LE MYTHE DE L'ÉTAT-NATION TCHADIEN
EXCLUSIF SENEPLUS - L’on pense que c’est naturel de suggérer une succession dynastique, en spéculant sur les talents des fils du despote sanguinaire. Nous sommes des territoires néocolonisés et sous occupation militaire (2/4)
Au Tchad, suite à l’assassinat du président Idris Deby Itno au pouvoir de décembre 1990 à avril 2021, son fils Mahamat Deby prend la tête d’un groupe d’officiers : le Conseil Militaire de Transition (CMT), et installe un régime dit de transition dont l’un des objectifs principaux est de préparer le retour à l’ordre constitutionnel au terme d’une période de 18 mois. Un ministère de la Réconciliation nationale a été chargé d’organiser un dialogue national Inclusif DNI, dans le but de faciliter la mise en place d’institutions et mécanismes devant permettre d’organiser des élections libres et transparentes. Ce dialogue, précédé d’un pré-dialogue de groupes de politico-militaires, qui s’est tenu pendant plus de 4 mois à Doha sous l’égide du Qatar et de la France a abouti à un accord entre une partie des belligérants habituels et le gouvernement issu du coup d’état d’avril 2021. Cet accord salué par l’Organisation des Nations Unies, exclut cependant le principal mouvement armé. Ledit dialogue national inclusif (DNI) se tiendra à Ndjaména à partir du 20 Aout 2022.
En marge et pour participer à la réflexion qui se mène dans son pays natal, l’écrivain tchadien Koulsy Lamko publie aux Editions Casa Hankili África, Mexico, un livre d’entretiens dont le titre sibyllin et iconoclaste présage du tumulte ambiant autour d’une rencontre dont il pense qu’elle est pour une énième fois, une ré-initiation avortée tant les dés sont pipés quant à l’issue probable : le risque de la légitimation d’une succession dynastique qui mettra le pays à feu et à sang.
SenePlus lui ouvre ses colonnes permettant que soient partagés de larges extraits de « Mon pays de merde » que j’adore avant la parution de l’essai-conversations à la rentrée d’octobre 2022.
Dans cette deuxième partie, Koulsy Lamko éventre le mythe d'un État-nation usuurpé dès la période post-indépendance, un pays marqué par une succession de régimes militaires fondés sur des rapines diverses.
AR : Une continuité dans le temps sans conteste, dirions-nous ! Mais revenons à notre déroulé…Celui des « pères de la nation en gésine »
KL : Mieux que Goukouni qui n’en a pas eu le temps suffisant, ni probablement l’intention, Idriss Deby a excellé dans l’exercice et poussé le curseur à fond, cumulant toutes les turpitudes de tous ses prédécesseurs, s’enrichissant de toutes les facettes de leur atavisme politique (autoritarisme, clanisme perfectionniste, cynisme, corruption, clientélisme, hypocrisie fine, traîtrise) pour finir immensément riche et mordu par le culte de la personnalité. Il est arrivé à la tête de l’État par les armes, il a régné par les armes et en a été délogé par les armes. Même si on le savait déjà très malade. Entretemps, il a réalisé le rêve suprême du métier des armes : culminer au panthéon des maréchaux avant de tomber sous une balle au front pendant les combats (dixit le roman national) !
