On comprend qu’après soixante années de gouvernance nègre, ces pourfendeurs de nos intérêts s’opposent, tantôt avec brutalité, tantôt avec finesse, au déboulonnage des statues de colons qui encombrent nos places publiques et nos consciences ! Il y a lieu de s’interroger sur les racines de tels comportements.
Les racines du mal
Il faut reconnaître que l’Empire français n’avait pas été créé à la légère. Il était assis sur des fondements scientifiques solides. Toutes les disciplines universitaires, même le droit et la littérature, ont participé à sa création et à son fonctionnement. Dans sa consolidation et sa pérennisation, ces disciplines scientifiques ont joué un rôle bien plus efficace que les canons. La littérature, par exemple, a pesé lourd sur la balance d’autant plus que les poètes français, de ronsard aux poètes du xxe siècle, comme Pierre Emmanuel ou Alain bosquet, sont tous de grands séducteurs, même ceux qui ont transformé leur plume en glaive spirituel, comme Théodore Agrippa d’Aubigné.
Les XVIIe et XIXe siècles ont attribué à la France, sur nos terres, une couronne resplendissante. Quel paysan analphabète en français, dans nos campagnes, n’avait pas entendu parler du génie de Victor Hugo ? Les vers de Jean racine, par leur fluidité, nous faisaient penser aux poèmes-chants psalmodiés par nos mères. La virilité qui ébranle les vers de Pierre Corneille nous rappelait le bruissement des armes dans les armées de Soundjata Keita et d’autres vaillants guerriers du continent. Le verbe est sacré en Afrique ; ses prêtres le savaient et l’enseignaient. Certaines disciplines ont accouché des filières nouvelles pour la gloire de l’Empire : la spécialisation, par exemple, en droit indigène ou en médecine tropicale. Toutes les disciplines universitaires ont été sollicitées ; « aucune ne peut prétendre épuiser seule la complexité et la connexité des difficultés engendrées par l’avènement de la « Plus Grande France ».
Philosophes, sociologues, économistes, politistes, juristes, ethnologues, géographes, historiens, adeptes de la psychologie des peuples indigènes, médecins coloniaux…, tous ceux qui, à l’époque – et ils sont fort nombreux – étudient la construction impériale en sont conscients », reconnaît olivier Le Cour Grand maison. Vaste tâche ! Insistons sur le fait qu’aucune discipline universitaire n’a été écartée ou négligée par les bâtisseurs de l’Empire ; par contre, c’est nous qui avons oublié que pour nous décoloniser, pour réaliser le nouveau citoyen et le rendre efficace, il fallait faire appel à toutes ces disciplines. La France, elle, est allée jusqu’à créer des institutions nouvelles pour la consolidation de « La Plus Grande France » et pour son détachement des préoccupations du peuple français : il y avait la Métropole et il y avait le reste de l’Empire. Sur le terrain, prospéraient des romanciers dits « coloniaux » dont les œuvres ont fini par provoquer la naissance d’une littérature africaine de langue française. Que peut-on arguer de ce constat ?
Tout cela permet de nous rendre compte que l’histoire de nos relations avec la France est une histoire sérieuse et complexe, fortement ancrée dans notre être. L’école coloniale a parachevé notre aliénation. Dirigée par des pédagogues chevronnés, cette école a été dynamique et efficace dans le formatage de la nouvelle personnalité du serviteur de l’Empire. Le système éducatif de la France n’est pas innocent car il n’est pas sans brutalité. Cela relève de sa conception de la culture, surtout la conception qu’elle se fait de sa culture, qui n’est pas, à ses yeux, une culture nationale, mais qui est plutôt une culture universelle dont la caractéristique essentielle est qu’elle vit en autarcie, sans tolérance, surtout linguistique, pour les cultures voisines. Elle n’a de respect que pour le latin et le grec, ces langues mortes. Bien avant la construction de l’Empire, certaines régions françaises ont souffert d’une sorte de « colonisation intérieure », qui se traduisait, en partie, par le rejet brutal du patois et de son environnement, comme l’occitan, langue d’oc parlée dans le sud du pays. Le plus révoltant c’est moins ce mépris des langues autres qu’elle affiche de façon ostentatoire que l’acharnement du système scolaire à dévaloriser tout l’environnement à conquérir ou à dominer et à refuser systématiquement d’emprunter quoi que ce soit à l’autre. Ce n’est pas sans raison d’ailleurs que la politique linguistique de la francophonie continuera de tourner à vide. Cette institution parle beaucoup de la rencontre des cultures, de la diversité culturelle et même de la culture de la diversité, de la tolérance, mais dans la réalité, elle ne fait rien de significatif pour marquer son intérêt.
L’apprentissage de la langue française va avec l’apprentissage du mépris pour toute autre langue maternelle et avec l’effort considérable de dévalorisation de l’environnement où évolue l’apprenant. Dans cette perspective, il existe tout un arsenal d’opérations punitives, dont ce triste procédé d’ « inter-délation » que fut le « signe », appelé aussi « symbole » ou « la vache », mis en place sous la troisième république. Le besoin d’unification linguistique de la France, besoin qui est un trait de son génie, a été surtout dicté ici par la perte de l’Alsace et de la Lorraine, de même que l’Empire, « La Plus Grande France », naquit dans les cendres de la cruelle défaite de 1871 de Sedan, devant l’Allemagne de Bismarck. Le procédé du symbole a été exporté avec succès dans les colonies. Ce témoignage du professeur français Yvon Bourdet, sur l’importance donnée à l’école de langue française dans sa région au sud du pays, est éloquent : « Les premiers « succès » en classe, la moindre louange du maître d’école, rapportée aux parents ou aux amis, éclairait tous les visages : - « Si tu continues de « bien apprendre », tout sera plus facile pour toi ! » - « Si j’avais eu « de l’instruction », disait un autre, je ne serais pas resté ce que je suis ! »i. On croirait lire Bernard Dadié en Afrique au sud du Sahara.
