DU FRANC CFA À L’ECO CFA : CHANGER LES SYMBOLES, MAINTENIR LE SYSTÈME ?
EXCLUSIF SENEPLUS - Si la France voulait « rompre les amarres », elle aurait pu abolir l’accord de coopération monétaire qui la lie aux pays de l’UEMOA - Macron et Ouattara n’étaient pas les personnes les plus indiquées pour annoncer "la fin du franc CFA"
Après avoir soutenu à Ouagadougou en novembre 2017 que le franc CFA était une « monnaie africaine » et donc un « non-sujet » pour la France, le président Emmanuel Macron est récemment revenu à la réalité sous la pression de mouvements panafricanistes soucieux de voir l’Afrique francophone couper les liens coloniaux avec l’ancienne métropole. Macron a décidé souverainement d’apporter des réformes à la dernière monnaie coloniale qui circule encore sur le continent africain. « C’est en entendant votre jeunesse que j’ai voulu engager cette réforme », a-t-il déclaré à Abidjan, le 21 décembre 2019, avec à ses côtés le président de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara.
Premièrement, le nom franc CFA, qui porte l’empreinte de ses origines coloniales (« franc des colonies françaises d’Afrique »), va être rebaptisé « ECO », apparemment dès juillet 2020 pour les huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Deuxièmement, la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) n’aura plus l’obligation de déposer auprès du Trésor français la moitié de ses réserves de change. Troisièmement, le gouvernement français ne sera plus représenté dans les instances de la BCEAO. Telles sont les annonces du duo Macron-Ouattara.
Des réformes symboliques de nature populiste
Au cours des décennies passées, la logique des réformes du franc CFA a toujours été de rendre moins visible la tutelle monétaire française. Au début des années 1970, la France, acculée par une forte demande de décolonisation monétaire, acceptait le transfert à Dakar et à Yaoundé des sièges des banques centrales et l’africanisation de leur personnel. Malgré cette « africanisation » des institutions de la zone franc, elle gardait le contrôle du système puisque ses représentants disposaient d’un droit de veto statutaire dans les instances de la BCEAO et de la BEAC (Banque des États de l’Afrique centrale) et qu’elle contrôlait au moins 65% des réserves de change de ces dernières, lesquelles étaient déposées sur un compte spécial ouvert dans les livres du Trésor français, le compte d’opérations.
Dans les années 2000, le taux de dépôt obligatoire des réserves extérieures a été abaissé à 50 %. Les banques centrales de la zone franc sont devenues statutairement indépendantes vis-à-vis de leurs États membres. Mais elles restent sous le contrôle du Trésor français, dont la réduction du nombre de représentants a été « rééquilibrée » par le verrouillage de leurs statuts. Jusqu’à présent, aucune décision de nature statutaire ne peut être prise par la BCEAO et la BEAC sans le consentement du gouvernement français.
Les réformes annoncées par Macron ne dérogent pas à cette logique historique. La fermeture du compte d’opérations et le retrait du gouvernement français des instances de la BCEAO reviennent à passer d’un système de contrôle direct à une forme de contrôle indirect. La politique monétaire et de change en tant que telle n’est pas affectée par ces évolutions. Du moment que la parité fixe avec l’euro est maintenue, les réserves de change, quels que soient la forme ou le lieu où elles sont détenues, serviront d’abord et avant tout à la défense de cette parité. Ces réformes ne rendent donc pas la BCEAO plus autonome : elle demeure une annexe de la Banque de France, rivée à la politique monétaire de la Banque centrale européenne.
Soulignons que l’absence d’obligation de dépôt des réserves de change au Trésor français n’implique pas nécessairement une rupture des relations financières entre ce dernier et la BCEAO. Dans le cas de la BEAC, la quotité non-obligatoire des réserves de change a souvent été investie dans des obligations du Trésor français.
Si la France voulait vraiment « rompre les amarres », selon les mots de Macron, et mettre fin au franc CFA, elle aurait pu simplement abolir l’accord de coopération monétaire qui la lie aux pays de l’UEMOA. Mais elle a choisi de le renouveler et de maintenir son rôle de « garant ». Ce qui implique qu’elle reste de facto souveraine sur la gestion du franc CFA renommé ECO. Il s’ensuit également que les pays de l’UEMOA demeurent toujours sous la tutelle indirecte des autorités de l’Eurozone étant donné qu’elles encadrent la « garantie » de convertibilité supposément apportée par la France.
Que signifie cette « garantie » ? La France promet de jouer le rôle du Fonds monétaire international (FMI) auprès des pays qui utilisent le franc CFA en leur fournissant des liquidités en cas de problèmes de paiements extérieurs. Plus précisément, à chaque fois que la BCEAO se trouve dans une situation de zéro réserve de change, le Trésor français s’engage à lui prêter les montants souhaités en monnaie française (autrefois le franc français, aujourd’hui l’euro).