ARS : La problématique de l’économie de guerre est donc intimement liée à celle de la conception des frontières. Soit. Cependant, sous Deby, des partis politiques ont revu le jour après la mise en coupe réglée du régime de Tombalbaye…
KL : Habileté politique… plutôt fine stratégie ! Avait-il le choix au début? La Conférence Nationale Souveraine l’y contraignait. Tout comme les subsides qu’il fallait attendre de la fameuse aide au développement qui en réalité n’est qu’un petit bout visible de la dette systémique dans laquelle nous enrôlent les institutions de Bretton Woods et autres « bailleurs ». Mais il a aussi joué et sournoisement la carte sécuritaire du pouvoir civil avec l’organisation d’un multipartisme de façade, d’une opposition probable, d’une conférence nationale souveraine, d’une assemblée nationale majoritairement sous sa botte, d’une constitution. Et pour couronner le tout, des simulacres d’élections. Tout pour créer un cadre propice à la capture clanique collective et systémique des biens de l’État. Chemin faisant, il a eu le temps de faire oublier ses crimes indicibles sous Habré dont il s’est payé le luxe de la condamnation (il a eu la roublardise cynique de faire mettre en taule un vieillard trahi). Belle prouesse pour ainsi occulter l’élimination systématique de ceux des opposants qui lui faisaient de l’ombre tels que Ibni Oumar Mahamat Saleh et faire oublier les massacres du septembre noir dont il semble avoir été l’un des artisans zélés ! Une dualité digne du personnage bifrons, une espèce de Janus des mythes sahéliens ! Affublé tantôt du treillis de soldat, tantôt de la djellaba, tantôt de la casquette militaire du guerrier, tantôt du chechia-bonnet de l’homme de paix, une ambiguïté à l’épreuve de toute cohérence et qui plutôt a consacré la figure du chef guerrier protecteur nécessaire dans un pays voué à l’insécurité permanente provoquée !
ARS : Et la parenthèse du régime de Malloum…
KL : … Ce régime de Malloum que je n’ose même pas évoquer ici du fait de sa vacuité de non-événement puisqu’il n’y avait aucune proposition claire et signifiante. Par son manque de vision prospective et de réactivité, Malloum a consacré sans grand discernement la victoire du Frolinat (appuyé par la France, les USA, la Libye, le Soudan) et précipité le pays dans le gouffre des incertitudes de régimes d’exception. Ce n’était pas de bonne inspiration que de confier à un homme brisé par la prison, la gestion d’un pays divisé. Et qui de surcroit était accusé d’avoir commis bien des actes répressifs sur les populations en guerre qu’il tentait plus tard de racoler et d’agréger à son régime militaire, par une charte fondamentale défaitiste et imposée. Il aurait beau avoir des velléités de réconciliation, pouvait être sincère ou non, l’interprétation que ses protagonistes faisaient de sa posture illisible et surtout sa politique d’une main tendue qui tantôt agite la baston, tantôt la carotte, ne pouvait être que celle de la défiance. Les faiseurs de rois, tels que Kamougué et autres officiers de l’époque en sous-main se déployaient dans une contradiction oppositive à peine voilée, contre son tandem avec Habré et la politique de réconciliation qu’il prônait. Pris en otage et en tenaille entre l’intransigeance d’Hissène Habré et sa charte fondamentale, les velléités de revanche de l’administration militaire française dont il avait permis le retrait des troupes, les manœuvres de coercition de la hiérarchie de son armée qui déjà logeait des taupes, il a juste favorisé l’éclatement du pays en une multitude de territoires occupés par une dizaine de tendances politico-militaires.
ARS : Pour en revenir à la question des partis politiques, en réalité, les libertés du peuple tchadien ont été confisquées très tôt, juste quelques années après les indépendances avec l’imposition et la promotion du parti unique et des cars gentils de Tombalbaye, n’est-ce pas ?
KL : Tous les régimes qui se sont succédé ont régné par le musèlement des masses populaires ou par la fabrique de leur consentement sur des bases irrationnelles confessionnelles et subjectives, démagogiques et ethniques. La peur suscitée par les polices politiques et brigades d’intervention militaire a maintenu une grande partie du peuple dans un mutisme chronique et favorisé une carence de culture et conscience politiques qu’aurait pu faire naitre une tradition du débat contradictoire. Ce qui d’ailleurs a permis de conserver les réflexes grégaires tribalistes que les différents responsables savent finement instrumentaliser quand cela leur est nécessaire.
