LE BOUQUET DE KANTENE
EXCLUSIF SENEPLUS - Construire un autre Sénégal, c’est reconstruire la Casamance. C’est s’inspirer de cette splendide région, de ses ruines, de sa mélancolie, de ses blessures, de ses multiples métissages - NOTES DE TERRAIN
Samedi 26 septembre 2020. 06 heures. Des pluies fines accompagnent le jour qui se lève. L’aube, solennelle, présage un jour serein. La fraîcheur diffuse ses bienfaits dans mes sens, comme une caresse nouvelle. J’apprécie, avec beaucoup de gratitude, cette bénédiction matinale. Il me semble que cela faisait une éternité que je n’avais pas respiré à pleins poumons. J’accueille, de bon cœur, le flux d’oxygène. Dakar avec ses tumultes, sa pollution, est loin. En moins d’un jour, mes narines se sont complètement dégonflées. Je peux sentir l’air, remuer dans mes organes. C’est trop bon. Une séance matinale de méditation s'impose. J'avale une grande quantité d’air pur, et en profite pour me désintoxiquer. Et sentir mon cœur battre pleinement. Et des vagues se soulever dans mon plexus solaire.
01 heure 14. Un bruit terrible interrompt mon sommeil. Il déchire le calme de la nuit. Je ne crois pas avoir entendu un rugissement aussi terrible et spectaculaire. C’était le tonnerre. Je pense immédiatement aux grondements des armes. Ça doit être terrifiant. Cela se passe-t-il tout le temps ainsi, dans cette ville ? C’était un vacarme, d’une force extraordinaire. Un hurlement terrible, qui a duré plusieurs minutes. Je me suis, immédiatement, réveillé. J'ai regardé l’heure. La nuit venait à peine d’être mature. Et je ne m’étais assoupi que pendant deux tours d'horloge. Il sera difficile de me rendormir. J’hésite, entre reprendre la lecture pour assommer mes yeux, lourds de fatigue, ou écouter la pluie et le grondement, qui continuaient. Cette dernière option était plus attrayante. J’adore écouter la foudre, qui craque. J’étais bien servi. Le vacarme était épatant. Les premières pensées qui sont venues à mon esprit sont celles de la guerre. J'ai songé, aussi, à la beauté de cette région authentique. Bénie.
J'ai dormi, facilement, malgré mes appréhensions. J’étais un peu épuisé. Nous avons quitté Dakar, à 6 heures, hier matin. Comme la Gambie a fermé ses frontières, il fallait contourner et prendre la route de Tambacounda. En passant par Kolda et Sédhiou pour aller jusqu’à Ziguinchor. C’était un peu éprouvant. Mais quel ravissement, quand le paysage de la Casamance profonde commence à défiler sous les yeux ! La Casamance est un pays enchanteur. Ses vallées fluviales, sa faune et sa flore luxuriantes. Ses paysages hors du temps. Sa richesse culturelle. Ses femmes et ses hommes, braves et accueillants. Il y a une magie. Quelques étincelles du paradis, ici. L’univers y a déployé son raffinement, le plus beau. On a presque du mal, en traversant ses terres, à imaginer qu’un déchaînement de violence a ensanglanté cette magnifique région.
08 heures 05. Le centre-ville de Ziguinchor est terne. Les rues sont pâles et tristes. Une nuée de mélancolie parcourt l’atmosphère. On dirait que les lieux sont traversés de regrets. Tout à l'air d'un inaccomplissement. Les toits des maisons en zinc et en ardoise. Les trottoirs larges et mouillés. Les formes des mosquées. Un fou, qui parle seul, attire mon attention. Il est sale et marche en claudiquant. Quelles complaintes soulève-t-il ? Où est sa famille ? Est-il perdu à jamais, pour la société ? Sur un somptueux fromager, des échassiers étalent leur grâce. Plusieurs pélicans et des flamants rouges se disputent la majesté des hauteurs. De petits oiseaux, camouflés dans le feuillage touffu, sifflent bruyamment. Je prends quelques minutes pour les contempler, augustes dans leur posture, se raclant la gorge. Ce qui enflamme mon esprit. Je n’aperçois plus rien de particulier, dans ma balade matinale. Je ne m’attarde pas dans les labyrinthes de la ville.
