L’ARBRE OÙ LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR A ÉTÉ MOLESTÉ
KHAY SENGHOR À KEUR MADIABEL
Quelques semaines après le caillassage du cortège du président de l'Alliance pour la République et chef de l'État à l'Université cheikh Anta Diop de Dakar, "Le Populaire" vous plonge à la découverte de "Khay Senghor", qui recèle une autre histoire de guet-apens dont a été victime un ancien président de parti : Léopold Sédar Senghor. Cette histoire s'est déroulée à Keur Madiabel, une localité située à 33 km, au Sud-Ouest de Kaolack.
Le caïlcédrat, de son nom scientifique Khaya senegalensis, est un arbre de la famille des méliacées qui est également appelé acajou du Sénégal. Même s'il est très connu des populations des villes de Thiès et Mbour, parce que formant le décor des allées centrales de ces dites communes, le caïlcédrat est aussi un remède aux maux de ventre, au paludisme, aux diarrhées, aux allergies, aux inflammations des gencives, aux parasites intestinaux, entres autres maladies.
Mais au-delà de ses vertus médicinales, à Keur Madiabel, le nom scientifique du Khaya Senegalensis a été transformé en "Khay Senghor", du nom du premier président de la République du Sénégal indépendant, Léopold Sédar Senghor. Si l'appellation de cet arbre a changé dans cette localité, ce n'est nullement pour rendre hommage au "père" de la nation sénégalaise.
Bien au contraire. C'est plutôt pour marquer la journée "chaude" qu'il a vécue dans cette localité et sous cet arbre. Même si l'arbre n'est plus et les populations le confondent avec un autre arbre, le nom lui demeure toujours. Il est difficile de vivre à Keur Madiabel, sans pour autant entendre parler de "Khay Senghor".
La phrase de trop de Léopold Sédar qui a donné le nom de "Khay Senghor"
Situé à quelques mètres du marché de la ville et du garage de Wack Ngouna, "Khay Senghor" est tellement populaire qu'il est devenu le lieu qui abrite les meetings, les rencontres administratives et les manifestations les plus célèbres de la commune de Keur Madiabel.
Plus d'un demi-siècle après, l'histoire de "Khay Senghor" reste toujours un mystère, difficile à percer du fait qu'elle est racontée différemment, même par les témoins d'alors. Les natifs du village connaissent très bien "Khay Senghor" et servent une réponse sans équivoque sur le sujet.
"Qui ne connaît pas 'Khay Senghor' ? Depuis notre tendre enfance, nous fréquentons ce lieu", nous lance Ousmane Mbow, un jeune arabisant de la ville, selon qui, "Khay Senghor" a une histoire dans cette localité.
Lui emboîtant le pas Babacar Thiam, un autre Madiabelois de renchérir : "Cet arbre est un symbole pour notre communauté. Il est le lieu de rassemblement des populations. Les défilés du 4 avril et les manifestations les plus importantes se passent ici, à 'Khay Senghor'. Cet endroit est le plus populaire de la commune. Tout le monde le connaît à cause de son histoire. Il est devenu une place symbolique".
Si la popularité de cet arbre ne se pose pas dans cette localité, son histoire par contre reste mystérieuse, cela, même pour les habitants de cette commune. Même les plus âgés peinent à revisiter l'histoire de "Khay Senghor".
Selon certains témoignages que nous avons recueillis, après un périple à Kaolack où Léopold Sédar Senghor aurait prononcé sa célèbre phrase en disant aux Kaolackois : "Vous avez trente-deux dents, toute en or", pour valoriser ou se moquer de la fluorose dentaire des habitants de la capitale du Saloum, l'ancien président de la République du Sénégal aurait tenté de jouer ce jeu avec les Madiabelois. Mais ce fut de manière plutôt maladroite.
En effet, d'après les informations recueillies auprès du vieux Hady Thiam, "Léopold Sédar Senghor est venu à Keur Madiabel pour faire un meeting en 1958-1959, avant les indépendances donc. Après les doléances des populations, Senghor a tenu des propos insultants envers les gens de Keur Madiabel : Il avait dit :
'Dinalène gassal douche ngen thiy daye, seni baye dithi daye… (Ndlr : littéralement : Je vais vous construire des latrines où vous et vos parents pourrez faire vos besoins naturels)". Et l'enseignant de poursuivre : "Cette phrase a déclenché l'ire des populations qui se sont ruées sur lui à coups de pierre. Le meeting a ainsi été dispersé et il s'en est suivi une bataille rangée".