Il ne faut cependant pas minimiser, dans le cadre civil, les longues luttes courageuses et harassantes des syndicats pour leurs intérêts corporatifs. Mais cela ne concerne qu’une infime partie d’une population à dominante rurale où les revendications potentielles des agriculteurs et éleveurs jamais n’auraient été prises en compte. L’apparente ouverture dit démocratique du régime d’Idriss Deby avec la pléthore de partis politiques aux ordres et la presse semi libre, n’est que l’application de l’autre principe de la dictature : “cause, aboie toujours, la caravane passe”. Ce qui n’a pas empêché, non plus la judiciarisation des rapports citoyens-État, puisqu’une parole libre et critique s’interprète aisément comme délit de calomnie et de diffamation. De nombreux journalistes ont connu l’autocensure, les cellules nauséabondes de prison et payé de leur santé et de lourdes amendes financières. L’autocensure se pratique amplement tout autant au sein des partis politiques d’opposition, certains parfois étant des obligés du régime qui leur cède des prébendes, d’autres se mouvant timidement sous séquestres. Le dogme devient nécessaire pour sacraliser les mots démocratie ou État de droit et créer des sanctuaires où toute critique objective du système est perçue comme un affront au tenant du pouvoir et ses affidés. On vous fait avaler la grosse pilule dorée, bien amère à l’intérieur de l’emballage et vous vous croyez en démocratie parce que vous avez un récépissé pour organiser un parti politique fantomatique sans programme parfois, vous égosiller pendant les campagnes d’élections, distribuer t-shirts et casquettes à votre effigie, avoir pour amuser la galerie quelques députés dans une Assemblée dont vous savez en toute âme et conscience que les propositions structurantes ne franchiront pas le seuil du palais si vous vous opposez à celles, clientélistes de la majorité présidentielle issue du parti-État.
ARS : C’est bien-là un tableau dont les traits de peinture sont un peu forcés, vous ne croyez-pas ?
KL : Cette sanctuarisation s’étend jusqu’au fait que l’on croit que le trésor public, les fonctionnaires de l’État devenus biens meubles, les biens publics, appartiennent au chef de l’État qui devra en disposer selon ses désidératas, ses décrets, ses humeurs primesautières : l’arithmétique des équilibres entre les clans et sous clans. L’on pense que c’est naturel de suggérer une succession dynastique, en spéculant sur les talents des fils du despote sanguinaire comme s’ils devaient être des successeurs naturels ou en lorgnant vers des opposants que l’on devrait préparer à une succession complice subalterne ! Ou d’alternance régionale ou ethnique à la tête de l’État… Absurde ! Comme si la Constitution n’ouvrait pas sur la dynamique électorale qui, seule, légitimerait celui des candidats qui sortirait vainqueur des urnes… lors d’une élection transparente, non sujette à de fraudes et manipulations. Et, l’on se prétend en République et l’on se gargarise d’être dans un État de droit !
ARS : Je pense à ce que vous disiez de la prémonition de Bichara Idriss Haggar… lorsqu’il écrit, il y a vingt ans, s’agissant des mascarades d’élections et de la présidence à vie de Deby, que même dans cette hypothèse de la disparition de Deby, « rien ne garantit pas qu’une fois disparu, un fils ou un autre membre de sa famille au nom du sang versé ne réclamera pas la succession assurant ainsi la continuité de l’État-razzia. Et si les tchadiens sont forcés d’attendre cela, dans quel état sera alors le pays ? »
KL : L’analyse lucide de Bichara Idriss Haggar est nourrie à l’expérience des armes, de la gestion du pouvoir et de la prison. Elle ne pouvait qu’être rigoureuse et logique, un tantinet prémonitoire. Tout de l’art du devin : il connait bien son monde. La prétention actuelle des fils de Deby et des membres de sa famille ou clan à vouloir conserver le pouvoir d’État et réaliser une succession dynastique laisse pantois !
ARS : Pourquoi donc ? Ce sont des citoyens de droit…
KL : Vous souscririez à une succession dynastique ?
ARS : Qu’avez-vous donc contre la succession dynastique ?
KL : C’est juste une question de principe. C’est désarmant qu’au Tchad, la logique du pouvoir échappe toujours à toute rationalité. Ce jeune homme n’avait pas vocation à diriger un pays aussi torturé dans ses limbes que celui-ci. Il s’est formé au métier des armes, a souvent déserté les cours et souvent pratiqué l’école buissonnière pour ce qu’en disent ses enseignants du secondaire. Cela dans le but d’affronter le terrain et de se spécialiser : c’est cela sa vocation, sa passion qu’il a assouvi d’ailleurs de façon fulgurante en devenant général d’armée à la trentaine. L’on nous a seriné qu’il avait pris le pouvoir contre son gré, faute de mieux et par défaut, puisque le dauphin constitutionnel était défaillant. Maintenant qu’on lui demande d’organiser les élections pour céder le trône à l’un ou l’autre de ceux qui se serait préparé pour cet office exigeant, il ne devrait pas y avoir de réticence.
