L’EXIGENCE D’UN RENOUVEAU SOCIÉTAL ET POLITIQUE
Au-delà de la dégradation de la confiance des citoyens envers les institutions de ce pays, le report de cette élection constitue également un échec de toute la classe politique de ces deux dernières décennies
Il arrive souvent dans l’histoire ou dans l’évolution d’une Nation des moments où sa devise est mise à l’épreuve, contestée, remise en cause par ses propres citoyens. Le Sénégal a connu cela à plusieurs reprises et se retrouve une nouvelle fois dans cette situation. Notre belle et grande devise « un peuple, un but, une foi » a traversé différents moments historiques qui ont participé — pour le meilleur et pour le pire — à la consolidation de notre Nation. La crise politique de 1962, les évènements de 1968, la crise de 1988, les évènements de 1989, les alternances politiques en 2000 et 2012, pour ne citer que ceux-là, sont autant de moments pendant lesquels notre devise a été mise à l’épreuve. Malgré les importantes pertes humaines, matérielles et immatérielles qu’elles ont causées, ces différentes crises ont été gérées dans le temps grâce essentiellement aux éléments suivants : le sens aiguisé du dialogue de la société sénégalaise, le sens de la responsabilité des différents acteurs politiques et de la société civile, la responsabilité d’une armée républicaine et le rôle majeur de régulateur — ou de facilitateur — de la sphère religieuse et traditionnelle. Ainsi, malgré les difficultés et les problèmes de différentes natures, le pays a su se reposer sur ses fondements pour s’ériger une image d’une démocratie — du moins électorale — et d’un pays relativement stable.
Seulement, tel un lion rassasié, nous nous sommes reposés sur nos lauriers et avons cru qu’une devise, aussi belle soit-elle, est un assemblage de mots. Au-delà des mots et de leurs significations, une devise représente une quête, une volonté commune, un idéal qui doit être entretenu par toutes les composantes de la Nation. Depuis des décennies, nous n’avons pas su extirper de notre devise toute la force qu’elle recèle pour combattre les fortes inégalités économiques qui gangrènent la société sénégalaise ; de la politisation de la fonction publique ; de l’injustice sociale ; des imperfections et des tares de notre système judiciaire ; de l’explosion d’internet et des réseaux sociaux et de leurs impacts sur notre jeunesse ; du clientélisme et du favoritisme notamment dans la classe politique.
Toutes ces dimensions de la crise sociétale que traverse notre pays ces dernières années se sont ainsi cristallisées dans le champ politique, notamment dans la relation entre le pouvoir et l’opposition. On a alors assisté de plus en plus à une polarisation de la société sénégalaise en général et du monde politique en particulier. Les évènements de mars 2021 et de juin 2023 ont été les points culminants de cette polarisation et de la tension politique et sociale au Sénégal. Cette tension avait un peu baissé avec la décision du Président de la République de ne pas briguer un troisième mandat, mais sa récente décision de reporter le scrutin du 25 février prochain a complètement replongé le pays dans l’incompréhension et dans l’inquiétude.
En effet, l’annonce ce samedi 3 février par le président de la République du report de l’élection présidentielle du 25 février 2024 constitue non seulement un antécédent dans la vie politique de notre État, mais aussi une preuve du recul démocratique de notre nation. Au-delà de la remise en cause légitime de sa légalité, une telle décision reflète l’état de notre système politique et de notre démocratie. La prétendue crise institutionnelle entre les membres d’un parti politique et le Conseil constitutionnel sous des soupçons de corruption ne constitue pas à notre sens une raison solide et valable pour reporter une des élections les plus importantes de notre histoire politique. Un système politique et démocratique ne peut être mis en branle uniquement sur des soupçons et ceci ne fait que participer à la fragilisation de notre système politique et de notre socle démocratique. La souveraineté du peuple doit être au-dessus de toute considération personnelle ou partisane et il est nécessaire que tous les acteurs politiques soient pleinement conscients de cela et qu’ils agissent et parlent avec une grande éthique.