La communauté rurale transférée à Wack Ngouna, Keur Madiabel menacé
Selon lui, Léopold Sédar Senghor a été malmené, violenté, avant d'être extirpé et mis hors de danger. "Ses militants avaient du mal à le tirer des griffes de la population. C'est par la suite qu'on l'a mis dans la maison du Libanais Georges Adad, une demeure qui jouxte 'Khay Senghor'", informe-t-il.
Une version de l'histoire confirmée par plusieurs habitants de cette commune qui soutiennent que l'ancien Président avait prononcé ces phrases dans une assemblée au sein de laquelle se trouvaient plusieurs notables de Keur Madiabel et des villages environnants. Il faut dire que ces échauffourées ont été lourdes de conséquences sur le plan administratif pour Keur Madiabel.
"Après qu'il y a été battu et violenté, Senghor a pris la décision de transférer le chef-lieu d'arrondissement de Keur Madiabel vers Wack Ngouna", explique Moustapha Lô, un autre habitant de la commune qui confie que "Senghor avait même soutenu que si ce n'était pas Georges, il allait rayer Keur Madiabel de la carte, c'est-à-dire le réduire en cendre".
A Keur Madiabel aujourd'hui, presque toute la population reste unanime que les propos jugés déplacés du père de la Nation avaient été mal digérés par les habitants qui se sont défoulés sur lui à leur manière. Et cette histoire est la plus populaire et la plus véhiculée pour retracer l'histoire de "Khay Senghor". Mais depuis, "Khay Senghor" a accueilli des gouverneurs, des préfets, des sous-préfets, des responsables politiques et même des présidents de la République
El Hadji Moussa Fall, ancien président du communaute rurale de Keur Madiabel : "Senghor a été malmené à Khay Senghor, mais…"
Si à Keur Madiabel la quasi-totalité de la population estime que "Khay Senghor" porte le nom du premier président de la République parce qu'il aurait tenu des propos injurieux et avait été malmené par les autochtones en retour, d'autres par contre soutiennent que l'histoire est tout autre. C'est le cas d'El Hadji Moussa Fall, ancien président de la communauté rurale de cette localité et témoin oculaire des faits.
Témoin des faits lorsque Léopold Sédar Senghor a été malmené à "Khay Senghor", au point que l'histoire a gardé son nom pour cette place, El Hadji Moussa Fall ne partage pas le récit fait de cette mésaventure du premier président du Sénégal indépendant.
D'après lui, l'histoire telle que racontée ne s'est pas déroulée comme ça. Trouvé sur son lit en train de lire le saint Coran, l'homme âgé de presque de 80 ans se souvient encore des faits.
"'Khay Senghor' était un arbre géant qui faisait face à un autre arbre et s'ouvrait sur un espace paisible qui profitait aux populations. Les manifestations les plus importantes se tenaient sur ces lieux", a d'emblée rappelé l'ancien président de la Communauté rurale de Keur Madiabel.
Et le vieux Fall d'ajouter : "A la veille des indépendances et alors que les élections devaient se tenir, Senghor a organisé un grand meeting à Keur Madiabel. Et les populations ont répondu en son appel. D'éminentes personnalités du pays de l'époque, telles que Valdiodio Ndiaye et Lamine Guèye ont pris part à ce grand rendez-vous".
A l'en croire, tout le staff de Léopold Sédar Senghor a fait le déplacement et tout allait bien jusqu'au moment où Senghor a commencé à s'adresser à la population. "Senghor a été malmené à 'Khay Senghor', mais pas pour l'histoire de toilettes ou de latrines", précise d'abord le vieux Fall.
La référence à Serigne Fallou et le début des incidents
Narrant le déroulement du meeting, El Hadji Moussa Fall de dire :
"Léopold Sédar Senghor a pris la parole. Et en bon politicien, il a commencé à parler de Serigne Fallou. Alors, un homme, un talibé mouride, est venu à lui et lui a donné un billet de banque en guise de 'Hadiya' pour le bien qu'il a dit sur Serigne Fallou. Quand Senghor a prononcé une autre phrase sur Serigne Fallou, l'homme s'est levé et lui a dit que c'est un mensonge. Et c'est le début des hostilités", raconte le 3e président de la Communauté rurale de Keur Madiabel.