ARS : Mais… l’appétit parfois vient en mangeant, et « le pouvoir, c’est dieu qui donne ! »
KL : Lequel de tous ces dieux qui nous entourent ? Celui des patates, des courges, des pis de chamelle, de l’argent ? des puissants et riches ? des miséreux couchés sous le pont et qui boivent leur urine ?
ARS : Du calme ! N’en devenez pas irrévérencieux !
KL : À la limite, ce qui me préoccupe, ce n’est pas tant, le qui a le pouvoir d’État, d’où il vient, s’il est un magnifique et sympathique ignorant ou un culte ténébreux. Ce que le peuple exige, c’est de ne plus être floué sur la marchandise et que ce qu’on lui vend ne soit pas un autre mythe, le mythe sénégalais du lézard vendu au touriste sous la dénomination et l’emballage « crocodile du Nil ». Si l’on nous dit que l’on est en République, cela signifie que ça ne devrait pas s’apparenter à une copie dégénérée singeant grossièrement les monarchies arabes du golfe. Ce jeune homme a-t-il seulement une vision pour le peuple, un programme politique, des prolégomènes programmatiques ? Comprend-il seulement la complexité du monde actuel mouvant et fait de tant de soubresauts et de vertiges, un monde difficile à dévisager même pour ceux qui se sont longuement préparé à l’animation du pouvoir d’État ? Quant aux autres, alentours qui croient que le nom de papa Deby devra nécessairement leur ouvrir les arcanes du pouvoir d’État, qu’ils rapatrient d’abord et rendent au trésor public, les sommes colossales qu’ils-elles ont amassées, eux-mêmes, leur père, leurs oncles, leurs cousins, leurs femmes et époux. On pourra en faire naitre et éclore des dizaines de maternités, de centaines de puits pour le bétail, fermes agricoles et universités.
ARN : Je crains fort que vos imprécations ne soient que vœux pieux. On sait acheter l’impunité dans votre « pays de merde » que vous adorez. Colima de Pedro Paramo de Juan Rulfo !
KL : Ailleurs, les gens se lèvent pour revendiquer que leur soit redistribuée la plus-value que produit leur travail. Au Tchad le fonctionnaire, l’agriculteur, l’éleveur en est à se demander ce que signifie son travail et s’il a le droit de jouir ne serait-ce que de sa valeur.
ARS : Nous tournons en rond. La réflexion de Gérard-François Dumont me semble perspicace quand on se penche sur la problématique de l’instabilité permanente dans un pays aussi grand que le Tchad et qui n’a pas réussi à tisser un embryon de nation. L’analyste, professeur à la Sorbonne dont il fut Recteur, pose comme apriori observable le carré des diversités du Tchad dont il énumère les composantes : diversité des religions, multiplicité des ethnies, diversité linguistique, diversité économiqu , et en tire une conclusion qu’il faudra scruter de près au lieu de balayer du revers de la main à coup d’arguments anticoloniaux : « La résolution de cette quadrature pour le bien commun supposait surmonter les tensions et les obstacles en résultant. Or, l’histoire du Tchad, depuis l’indépendance, est celle d’un État qui ne parvient pas à se construire, ne réussissant pas à mettre en place des institutions pérennes capables de réguler les rapports de force. Il convient de préciser que cette instabilité quasi permanente du Tchad depuis son indépendance ne peut se réduire à l’héritage de la colonisation car les profonds antagonismes présents sur les territoires correspondant aujourd’hui à l’État tchadien existaient bien avant la période coloniale. »
KL : C’est en d’autres mots, le concentré de nos rengaines depuis le début de ces conversations. Pour lui, il faudra rechercher les causes de cette instabilité permanente de ces rapports de force, et qui s’expliquent par la géopolitique passée et présente des populations. Vous me direz que c’est le cas de bien de pays en Afrique. J’en suis tout à fait conscient. La différence c’est que les autres territoires faits de nations agglomérées qui se sont parfois combattues par la passé, ont essayé par l’éducation, par les liens de solidarité cultivée, le respect des autres, la justice, la redistribution des biens communs, le sentiment de la nécessaire interdépendance, ont essayé de créer un embryon de nation. Au Tchad, les mythes de la domination historique esclavagiste, l’instrumentalisation du leadership politique par les puissances colonisatrices, la corruption et la violence systémique qui l’accompagne, comme un acide sulfurique, ont mastiqué et détruit tous les repères de sociabilité.
