LE KANKOURANG, DU MYTHE À LA PERVERSION
Ce rite initiatique, jadis garant de la transmission des savoirs mandingues, se transforme en spectacle touristique sulfureux. Les "nuits blanches" du samedi deviennent synonymes d'excès en tout genre, menaçant l'intégrité culturelle de la tradition
Depuis plusieurs semaines, les activités de ce qu’il convient d’appeler le « septembre mandingue » battent leur plein à Mbour. Une période culturelle rythmée par les sorties inopinées du « Kankourang », un rite initiatique pratiqué dans la capitale de la Petite côte depuis 1904. Le « Kankourang » est à la fois le garant de l’ordre et de la justice, et l’exorciste des mauvais esprits. En tant que tel, il assure la transmission et l’enseignement d’un ensemble complexe de savoir-faire et de pratiques qui constituent le fondement de l’identité culturelle mandingue. De nos jours, le mythe du Kankourang, lequel est pourtant érigé au rang de patrimoine immatériel mondial par l’Unesco, est en train de s’effondrer du fait de nombreuses déviances perverses mais aussi des troubles à l’ordre public, des actes d’agression et des vols provoqués lors des passages du Kankourang.
Mbour a vécu comme depuis plus d’un siècle maintenant la fièvre du Kankourang en ce mois de septembre, qui est la période d’initiation choisie par la collectivité mandingue de la ville. Cette année, du fait d’une coïncidence avec le Magal et le Maouloud, les activités du fameux septembre mandingue vont empiéter sur ce mois d’octobre. D’où la quatrième et dernière sortie du Kankourang prévue pour le week-end prochain. La parade chorégraphique du Kankourang est toujours entourée d’anciens initiés et de sages de la communauté. Ses apparitions sont ponctuées d’une danse saccadée qu’il exécute en maniant deux coupe-coupe et en poussant des cris stridents. Ses suivants, armés de bâtons et de feuilles de rônier, marquent la cadence de leurs refrains et tambours.
Ce spectacle fascinant, comme les années précédentes, draine des foules immenses tous les dimanches à Mbour. Mieux, les « férus » de Kankourang, au nombre desquels beaucoup de touristes étrangers et de simples curieux, anticipent « la fête » par des veillées nocturnes appelées les « samedis de nuit blanche ».
Cette pratique, malheureusement, du fait du potentiel de perversité qu’elle draine, est en train de porter un sacré coup à la réputation du « septembre mandingue » de Mbour que beaucoup de personnes commencent à assimiler à un grand rendez-vous de déviances perverses.
C’est un secret de Polichinelle que ces fameuses nuits blanches sont pour beaucoup de gens des moments de débauche et de consommation effrénée d’alcool.
En ce troisième samedi, la ville grouille de monde dès les premières heures. A Saly, cité touristique par excellence, des contingents de fêtards arrivent par plusieurs groupes. Ils viennent pour leur écrasante majorité de Dakar et de Thiès et, dans la station balnéaire ou à Mbour même, louent des studios et appartements meublés. Ou alors des résidences hôtelières où grands viveurs, prostituées de luxe et maitresses du dimanche se défoncent le temps d’un long week-end de Kankourang. Un gérant de ce type de réceptif hôtelier, sous le couvert de l’anonymat, nous a confié avoir fait le plein de réservations. Il indique qu’il en est ainsi tous les samedis durant le septembre mandingue. Et, par ricochet, en ce début du mois d’octobre. Cette réalité révèle un fait têtu, les pratiques perverses qui accompagnent ces soirées Kankourang.
Quand les « bébés Kankourang » foisonnent !
En effet, pendant les trois mois de la période de circoncision et les sorties périodiques du Kankourang, il n’est pas rare de ramasser des préservatifs usés dans les rues de Mbour. Ceci traduit une réalité passée sous silence : le libertinage sexuel.