Poursuivant, il ajoute que "c'était certainement un provocateur. Mais quand il a dit ça, les gens se sont rués sur lui et le meeting a été dispersé. On a mis Senghor dans une voiture et on l'a conduit dans une maison d'un Libanais du nom de Georges Adad. C'est là que l'a mis son staff. Les autres ont fui. Les deux camps se sont arrosés de pierres. C'était finalement le sauve-qui-peut".
A en croire notre interlocuteur, Léopold Sédar Senghor et son staff sont restés dans cette maison, durant toute l'après-midi, le temps que les choses se calment. C'est après qu'ils se sont retirés calmement. Et depuis lors, dit-il, "le lieu est devenu le centre de convergence de toutes les cérémonies politiques et administratives".
"Senghor n'a jamais tenu de propos injurieux envers la population de Keur Madiabel. J'étais trop jeune pour me rappeler de ce qu'il avait dit, mais ce ne sont pas des insultes. C'est Iba Der Thiam qui avait promis de faire des lits de 'Formica' aux femmes. A son élection, on a baptisé l'arbre sous lequel cela s'était passé 'Khay Senghor'. Mais cet arbre n'existe plus. C'était un gros arbre avec une ombre fraîche", indique M. Fall.
Revenant sur le transfert du chef lieu d'arrondissement à Wack Ngouna, El Hadji Moussa Fall estime que si Keur Madiabel n'a pas été choisi pour abriter le chef lieu d'arrondissement, c'est parce que le village ne se trouve pas au centre des autres collectivités. "Contrairement a ce qui a été dit, Wack Ngouna a été choisi grâce à sa position géographique", corrige-t-il.
Keur Madiabel : une ville en panne d'infrastructures de base et de santé
Créé en 1860, la ville de Keur Madiabel tarde à décoller. Elle est dépourvue d'infrastructures de base dignes de ce nom. Le stade est inachevé. Le seul poste de santé qui y fonctionne est vétuste, parce que datant de 1946. Il est dans un état de délabrement très avancé.
Chose décriée par l'Infirmier chef de poste (Icp), Serigne Modou Top. Trouvé dans son lieu de travail, l'Icp nous diagnostique le poste de santé.
"Le poste de santé peut s'effondrer à tout moment. J'ai trouvé le poste dans un état très vétuste. Mais puisque je suis tenu d'être là à chaque fois qu'un malade se présente, j'ai essayé de refaire et de retoucher quelques fissures", confie M. Top qui insiste sur le fait que, compte tenu de la menace d'affaissement de la bâtisse, "ce n'est pas un endroit adéquat pour consulter un malade".
"Le bâtiment peut s'affaisser à tout instant. J'ai été logé dans le poste de santé. Mais pour des raisons de sécurité j'ai abandonné cette maison pour prendre en location une villa à l'intérieur de la ville", ajoute M. top selon qui, "les autorités de cette localité devaient plus penser à la structure sanitaire de Keur Madiabel. Parce que ce qu'on a ici ne correspond pas aux autres structures modernes du pays".
A en croire l'Icp, le poste de santé reçoit entre 800 et 1 000 malades par mois avec des patients venant des villages environnants. Cela, alors que même la vieille guimbarde qui sert d'ambulance est en panne depuis des lustres. Ainsi, les malades les plus inquiétants sont évacués à bord de véhicules de transport en commun ou de motos "Jakarta".
L'autre poste de santé construit par le marabout de la localité, El Hadji Barham Niasse n'est pas encore fonctionnel, renseigne-t-il. Idem pour la maternité qui peine à gérer ses malades. Les femmes souffrent pour accéder aux soins. Envahie par les mouches et les moustiques, la maternité ne dispose que de deux salles d'hospitalisation et d'une salle d'accouchement.
Selon la sagefemme Awa Niang, elle reçoit plus 200 malades par mois, mais n'a pas les équipements nécessaires. La ville possède en outre deux mosquées. L'une qui date de plus de 50 ans a été réfectionnée par Moustapha Niasse, l'actuel président de l'Assemblée nationale. L'autre en phase de finition est construite par le chef religieux de la localité.
C'est dire que les 15 000 âmes de Keur Madiabel n'ont toujours pas pu sortir du gouffre, bien que des fils prodiges de la ville occupent de hautes fonctions dans la sphère gouvernementale.