ARS : Et si nous revenions à votre titre douteux parce que sibyllin…. Essayons de rechercher un peu plus d’objectivité…
KL : L’objectivité ! C’est parce que l’on joue à l’autruche en créant des dissonances dans la perception des réalités pourtant aisément observables que l’on finit dans la confusion. Souvent l’on créé des faux mythes auxquels l’on s’accroche comme des tiques aux testicules du bœuf.
ARS : Ce mythe de l’État-nation ?
KL : Que voulez-vous que je dise qui ne soit aussi vrai que cela ? Les communautés qui vivent actuellement sur le territoire que l’on a convenu d’appeler Tchad, n’étaient pas nécessairement destinées à se rassembler dans le cadre d’un État-nation viable[1]. Toute la partie méridionale du territoire actuel avait été pendant longtemps constituante de l’Oubangui Chari, et que le colonisateur a rattachée-greffée au reste sahélien-saharien pour des besoins de main d’œuvre et autres inavoués. Un conglomérat d’entités sociologiques diverses, un archipel de valeurs et de volontés différentes, parfois d’intérêts bien divergents.
ARS : Oui, mais la volonté de se rassembler sous une bannière commune s’est concrétisée aux indépendances, fruit d’une longue lutte. L’on ne peut quand même pas se permettre d’ignorer l’enthousiasme collectif généré par ces retrouvailles d’Africains, du continent et de la diaspora, de négro-africains, de berbères et d’arabes, etc. L’exaltation des valeurs panafricaines était à son apogée. Les puissances naissantes se sont lancées dans la construction de nouveaux États-nations dont les principaux objectifs étaient de construire un peuple à partir de la mosaïque de communautés diverses et différentes, développer le nouvel état, avec une vision, en lui donnant un gouvernement, des lois, une structure économique, une infrastructure de transport, des services sociaux et culturels, et ainsi de suite… des états indépendants et souverains… Le Tchad en est un…
KL : De quelle indépendance et souverainetés parlons-nous ? De quelles luttes, qui n’aient été fratricides dès le début des mouvements politiques d’émancipation des peuples précoloniaux devenus sujets français qui vivaient sur ce territoire ? Quand on évoque le destin de nos pays, il est plus juste de poser clairement l’équation indépendance = souveraineté territoriale, militaire, monétaire, alimentaire = autonomie de la pensée et de décision. Dès lors que ces termes ne sont pas envisagés dans une saine relation d’équivalence, nous nous fourvoyons dans l’analyse. Pour le moment, nous continuons de nous battre contre l’hydre de l’Empire et du nouvel ordre mondial qui fait feu de tout bois, envahit le continent avec, la déferlante que sont toutes ces armées, ces bases militaires, ces dispositifs sécuritaires spéciaux, ces mercenaires qui encerclent le continent comme aux temps des comptoirs de la maafa et du yovoda, qu’ils soient français, américains, chinois, japonais, russes ou autres. Les faits sans cesse nous rappellent que nous sommes des territoires néocolonisés et sous occupation militaire. Juste un immense champ de bataille, un espace sécuritaire pour les autres et où se déroule une compétition géostratégique et économique féroce d’anciennes et nouvelles puissances. Nous ne sommes qu’aux initiales de l’ère de la décolonisation véritable.