09 heures 15. J’avais complètement oublié que c’était l’anniversaire du naufrage du Joola, aujourd’hui. On me l’a soufflé dans une conversation. Je veux participer aux commémorations. Après renseignements, on me dit que les cérémonies sont, d’habitude, organisées au port. Il y a aussi un cimetière dans la ville, dédié aux victimes. Je décide d'y aller, un peu avant midi. Hier soir, après les explosions du tonnerre, j’avais pensé à toutes les déchirures subies par cette belle région. Les conflits armés. Les disparus du Joola. Au Sénégal, aucune contrée n'a connu autant de contusions.
11h33. Le mur de l’enceinte, peint à la chaux, est détrempé. Comme, presque, tous les bâtiments à Ziguinchor. C'est sans doute la pluie abondante qui lave les revêtements des édifices. La porte du cimetière est fermée. Il n’y a pas de cadenas. Je suppose que je peux entrer. Mais, de l’extérieur, tout est visible. Il y a deux rangées de sépultures, à gauche. Le reste de l’espace, à droite, est vide. Une gerbe de fleurs est déposée sur un petit monument. Je parviens à lire deux noms de famille, sur les pierres tombales. Dème et Fall. Je me recueille. Des prières, pour mes sœurs et frères, musulmans, chrétiens ou animistes. Qui reposent ici. Quelques petites minutes plus tard, je décide de me rendre au port. On m’indique un lieu, en face du marché Escale. L’endroit est ceinturé par un mur en tôle. Il y a une petite ouverture. Mais personne à l’intérieur. Peut-être qu'il y avait une cérémonie, et qu'elle est terminée. Je m'en vais.
« Les anges de la mort
Bien ancrés dans leur port
Ont jeté leur mauvais sort
Sur le vieux marché du port
Les anges de la mort
Bien ancrés dans leur port
Ont jeté leur mauvais sort
Sur un bateau
Les anges de la mort
Bien ancrés dans leur port
Ont jeté leur mauvais sort
Sur le Joola
Il a coulé, emportant avec lui
Nos amis et nos amours
Ils sont partis
Avec les vagues
Ils sont partis
Si brusquement, brusquement » *
Je me dis, en quittant le port, qu’on n'en fait pas assez pour raviver la mémoire. Ce qui s’est passé, avec le Joola, doit à jamais hanter nos consciences. Il ne s’agit pas seulement d’en parler à la télé et à la radio. Mais de le rappeler, constamment. Pour un perpétuel avertissement de la mémoire. De grands monuments. Une grande cérémonie nationale. Un musée. Les sirènes du souvenir doivent retentir sur toutes les places publiques. Et mobiliser notre attention. Pour qu’à jamais les manquements ayant mené à cette tragédie nous interpellent. Ce jour funeste de septembre 2002, doit rester lourd dans notre conscience collective. À l’évocation du Joola, le Sénégal doit se remémorer les conséquences de l’imprudence et de l’irresponsabilité. Elles sont mortelles. Elles peuvent causer de graves accidents, quand elles deviennent des habitudes collectives.
Construire un autre Sénégal, c’est reconstruire la Casamance. C’est s’inspirer de cette splendide région. De ses ruines. De sa mélancolie. De ses blessures. De son hospitalité. De sa vigueur. De ses multiples métissages. Des joolas, màanjaks, mankàañs, balants, sooces, pëls, wolofs, seereers. Qui y habitent, fraternellement. De son islam et de son christianisme fervents, qui se respectent. De son animisme mystique. La Casamance, pour sa grâce et ses plaies encore béantes, pour toutes ses promesses qui patientent, pour tous les affronts subis et assumés, pour toutes ses vérités essentielles et ambivalentes, rappelle ce qui nous reste comme chemin à parcourir. Pour enfin faire peuple. Et devenir une nation, unie et prospère.
*Dread Maxim Amar, Le Joola
Retrouvez sur SenePlus, "Notes de terrain", la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.