Or, le fonctionnement de la BCEAO (et de la BEAC) est paramétré pour que cette situation arrive le plus rarement possible, voire jamais. Dès que ses réserves de change atteignent un niveau critique, elle prend des mesures restrictives – limiter les possibilités de financement des économies de la zone – pour reconstituer ses avoirs extérieurs. Grâce à ce mode de gestion la garantie a été rarement activée pour les pays de l’UEMOA entre 1960 et aujourd’hui. La France a honoré sa promesse de « garantie » uniquement pendant la période 1980-1993. Elle l’avait fait pour permettre aux entreprises françaises, qui anticipaient une dévaluation du franc CFA, de rapatrier leurs capitaux et leurs revenus. Selon la BCEAO, la « garantie » française portait à cette époque sur un montant annuel de 32 milliards de francs CFA, un chiffre relativement dérisoire comparé à une fuite de capitaux estimée dans la zone franc à 750 milliards de FCFA pour les seules années 1988-1989. Doit-on s’étonner de voir qu’il est systématiquement inscrit le montant « zéro » dans la loi de finances française au titre de la « garantie » de convertibilité ? Dans un document publié en 2018, intitulé « Gestion des réserves internationales de la CEMAC », le FMI notait qu’il « existe des incertitudes quant à la capacité du Trésor français, qui lui-même doit respecter les règles plus larges de la zone euro, à offrir ce type de garantie à grande échelle pour une période indéfinie. » Dans ces conditions, comment la France, qui ne parvient pas à respecter ses engagements budgétaires au niveau européen, pourrait-elle se porter « garante » ? Quand les pays africains ont des difficultés économiques, comme c’est actuellement le cas dans la zone CEMAC, c’est le FMI qui est appelé à la rescousse par Paris pour imposer des politiques d’austérité, lesquelles produisent toujours et partout les mêmes résultats : misère et désolation.
Quand le ministre français des Finances, Bruno le Maire prétend que la « garantie » française permet aux pays de l’UEMOA d’avoir la certitude de pouvoir toujours financer leurs importations, il montre nolens volens son manque de considération pour l’intelligence collective des peuples et des économistes africains. Le désir de maintenir un lien formel sur le plan monétaire – et donc de garantir les intérêts économiques français – pouvait se passer d’une justification aussi paternaliste que malhonnête.
Pourquoi 14 pays rassemblant une population de plus de 160 millions auraient-ils besoin de la France pour leurs paiements extérieurs là où un petit pays comme la Gambie bat sa propre monnaie nationale sans solliciter la « garantie » d’aucune puissance extérieure ? Le concept de « garantie » de convertibilité employé par les officiels français et les partisans de la relique coloniale est d’autant plus absurde que nous vivons depuis les années 1970 une ère post-Etalon or, où la monnaie émise par les États est de nature essentiellement fiduciaire. Visiblement, la France et les thuriféraires du franc CFA ont toujours du mal à sortir du paradigme monétaire du 19e siècle, le siècle colonial par excellence !
Court-circuiter la CEDEAO
Les réformes envisagées par Macron s’attaquent seulement à certains aspects visibles de la colonialité du franc CFA devenus particulièrement embarrassants pour la France. Elles ne constituent pas une base crédible pour parler de la fin du franc CFA. Tant qu’il existera un lien formel de subordination monétaire, tant que le franc CFA/ECO sera arrimé fixement à l’euro et tant que la Banque de France continuera de détenir 90 % du stock d’or monétaire de la BCEAO, le colonialisme monétaire aura encore de beaux jours devant lui.
Ce serait cependant faire une erreur d’analyse que de croire que les motivations du président Macron sont exclusivement populistes. Ses réformes ont également pour objectif de court-circuiter le projet d’intégration monétaire tel qu’il a été conçu jusque-là dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
Les 15 pays de la CEDEAO, y compris les huit qui utilisent le franc CFA, avaient choisi le nom ECO pour leur future monnaie unique et s’étaient mis d’accord pour l’adosser à un panier de devises. Avant de pouvoir adopter l’ECO, ils étaient chacun tenus de remplir un certain nombre de critères d’entrée (les « critères de convergence »). Or, d’après une déclaration récente de Zainab Ahmed, la ministre nigériane des Finances, aucun pays de la CEDEAO n’était qualifiable pour l’ECO en 2020, à l’exception du Togo, un pays qui à l’évidence n’a pas la taille suffisante pour porter seul ce projet.
Au moment même où Macron, en présence de Ouattara, annonçait ses réformes, les chefs d’État de la CEDEAO étaient en train de clore une réunion à Abuja, où ils étaient censés se prononcer sur l’avenir du projet de monnaie unique régionale. Le communiqué final de la CEDEAO a dû se résoudre à accepter le fait accompli : « Cette réforme de la zone monétaire de l’UMOA facilitera son intégration dans la future zone monétaire de la CEDEAO (ECO) », peut-on lire.