Et puis comme nous venons de l’évoquer, l’on ne peut parler du Tchad sans une incursion véritable au sein des sociétés africaines précoloniales régies par la structure fractale et que l’on a convenu d’appeler sociétés segmentaires ou « anarchistes » d’une part, et celles regroupées pendant un moment donné de l’histoire, au sein d’États fédéraux multinationaux multiculturels, d’autre part. Et quand je parle de sociétés africaines précoloniales, j’y inclus les sociétés préislamiques qui n’étaient pas nécessairement esclavagistes. Mbog Bassong, parfois nostalgique, évoque ces sociétés africaines précoloniales en ces mots : « Ce tissé africain, senti, vécu, puis pensé, a été formalisé comme un logos de toute action. Puis, sont intervenus l’islam arabe, le christianisme occidental, l’Etat-nation et le capitalisme, tous contraires à la vocation historique des Nations africaines. Depuis leur irruption dans le champ des savoirs endogènes, la grande sagesse a été reléguée au second plan. » [2]
ARS : Ne vous éloignez pas de la question. Notre deal initial c’était de tout recentrer sur votre « pays de merde » que vous adorez. Parlons du Tchad c’est-à-dire…
KL : Le territoire[3] ou l’État-nation ? Le Tchad de Wikipédia avec son vaste million de kilomètres carrés, ses déserts à perte de vue, ses pics montagneux de l’Emi Koussi, ses anticyclones vides ou chargés de pluies selon les caprices des nuages, ses rivières poissonneux, fleuves et ouadi, lacs asséchés, ses parcs et sa faune interlope ? Le Tchad des Empires et royaumes qui se sont étendus sur une partie de ce territoire actuel pendant des siècles, depuis la fin du premier millénaire, tentant de contrôler le commerce transsaharien ? Le Tchad des razzias d’esclavagistes impénitents dont Rabah n’est qu’un prototype répertorié ? Le Tchad des conquêtes et de l’occupation française avec ses missions-courses folles éperdues et sauvagement meurtrières de Voulet-Chanoine, Joalland-Moynier, Emile-Gentil et Fourreau-Lamy, son AEF, son Gouverneur Félix Eboué ?...
Le Tchad des forçats concasseurs de pierres jetés dans les affres des travaux forcés du chemin de fer Congo-Océan ? Le pays du Régiment de Marche du Tchad qui était constitué, entre autres, de braves jeunes gens arrachés à leurs familles et à leurs champs et embarqués dans une guerre qui n’était pas la leur. Le Tchad des batailles électorales violentes entre les partis et les leaders de partis à la veille et au lendemain des premières élections ? Le Tchad de la Communauté française qui sous la Loi Gaston Deferre souhaitait par la voix de Lisette Gabriel se construire à l’identique de la Métropolie ? Le Tchad, celui-là qui a signé les accords BlackBerry qui l’obligent à rembourser á la Métropolie, ad vitam aeternam la dette d’avoir été colonisé ; les accords qui l’obligent à accepter la langue française imposée comme langue nationale, à donner la priorité des marchés aux entreprises françaises et à la puissance colonisatrice, le monopole d’exploitation de ses minerais, à accepter la vassalisation militaire permanente ? Ce Tchad-là qui naissait dans l’obscurité en 1960 pendant que Tombalbaye lisait la déclaration d’indépendance dans le noir, puis à la lampe-torche d’André Malraux, devant une foule d’habitants médusés ? L’acte fondateur fut marqué par le sceau de l’échec, une espèce d’inachevé dans le déroulement de la cérémonie du discours primordial à cause de la panne d’électricité … Prémonition ?