L’élection présidentielle est le plus important rendez-vous électoral de notre pays. C’est un rendez-vous entre le peuple et son destin, un rendez-vous entre le peuple et son guide pour une durée déterminée. Ces dernières années, les Sénégalais ont subi des crises politiques et sociales qui ont menacé la stabilité de ce pays et ils considéraient ce scrutin du 25 février comme une occasion pour exprimer clairement leur volonté, leurs ambitions et pour renouveler la souveraineté populaire. Le report de cette élection constitue indubitablement une violation de la volonté du peuple d’exprimer sa souveraineté par les urnes. Ce report a surtout de graves conséquences sur la confiance des citoyens sénégalais envers leurs institutions. On a assisté ces dernières décennies à une dégradation de cette confiance et la décision du chef de l’État est loin de favoriser la réhabilitation de cette confiance. La base du contrat social de tout État, plus particulièrement pour un État comme le Sénégal qui se trouve dans un processus de démocratisation, est la confiance des citoyens envers les institutions.
Au-delà de la dégradation de la confiance des citoyens envers les institutions de ce pays, le report de cette élection constitue également un échec de toute la classe politique de ces deux dernières décennies. La stabilité politique et sociale, la consolidation de l’État ainsi que le renforcement du processus de démocratisation ne peuvent avoir lieu sans un esprit républicain et un sens de la responsabilité de l’ensemble des acteurs politiques. Nombre de ces acteurs, plus particulièrement les partis politiques, n’ont pas eu cet esprit républicain et n’ont pas eu le sens de la responsabilité dans les différentes crises de ces dernières années qui nous ont conduits à cette situation sans précédent. Les acteurs politiques n’ont pas eu la bonne lecture de la tension politique et sociale que traverse notre pays que la décision du président vient renforcer.
Cette tension politique et sociale est une résultante de ces différentes menaces dont nous n’avons pas pu (ou voulu ?) faire face. Il serait simpliste et irresponsable de croire que la situation actuelle est uniquement une opposition entre partisans de différents mouvements ou coalitions politiques. Les causes sont plus profondes que cela et actuellement le pouvoir comme l’opposition ne semblent pas avoir la bonne lecture. D’une part, le pouvoir considère les différentes manifestations comme étant l’œuvre de l’opposition ou « de forces occultes » avec qui il ne semble pas vouloir traiter. D’autre part, l’opposition pense que ces expressions populaires sont de son fait et qu’elles traduisent l’ambition et la détermination de ses partisans.
Le pouvoir et l’opposition n’ont pas compris que ces revendications sont le fait d’une jeunesse frustrée et sans espoir d’un avenir meilleur. Ils n’ont pas compris que les contestations sont l’expression d’une partie de la population qui n’a pas d’étiquette politique et dont les aspirations vont au-delà d’une personne du pouvoir ou de l’opposition. Ils n’ont pas compris qu’il y a une bonne partie de la population qui est peut-être silencieuse, mais qui est prête à sanctionner durement le pouvoir comme l’opposition à travers les urnes. Le pouvoir et l’opposition n’ont tout simplement pas compris que l’enjeu les dépasse et qu’il concerne les hommes et les femmes qui composent cette Nation, qui la chérissent.
Les acteurs politiques n’ont pas saisi que la jeunesse sénégalaise a énormément évolué ces dernières décennies. Les jeunes sont de plus en plus exigeants et ils sont des acteurs d’une transformation sociale enclenchée depuis les années 2000. Le développement de la technologie, l’explosion d’internet, la dynamique des réseaux sociaux sont des éléments qui ont modifié la nature et l’action de la jeunesse, ainsi que leur rapport avec l’État. On peut regretter le manque d’engagement politique de beaucoup d’entre eux, mais une grande majorité d’entre eux a une conscience politique qu’ils expriment à travers d’autres canaux que l’engagement politique classique. Les jeunes sont dans les associations de toute nature ; ils sont dans les mouvements culturels et religieux ; ils militent pour des enjeux locaux comme globaux ; ils sont parties prenantes de la communication et de l’information à l’ère du numérique ; la jeunesse sénégalaise tente de créer, d’entreprendre, de s’adapter à la nouvelle réalité mondiale et en ce sens elle est porteuse d’une dynamique sociétale à laquelle nos gouvernants devraient accorder une attention toute particulière.
