65 ANS PLUS TARD…
Quand Lamine Diack prêche pour le retour du sport à l'école, le discours ne relève point de la nostalgie à deux sous. Il épouse la conscience que demain ne se fera pas ailleurs. Que le meilleur trajet pour le sportif reste celui qui part des classes
Quelques lignes lues dans la presse, comme un couteau qu'on retourne dans une plaie. Il y a eu soixante-cinq ans, lundi, a-t-on eu à lire, que Papa Gallo Thiam sautait 2,03 m pour établir un record de France. La performance fut exceptionnelle, comme tout dépassement qui pousse l'homme au-delà des limites qui pèsent sur le commun de l'espèce. On s'étonnera peut-être encore plus à apprendre que ce bond de géant avait eu pour cadre le lycée Lamine Guèye de Dakar, alors dénommé Van Vollenhoven.
Soixante-cinq ans plus tard, il n'y a pas que le nom qui a changé au fronton de l'établissement. En se promenant à l'endroit où se trouvait le sautoir, théâtre de l'exploit de Papa Gallo Thiam, le temps qui passe a été plus ruines que progrès. L'excellence scolaire a déserté les salles de classe, le sport qui était un de ses espaces d'expression a aussi sombré dans la misère.
Pape Gallo Thiam a disparu en 2001, à l'âge de 70 ans. Ce qu'il accomplit le 27 avril 1950 ne fut pas un exploit isolé. Il survint à une époque où l'école était le terreau le plus fertile pour l'athlétisme. Les clubs civils étaient alors rares. En dehors du Foyer France Sénégal et de l'Union sportive des tireurs de Dakar, on ne trouvait pas d'entités civiles possédant une section d'athlétisme. (1) C'est dans les établissements scolaires que le pouvoir colonial avait réussi à ancrer cette discipline que le football écrasait ailleurs.
Au regard des restes d'infrastructures qui survivent dans les vieux lycées de l'époque coloniale, à Dakar et à Saint-Louis, on mesure la valeur de l'investissement qui avait permis à l'athlétisme de devenir "le sport scolaire de base".
La pratique n'était seulement portée que vers les performances musculaires et organiques. Elle était développée comme un moyen de perfectionnement dans la construction des valeurs morales et intellectuelles. En forgeant des athlètes, on cultivait aussi "la volonté, la concentration, le culte du travail orienté vers la perfection, la persévérance dans l'effort, la méditation précédant l'effort, la réflexion qui la suit, la fierté dans la nécessité, mais aussi la mesure exacte de sa propre valeur". (2)
C'est ce moule qui a façonné Papa Gallo Thiam. Pas seulement le champion de France qui a brillé sur les pistes de la Métropole et d'Europe, mais aussi l'homme qui devint ingénieur des Travaux publics. Comme contemporain, il eut Habib Thiam. Lui aussi champion de France et futur Premier ministre. De même que Lamine Diack, dont le nom figure également sur les tablettes de l'athlétisme français, etc.
A l'époque, le sport scolaire était couvé comme une bulle. On n'encourageait d'ailleurs pas le fait que les élèves athlètes partagent des compétitions avec ceux des clubs civils. L'esprit n'était pas le même, pensait-on, ces derniers ne répondant pas aux mêmes exigences de discipline. En fait, on était à une époque coloniale où les associations sportives couvaient aussi des sentiments de remise en cause et de rébellion contre l'ordre colonial. Il n'était pas toujours prudent de laisser les fils de colon s'exposer au défi des indigènes non encore "évolués".
A l'époque, existait l'Office du sport scolaire et universitaire (Ossu). On l'a connu jusque dans les années 1960, avant de grandir avec l'Union des associations scolaires et universitaires (Uassu) à partir des années 1970. L'élite du sport sénégalais y avait encore ses racines dans toutes les disciplines. Mbaye Fall jouait avec le Jaraaf les weekends ; le lundi matin, on le retrouvait dans la cour de récré du lycée Delafosse. L'idole du stade devenait le condisciple et imaginez la fierté qu'un enfant pouvait tirer de cette cohabitation. Il en était de même avec Christophe Sagna de la Ja du côté de lycée Blaise Diagne. Voire Alioune Ndiaye de Gorée à Van Vo.
On aurait pu en citer des centaines, ces sportifs qui donnaient aux compétitions de l'Uassu, les mercredis après-midi, une dimension exceptionnelle.
Quand Lamine Diack prêche donc sans relâche pour le retour véritable du sport à l'école, le discours ne relève point de la nostalgie à deux sous. Il épouse la claire conscience que demain ne se fera pas ailleurs. Que le meilleur trajet pour le sportif de valeur reste celui qui part des classes, passe par le terrain, avant d'épouser le chemin du destin que Dieu a bien voulu tracer. Mais ce n'est sans doute pas l'école d'aujourd'hui, elle-même en perte de valeurs et d'identité.
Dans 35 ans, en 2050, le record de Papa Gallo Thiam aura 100 ans. Plus que le sautoir de Van Vo, on pleurera peut-être le lycée Lamine Guèye tout simplement. Rappelez-vous qu'au début de la précédente alternance, la vieille bâtisse avait failli périr sous les assauts des bulldozers. La folie foncière en était à ses débuts et le savoir allait s'évanouir dans la spéculation immobilière.
Aujourd'hui encore, on continue de spéculer sur ce qui fait la dignité des hommes.
Tidiane KASSE
(à Abuja, Nigeria)
1) Le développement des activités sportives en Afrique occidentale française : Un bras de fer entre sportifs et administration coloniale (1920-1950à – Bernadette Deville-Danthu