ENTRE LA FRANCE ET L'AFRIQUE, LES ACCORDS DE DÉFENSE, UNE OPACITÉ
Ils ont été mis en place peu après les indépendances. Les accords de défense, souvent considérés comme le bras armé de la Françafrique , sont aujourd'hui scrutés sous une lumière inhabituelle depuis que le Mali a décidé de les dénoncer
Ils ont été mis en place entre la France et une grande partie de ses anciennes colonies africaines peu après les indépendances il y a soixante ans. Les accords de défense, souvent considérés comme bras armés de la "Françafrique" sont aujourd'hui dans une lumière inhabituelle après que le Mali eut décidé de les dénoncer.
"Le débat public français n’est pas très exigeant quand il s’agit de la transparence des institutions, notamment militaires". Quand on évoque avec lui la question des accords de défense, le chercheur Roland Marchal ne mâche pas ses mots.
Pour ce spécialiste renommé des questions sécuritaires en Afrique, le manque d’intérêt, voire l’ignorance des dirigeants politiques français sur le sujet est patent. Illustration parmi d’autres, un seul des douze candidats à la dernière présidentielle, Jean Lassalle, évoquait ces accords dans son programme, promettant de les "revoir", sans entrer dans le détail.
Niagale Bagayoko, présidente de l'African Security Secteur Network (ASSN) va plus loin : "Je pense que cette opacité renvoie aux institutions de la cinquième République qui ne prévoient pas l'implication, notamment du Parlement, dans les décisions de déploiement à l'étranger, quel qu'il soit". La chercheuse reconnaît que des Commissions parlementaires et sénatoriales peuvent se pencher sur le sujet mais il s'agit de "supervision confidentielle et sans aucun levier décisionnaire".
Les accords de défense signés entre la France et une grande partie de ses anciennes colonies en Afrique sont pourtant un enjeu sécuritaire, financier et hautement politiques tant ils cristallisent -au même titre que le franc CFA- le rejet de l’ancienne puissance dans une partie de l’opinion publique africaine.
"Relations privilégiées"
Au début des années 60, l’empire français se délite. En Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, c’est la vague des indépendances. La page de la colonisation est tournée, au moins en apparence. Dans la plupart des nouveaux Etats, une classe politique formée en France et adoubée par Paris prend le pouvoir. Certes distendu, le cordon n’est pas coupé. Les pouvoirs français et africains organisent une nouvelle distribution des cartes. La "France-Afrique" chère à l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny attaché aux "relations privilégiées" entre Paris et son ancien empire va rapidement devenir une "Françafrique" nettement plus péjorative et caricaturale à base d’officines, de cabinets occultes et de disparitions d’opposants, sur fond d’exploitation des richesses du continent.
C’est dans ce contexte souvent opaque que sont signés les premiers accords de coopération militaire et de défense entre la France et une vingtaine de pays africains. "Il s’agit d’une coopération militaire élargie qui peut aller jusqu’à un appui en cas d’agression", explique Roland Marchal.
A l’époque, rappelle le chercheur, la France pouvait venir en aide aux régimes nouvellement indépendants face à "de la subversion interne, des protestations intérieures, mais depuis les années 2000, en particulier sous la présidence Sarkozy, on est dans une situation où ces accords sont mis en œuvre de façon plus sélective. Ils sont aussi rédigés pour éviter que la France n'intervienne en cas de troubles intérieurs de façon systématique".
En effet, en 2008, rappelle la politologue Niagalé Bagayoko, les accords bilatéraux ont tous été revus et "des cadres spécifiques à chaque pays ont été établis. Par exemple, les dispositions qui s’appliquaient au Mali et celles qui s’appliquent au Niger ne sont pas comparables. Ce n’était pas le cas avant 2008".
Absence de débat
S’ils ont évolué sur la forme, soixante ans après les premières signatures, les traités restent un pan important de la relation entre l’Afrique er la France. Interrogé par la Deutsche Welle, Thomas Borrel, porte-parole de l'association Survie et coauteur de l'ouvrage "L'empire qui ne veut pas mourir", explique que "en 1981, on comptait treize accords de coopérations militaires et huit accords de défense, alors qu'en 2021, 40 ans plus tard, on compte 21 accords de coopération militaire et 11 accords de défense ou accords de partenariat de défense".