Le report ou l’annulation du scrutin présidentiel du 25 février nous interpelle également sur l’avenir de notre régime politique. Le présidentialisme au Sénégal garanti par la Constitution fait du chef de l’État l’acteur central ou principal de la vie politique avec des prérogatives extrêmement importantes. Du processus électoral à la nomination de certains juges et magistrats, en passant par la politique étrangère, le président de la République détient entre ses mains un pouvoir décisionnel qui marginalise le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, même si ces derniers ont des prérogatives de contrôle prévues par la constitution.
Le régime politique d’un État comme le nôtre n’est pas appelé à être figé, il doit être en évolution, questionnée en cas de nécessité au grès de certains bouleversements nationaux et internationaux, mais toujours au nom d’une éthique que nous devons tous observer et développer. La situation actuelle du pays et du monde doit nous amener à interroger notre système présidentiel afin de l’améliorer ou de le remplacer par un autre et ceci uniquement pour le peuple et par le peuple. Ce n’est donc pas un tabou de remettre en question un régime politique en place depuis notre indépendance afin de consolider la souveraineté du peuple.
Il y a des choses qu’un pays en phase de démocratisation comme le Sénégal ne peut se permettre au moment où l’Afrique de l’Ouest traverse des turbulences dont notre pays est loin d’être épargné. Dans un pays démocratique qui se respecte, les débats entre les acteurs politiques ne se concentrent pas sur le fichier électoral, sur un point de la constitution, sur la participation d’un candidat du pouvoir ou de l’opposition. La responsabilité, l’éthique et l’intérêt national doivent être au cœur de l’engagement des acteurs politiques, tout comme le dialogue permanent et le consensus sont les crédos de la société en général et de la sphère politique en particulier. Pour cela, il est donc important que l’éthique et la morale soient les bases des actes et des paroles des acteurs politiques et sociaux. De plus, le chef de l’État, garant de la constitution, ne doit pas laisser le moindre doute sur sa posture qui doit être au-dessus de toute partisanerie.
Dans un pays démocratique qui se respecte, on ne restreint pas les libertés individuelles et collectives et on ne limite pas les activités des citoyens pour une affaire de justice. De même, les citoyens ne doivent pas avoir le sentiment d’une justice partiale ou à deux vitesses. Dans un pays libre et ambitieux, les acteurs politiques s’affrontent à travers des propositions de projets sociétaux avec comme seul juge le peuple. Oui, le peuple, car c’est de lui et de son avenir dont il s’agit. Les présidents et les opposants viennent et passent, mais le peuple demeure.
En tant qu’intellectuels (même si ce terme nous parait galvaudé de nos jours), nous faisons un rappel sur ce qui nous unit et nous interpellons la Nation entière sur son état et son avenir. En tant qu’intellectuels, nous ne pouvons que rappeler au pouvoir qu’en 1998, le président d’alors avait confié l’organisation et la supervision des élections à des militaires respectés, patriotes et républicains. En tant qu’intellectuels, nous ne pouvons que rappeler à l’opposition que durant cette même période, l’opposition avait accepté cette main tendue du pouvoir et que ceci a permis la première alternance du pays. Nous ne pouvons que rappeler au pouvoir qu’un des grands regrets du premier Président de ce pays aura sans doute été le sort de son ami et compagnon de lutte à la suite d’accusations de coup d’État. Nous ne pouvons que rappeler à l’opposition que malgré les évènements de 1988 et de 1993, le troisième président de ce pays a conquis le pouvoir par les urnes après 26 ans de lutte, de marginalisation, d’emprisonnement. Ce pays a besoin d’une majorité qui prend de la hauteur face aux situations de tension et d’une opposition responsable qui propose une alternative à la société.
La décision du président la République de reporter l’élection présidentielle est un épisode marquant de notre histoire politique et elle présage de lendemains incertains pour notre Nation. Il nous plait de croire qu’il y a des hommes et des femmes qui se réveillent chaque matin au Sénégal et dont l’unique ambition est de servir la Nation dans leurs différents domaines d’activités. Il nous plait de croire qu’il y a des hommes et des femmes de ce pays dont l’objectif unique est d’assurer la sécurité et le bien-être des Sénégalais. Il s’agit donc d’hommes et de femmes qui ont pour ambition de faire vivre la devise de ce pays « un Peuple, un But, une Foi ».
Dr. Mamadou Lamine Sarr est Enseignant-chercheur en Science politique à l’Université Numérique Cheikh Hamidou Kane (UNCHK)
Signataire du Manifeste des 117+