Pendant cette période faste, les pharmacies et les boutiques de quartiers qui vendent des condoms ne désemplissent pas. Les pilules du lendemain, également appelées comprimés anti-grossesses, connaissent également un succès fou. Les filles averties en usent et en abusent, comme du reste elles font avec le sexe. D’autres préfèrent un planning « kankourang » afin d’éviter les grossesses non désirées. La preuve par ces milliers de préservatifs gracieusement distribués pour lutter contre les grossesses et les maladies sexuellement transmissibles. Malheureusement, toutes ces précautions n’empêchent pas des grossesses « accidentelles ». D’ailleurs, les enfants nés entre les mois de mai et juin c’est-à-dire neuf mois environ après septembre sont surnommés « Bébés Kankourang ». Ils sont tellement nombreux qu’ils risquent d’être stigmatisés au sein de la communauté mbouroise. Indignée par ces pratiques, une dame rencontrée au quartier Thiocé livre ses vérités crues. « Si des jeunes de sexes différents restent en ambiance jusqu’au petit matin, il est fort probable qu’il y ait desjeux de jambes en l’air. Donc, au lendemain de cet événement, c’est assez normal de voir des filles être enceintes », regrette-t-elle.
De l’amour en plein air !
Le comble dans ce libertinage, c’est lorsque des jeunes franchissent le Rubicon jusqu’à entretenir des rapports charnels dans les rues à des heures tardives. Un Mbourois outré par cette débauche sans nom raconte. Il dit : « Je travaille comme vigile. Je finis mon service à cinq heures du matin. Une fois, l’année dernière, en rentrant du travail, j’ai aperçu plus de quatre couples en train de faire l’amour en plein air dans les rues. Je n’en croyais pas mes yeux. Et je sais qu’il y en a parmi ces gens qui m’ont reconnu et qui ont prié de toute leur âme pour que je ne les reconnaisse pas » témoigne notre interlocuteur. Pour assouvir leurs besoins en pareille circonstance, les concernés squattent aussi les bâtiments en construction, d’autres n’hésitent pas à le faire dans leur propre véhicule aux vitres teintées, loin des yeux indiscrets. Toujours est-il que les gens viennent de partout, Thiès, Kaolack, Dakar etc., pour les besoins de ces cérémonies.
Face à ce tableau sombre, la collectivité mandingue de Mbour qui est la structure fédérant les membres des cellules de la commune de Mbour et du village de Mboulème, dans la commune de Malicounda, a appelé le vendredi 30 août dernier à une large mobilisation de ses membres pour préserver la culture de la communauté.
L’impuissance des conservateurs face à la dérive !
C’est ce qui explique cette marche de protestation sur un parcours d’à peu près deux kilomètres et initiée par des conservateurs mandingues. « Cet évènement est un acte de résistance visant à protéger et à préserver notre identité culturelle » ont prêché les organisateurs. Avant d’indiquer : « La culture mandingue, vieille de plusieurs siècles, est un trésor que nous avons hérité de nos ancêtres. Elle est le socle de notre existence, la source de notre fierté, et un guide pour les générations futures. Mais aujourd’hui, cette culture est menacée par des individus sans scrupules, dont l’unique motivation est l’argent. Ces personnes organisent des événements comme le Kankourang, détournant ainsi sa signification profonde pour en faire un simple spectacle mercantile, au mépris de nos traditions et de nos valeurs ancestrales. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés alors que notre patrimoine est dénaturé. Nous devons agir ! Cette marche est l’occasion de montrer notre détermination à protéger notre culture, à la garder authentique et à la transmettre intacte aux générations futures » lit-on dans le manifeste d’information et de sensibilisation.
Rappelons-le, le Kankourang est à la fois le garant de l’ordre et de la justice, et l’exorciste des mauvais esprits. En tant que tel, il assure la transmission et l’enseignement d’un ensemble complexe de savoir-faire et de pratiques qui constituent le fondement de l’identité culturelle mandingue. Ce rituel, qui s’est étendu à d’autres communautés et groupes de la région, est l’occasion pour les jeunes circoncis d’apprendre les règles de comportement qui garantissent la cohésion du groupe, les secrets des plantes et leurs vertus médicinales ou des techniques de chasse. La tradition connaît un recul en raison de la rapide urbanisation de la plupart des régions du Sénégal et de la Gambie, et de la réduction des surfaces des forêts sacrées, transformées en terres agricoles. Le rituel s’en trouve banalisé, minant l’autorité du Kankourang.