Thomas Borrel pointe au passage l’opacité dans laquelle ces accords sont conclus de manière bilatérale entre la France et chacun des pays concernés, soulignant le cas emblématique du Tchad où l’armée française est présente de manière quasi-permanente depuis l'indépendance du pays en 1960.
En février 2019, les avions français interviennent d’ailleurs contre une colonne armée de l’Union des forces de la résistance (UFR) en route vers N’Djamena. Au nom de quoi ? "Afin d’éviter un coup d’Etat" contre le président Idriss Déby, expliquera le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.
Mais Roland Marchal rappelle qu’il a fallu "qualifier cette colonne rebelle de jihadiste pour justifier cette opération qui, sinon, aurait été illégale". Et le chercheur de s’étonner à nouveau du manque total de débat au sein de la classe politique française à l’époque pour demander des explications.
"Ce temps-là est terminé"
A ce jour, Paris dispose toujours d’environ 6.000 militaires répartis entre la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Sénégal, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad ou encore Djibouti.
Le petit pays de la Corne de l’Afrique a d’ailleurs été le théâtre d’une intervention de la France en 2009 au nom de l’accord de défense signé entre les deux pays. Djibouti fait alors face à un incident frontalier avec son voisin l’Erythrée. L’ancienne colonie française, indépendante depuis 1977, demande donc de l’aide à Paris qui refuse une intervention au sol et ne s’engage pas dans des combats mais met à disposition de Djibouti ses moyens de logistique et de renseignement.
Quelques années plus tôt, en 2006 et 2007, c’est aussi au nom d’accords de défense que l’armée française était intervenue en République centrafricaine au secours de l’ancien président François Bozizé. Les militaires français avaient alors repoussé les rebelles de l'UFDR (Union des forces démocratiques pour le rassemblement) et repris l'aéroport de Birao après d’importants bombardements.
Cinq ans plus tard, en revanche, et alors que l’accord Paris-Bangui avait été renégocié deux ans plus tôt, le président François Hollande refusera d’intervenir pour sauver à nouveau François Bozizé menacé par la rébellion Séléka. "Ce temps-là est terminé", affirmera le chef de l’Etat français. Bozizé tombera trois mois plus tard sur fond de guerre civile.
En 2013, au nom des accords de défense liant la France et le Mali, François Hollande engagera pourtant la France sous la bannière de l'opération Serval alors que le pays est sous le menace de groupes jihadistes venus du Nord.
Une demande toujours forte
Il est réducteur de résumer ces accords de défense à une survivance post-coloniale. Des accords similaires existent d'ailleurs avec des pays comme les Emirats arabes unis qui n'ont jamais fait partie d'un pré-carré français.
Néanmoins, la critique est omniprésente dans une grande partie de la jeunesse africaine à qui les annonces de la junte malienne s'adresse certainement en grande partie.
Faut-il pour autant envisager la fin de tel
A défaut de les enterrer, quelles pistes d'amélioration ? Pour Roland Marchal, régler la question de l'opacité est primordial. "La réflexion de l'appareil d'Etat est permanente sur ces questions-là, assure le chercheur. Il ne faut pas penser que l'armée, la diplomatie ou les experts sont le doigt sur la couture du pantalon ! L'état-major réfléchit, il y a des notes qui circulent ! Il est effrayant que cela ne produise pas davantage de débat !" Niagale Bagayoko voit aussi la nécessité d'une évolution vers davantage de transparence : "peut-être va-t-on aller vers des définitions de cadre davantage contraintes par la perception qu'en auront les opinions publiques de différents pays. En tout cas dans les pays où elles auront la possibilité de s'exprimer."s accords ? Pour Niagale Bakayoko, c'est peu probable tant "il existe toujours une demande importante de la part des Etats africains à destination de l'étranger en terme d'assistance". Le Mali s'est évidemment tourné vers la Russie mais, rappelle la chercheuse, "la façon dont le Niger s'engage aujourd'hui avec la Turquie sur les questions militaires est aussi tout à fait intéressante".