Le Tchad des répressions coloniales dans le BET, le Ouaddaï, celui des interventions militaires français de bérets tantôt verts, tantôt rouges, tantôt bleus, des vols tonitruants des avions jaguars et mirages ? Le Tchad des chars libyens de Kadhafi envahissant le territoire avec la bénédiction de l’armée française, celui des pétrodollars de l’islamisme qatari ou saoudien qui s’évertue à inonder les moindres hameaux de mosquées même quand les paysans réfractaires n’en veulent pas? Le Tchad d’une économie sans direction, exsangue, sous perfusion soutenue par des officines douteuses et de contrôle mondialiste ? Le Tchad étranglé par le Franc CFA et qui pour organiser ses simulacres d’élections a toujours eu besoin du parrainage et des prêts de l’Agence Française pour le Développement et de l’Union Européenne, des ONG caritatives? Le Tchad des bandes armées du Frolinat et autres fronts militaires composites en déferlantes saisonnières ? Celui des toro boro et fonctionnaires véreux rackettant les dene mousso de Chagoua, molestant les paysans d’Oum Hadjer, de Mangalmé, de Daporpoti, de Fianga, l’éleveur du Lac ? Ce Tchad de présidents de partis politiques qui parfois oublient même le nom de leur institution, ces bandes d’affamés volontaires s’agenouillant devant bébé Deby illégitime pour lui quémander de l’essence à verser au réservoir de leur motocyclette ou du sel pour leur gombo ? Ce Tchad d’une pléthore de députés prétendus représentants du peuple, qui en rien ne portent dans l’hémicycle les doléances de ceux dont ils sont censés restituer les voix , députés qui peuvent jouir des législatures gluantes, tant le pays argue n’avoir pas « les moyens » d’organiser les élections législatives quand pourtant il en a pour leur payer des salaires faramineux à passer les sessions à jacter dans un français qu’une minorité feint ne pas comprendre et qui se traduirait dans un arabe classique que l’autre partie de l’assemblée ne comprend pas non plus? Ce Tchad-là où des peuples entiers, de millions d’agriculteurs, d’éleveurs, de pécheurs, de femmes, d’hommes, de jeunes, d’enfants, de vieillards doivent s’aplatir de façon larvaire sous les bottes de bandes de prédateurs de tout acabit qui tissent la dominance par une série de réseaux de violence physique ou symbolique qui englobent tout, prennent le territoire dans une espèce de toile d’araignée carnivore? Ce Tchad-là d’une histoire figée déjà inscrite par ses prémisses dans un scénario turbulent d’incertitudes prévisibles ? Ce Tchad-là, clone monstrueux de l’État africain néocolonial ?
ARS : C’est peut-être ce Tchad-là votre « pays de merde » que vous adorez ?
KL : Non ! J’aurais voulu parler d’un autre Tchad : celui de l’horizon…
ARS : Je vous suis patiemment dans votre désir de lyrisme et, comme convenu entre nous pour ces conversations-ci, je ne vous pose aucune limite, même pas celle du délire. Mais si nous nous penchions un peu sur l’idée d’État-nation failli que vous avez promis de développer
KL : Bridons donc le trop plein de colère ! Le mythe de l’État-nation en Afrique ! Revenons-y. Et surtout permettez-moi de laisser parrainer notre conversation par ces mots de Mbog Bassong lorsqu’il dit avec beaucoup de gravité : « Nos leaders politiques actuels n’ont pas compris que le modèle de l’État-nation, le christianisme et l’islam ont un seul et même projet : assurer la domination du monde nordique avec l'aide de l'élite locale aliénée. Pendant que l’État-nation structure profondément la pauvreté, promeut les injustices sociales et assure toujours davantage la protection, puis la reproduction de la classe politique dominante en relation étroite avec les grandes sectes d’obédience étrangère, les religions de la « foi » se préoccupent de récupérer les dominés, pauvres, démunis et faibles d’esprit éjectés du système politique dominant. Là, elles s’enrichissent au nom de la « foi » et ponctionnent au nom de l’ignorance de la plus grande masse là où, très précisément, nos traditions religieuses avaient obligation de partager pour le bonheur de tous, de commun accord avec la logique initiatique du pouvoir politique africain. »
ARS : Pourquoi donc utilisez-vous l’expression « gobeurs de miettes ?»
KL : O pays sans mythe
O pays, mon peuple, beau peuple
Pays sans mythe, pays sans limite
Dis-moi,-toi qui sais,
De quelle histoire commune
Pourrions-nous tirer orgueil ?
A quel mythe des origines
Nous abreuvons-nous ensemble ?
Où est-ce donc l’ombre d’arbre ou de dunes
Qui nous rassemble ?
Rien ! Le vide blanc ! Rien !
Sauf !
La vacuité de nos viols et violences
Le désir de survie,
Le désir d’idéal ?