Chaque citoyen africain francophone de ma génération se retrouve parfaitement dans ces propos : sensibles aux promesses de l’école, nous sommes en perpétuelle quête d’un statut supérieur qui nous rend aveugles et sourds à la recherche d’un bienêtre collectif. Le mécanisme de l’acculturation passe par la langue, féroce et intolérante, qui finit par polluer tout l’environnement de l’enfant : tous ces efforts visent à le couper de son milieu. On le réussira. On remarquera d’ailleurs que même le nouvel homme politique de chez nous, soumis, malgré lui, au système démocratique, contraint de se retrouver avec le peuple durant les campagnes électorales, une fois élu, gouvernera sans ce peuple et se montrera surtout attentif aux diktats de ses « maîtres extérieurs » : au fond de son être, il juge son milieu méprisable à jamais ; la puissance et l’efficacité ne peuvent être qu’ailleurs. Les outils de la réussite ne sont pas à l’intérieur, mais à l’extérieur de notre environnement ; les conséquences d’un tel état d’esprit sont énormes.
A nos yeux d’anciens colonisés, des statues de héros-bourreaux sur nos places publiques – personnages adulés à l’extérieur - ne peuvent qu’ennoblir ces places, donc améliorer notre propre image. On voit où nous ont conduits 7 siècles de servitude ! Les racines du mal sont profondes. Je ne ferai pas appel, ici, aux grands phares de notre histoire, aux génies de mon continent ; je m’appuierai plutôt sur les réflexions d’un génie de l’Hexagone. Jean-Jacques rousseau écrit audacieusement dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité » : « Il en est de la liberté comme de ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres à nourrir et à fortifier les tempéraments robustes qui en ont l’habitude, mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui n’y sont point faits »ii. J’ai dit que nous avons vécu plus de 7 siècles de domination sans interruption, soumis quotidiennement à la servitude. Que pourrait être le rapport d’un tel être à la liberté une fois acquise ?
A vivre ce que nous vivons depuis la proclamation de notre souveraineté, nous nous rendons compte que la liberté est difficile à assumer ; nous en avons peur. Nous avons tellement peur de couper le cordon ombilical avec l’ancien colonisateur ! Nous avons peur de la liberté comme l’on a peur de l’aventure, de l’inexpérience. Aucun peuple sur cette erre ne partage avec nous un tel sentiment. Aussi avons-nous opté pour des situations d’exception, susceptibles de nous mettre à l’abri des risques. Jean-Jacques rousseau n’a pas tort de nous mettre en garde : « Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s’en passer […].
Le peuple romain lui-même, ce modèle de tous les peuples libres, ne fut point en état de se gouverner en sortant de l’oppression des Tarquins. Avili par l’esclavage et les travaux ignominieux qu’ils lui avaient imposés, ce n’était d’abord qu’une stupide populace qu’il fallut ménager et gouverner avec la plus grande sagesse, afin que s’accoutumant peu à peu à respirer l’air salutaire de la liberté, ces âmes énervées ou plutôt abruties sous la tyrannie, acquissent par degrés cette sévérité de mœurs et cette fierté de courage qui en firent enfin le plus respectable de tous les peuples. » Serait-ce le sort de l’Afrique francophone ? Combien de temps faudra-t-il pour accepter et assumer notre liberté ? Il faut conclure. La conclusion sera brève. J’ai insisté sur les forces qui ont créé l’Empire français et ont permis à la France de se retrouver à la table des grands de ce monde après sa retentissante défaite devant l’Allemagne en 1871. Les divers rôles joués par l’ensemble des disciplines scientifiques et le système d’enseignement ont été déterminants dans la réussite de la colonisation française. C’est l’esprit qui est en jeu ; c’est lui qui a été atteint par la science de l’autre ; c’est lui qu’il faut remodeler.
Nos universités et instituts de formation ont-ils cherché à s’adapter à la nouvelle situation à l’instar de la prestigieuse Sorbonne qui avait rejoint le peloton des institutions scientifiques impérialisées de l’époque ? Il faut que nous ayons le courage de nous pencher sérieusement sur les programmes de nos écoles, de nos centres de recherche et surtout de nos universités. Tant que nos programmes scolaires et universitaires n’auront pas radicalement changé au profit de la formation exclusive du citoyen africain, la défense et la protection des actions nuisibles, comme celles des biens mémoriels du bourreau, constitueront toujours, à nos yeux, un devoir impérieux. Nous devons avoir la conviction, après le Général de Gaulle, pour nous affranchir enfin du joug de son pays, que « les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire »iii. Et ces moyens, ici, c’est la science et le courage de la faire mettre en œuvre par les enfants du pays !
i Yvon Bourdet, L’éloge du patois ou l’itinéraire d’un occitan, Editions Galilée, Paris, 1977.
ii Jean-Jacques rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, bookking International, Paris, 1996. Souligné par moi.
iii Le Général de Gaulle, Appel du 18 juin 1940. Souligné par moi.