Vous savez, c’est triste à dire mais… Je vous rappelle que le Tchad est né d’un territoire délimité par défaut en plein centre-nord de l’Afrique par la Conférence de Berlin entre 1884 et 1885 et qui peu à peu s’est constitué à l’intérieur d’un tracé progressif arbitraire au gré des desideratas et conflits territoriaux entre les colonisateurs européens du 19e-20e siècle. Pour rigoler, bien de politistes l’appelle d’ailleurs « le cœur mort de l’Afrique ». Le patchwork comme le précise Ndjékéry Nétonon, s’est étalé sur des territoires d’anciens royaumes et Empires saharo-sahéliens en ruine, associés à des territoires de communautés acéphales, autarciques à dynamique segmentaire. Les premiers ayant été colonisés par l’islam arabo berbère et yéménite pendant des siècles et les seconds sous le vernis récent de la colonisation française et chrétienne continuent confusément leur culte des ancêtres. Jusqu’aujourd’hui, aucun mythe fondateur qui nous réunisse ! Quand les uns clament que la colonisation française les a libérés de razzias esclavagistes, les autres portent en triomphe l’esclavagiste Rabah qu’ils considèrent comme héros civilisateur. Nous ne sommes que des gobeurs de miettes qui nous entretuons depuis une centaine d’années pour accomplir le dessein de l’Empire français et autres coalisés, le jeu des philosophies morales et moult autres balivernes confessionnelles prosélytes et intolérants… Tandis que nos fossoyeurs se lèchent les babines, repus de notre sang !
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LE DIALOGUE NATIONAL TCHADIEN, UNE TRAGI-COMÉDIE
[1] L’histoire récente du Tchad est en effet profondément marquée par cette opposition entre le Nord et le Sud, opposition qui ne procède pas seulement d’une division climatique et écologique (le Nord désertique et le Sud “utile”), religieuse et culturelle (le Nord islamisé et le Sud animiste et christianisé), mais de la mémoire et des stigmates des razzias organisées par les sultans du Baguirmi et du Bornou qui avaient la capture d’esclaves parmi les kirdis (païens) du Sud pour objet. Et ce, avec une régularité telle (notamment saisonnière), qu’on a pu parler, en l’espèce, de l’exploitation méthodique d’un vivier humain. L’explorateur allemand Heinrich Barth, parti de Koukaoua en 1851 dans les fourgons de l’armée d’Omar en expédition contre le Mandara, rapporte comment, le “maître du Bornou” ayant composé, il est décidé d’opérer une razzia contre les Mousgou et livre un témoignage de première main de cette activité (Voyages et découvertes dans l’Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855, traduction française, Paris, A. Bohné, 4 vol., 1860-1861 — III 23-37).
[2] Mbog Bassong, La théorie politique, p
[3] Quand Gouraud, ancien commandant du Territoire, parle du Tchad comme du “pays de l’eau”, “avec ses immenses fleuves, Congo, Oubangui, Chari et le grand lac” (Ibid. : IV), c’est pour l’opposer au “pays du sable”, le IIIe territoire dont Zinder était le centre. “Pour maintenir la liaison et protéger l’arrière-pays, fertile et peuplé, contre les pillards et les négriers”, la colonisation christianisa donc et choisit ses auxiliaires administratifs parmi les ethnies du sud, privilégiant notamment les Sara, “la plus belle race que nous ayons rencontrée en Afrique”, dira le gouverneur Clozel. Les cadres de l’Etat devenu indépendant étant majoritairement issus du sud, la situation politique pouvait être résumée par ce constat en forme de jugement exprimant l’état d’esprit des populations islamisées, inchangé depuis l’époque où l’interprète de Gouraud, ancien soldat de Rabah, lui parlait “de ses razzias avec la même fierté qu’un soldat de la grande Armée pouvait parler de Iéna ou de Wagram” (Gouraud, op. cit. : 182) : “Avant, les Blancs commandaient ; maintenant, ce sont les Noirs”. Que les esclaves d’hier soient les maîtres d’aujourd’hui, que des “sous-hommes puissent exercer quelque autorité sur les enfants des Serviteurs de Dieu” (Pascal, 1972 : 6), ces appréciations disent assez la contradiction fondamentale – inexpiable – que le découpage colonial avait enfermé dans les limites de l’Etat tchadien.