En s’appropriant indûment le nom ECO sans remplir les critères d’entrée de la zone éponyme, Macron et les pays de l’UEMOA, avec Ouattara à leur tête, signifient clairement qu’ils se moquent de l’intégration monétaire telle qu’elle était envisagée dans le cadre de la CEDEAO. Á Abidjan, Macron a appelé nommément quasiment tous les pays ouest-africains n’utilisant pas le franc CFA à rejoindre l’UEMOA, à l’exception du Nigéria et du Ghana. Le message est clair : il s’agit d’isoler le géant nigérian voire le Ghana. Ce projet n’est pas nouveau. On le trouve dans un rapport sur la zone franc de l’ex-ministre français Dominique Strauss-Kahn, publié en 2018. Dans les années 1970, la Côte d’Ivoire et le Sénégal s’étaient déjà alliés à la France pour faire capoter un projet de réforme monétaire porté par le président du Niger, Hamani Diori, et qui devait renforcer la coopération monétaire entre les pays de l’Afrique de l’Ouest. Près de cinquante ans plus tard, rien n’a visiblement changé.
Soulignons au passage que le travail de sabotage de la Côte d’Ivoire ne se limite pas au domaine monétaire. En ratifiant, en 2016, un accord de libre-échange intérimaire avec l’Union européenne alors que la CEDEAO évolue déjà dans le cadre d’une union douanière, elle a mis également en péril l’intégration commerciale régionale.
Le « kidnapping » de l’ECO par la France et les pays de l’UEMOA a au moins un « mérite » : celui d’avoir mis fin à l’ajournement récurrent du lancement de la monnaie unique de la CEDEAO. La passivité des chefs d’État de la CEDEAO face à ce détournement d’objectif est sans doute une conséquence logique au fait qu’ils n’ont jamais pris la peine d’associer leurs peuples à la discussion sur l’ECO et de leur tenir un discours de vérité. Ils ont toujours prétendu que l’ECO – une copie grossière de l’Euro qui pose des problèmes similaires au franc CFA en tant que monnaie unique – était faisable et qu’ils déployaient les meilleurs efforts du monde pour son lancement, alors qu’ils devaient savoir que la méthodologie des critères de convergence, importée de l’Union européenne, était la meilleure manière de perpétuer l’immobilisme monétaire. Macron et Ouattara, ayant compris l’impasse de l’ECO version CEDEAO, ont profité de la situation. Et, même si cela est triste pour les supporters de l’ECO version CEDEAO, le couple franco-ivoirien a en partie rendu service aux chefs d’État de la CEDEAO qui devaient logiquement annoncer un nouveau report du lancement de l’ECO. Au moins, certains pourront avoir l’illusion/l’espoir que les choses « avancent » dans la bonne direction, pour une fois.
Dans la mesure où les pays de l’UEMOA ont adopté l’ECO sans satisfaire les critères d’entrée requis, quel sens y aura-t-il à exiger des sept autres pays de la CEDEAO qu’ils les respectent afin de faire partie de la zone monétaire ECO ? Difficile d’envisager présentement comment le projet de monnaie unique CEDEAO pourra se relever de ce coup de massue. Au revoir le franc CFA, vive l’ECO CFA ! Sans doute qu’une telle prouesse incitera le gouvernement français à considérer avec bienveillance d’éventuelles ambitions de troisième mandat de certains actuels dirigeants des pays de l’UEMOA.
La lutte continue
Les réformes de Macron n’apporteront aucun changement significatif à la conduite de la politique économique et à la situation matérielle des populations. Il est cependant ironique que des réformes à la portée essentiellement symbolique aient échoué justement sur le plan des symboles. Car Macron et Ouattara n’étaient pas les personnes les plus indiquées pour annoncer « la fin du franc CFA ». L’annonce aurait eu plus de crédibilité si elle était venue, par exemple, des chefs d’État de la CEDEAO et, éventuellement, si elle avait eu l’onction des peuples. Voir le président de l’ancienne métropole coloniale « décider » de la fin d’une relique coloniale lors d’une revue des troupes françaises stationnées en Côte d’Ivoire n’est pas la manière la plus convaincante de décréter une nouvelle mort de la résiliente « Françafrique ».
Ceci étant dit, les nombreux mouvements panafricanistes, intellectuels, économistes, citoyens ordinaires qui se battent pour une seconde indépendance de l’Afrique peuvent savourer une petite victoire. Ces réformes symboliques sont des concessions qu’il faut apprécier à leur juste mesure. La forteresse CFA commence à vaciller. Une bataille vient d’être gagnée. D’autres devront être menées.
Sur le plan économique et monétaire, il faudra viser à doter le continent de monnaies souveraines qui garantissent son indépendance financière. Au-delà de la nécessité de récupérer leur souveraineté monétaire formelle vis-à-vis du gouvernement français et du FMI, les pays africains devront également procéder à des réformes en profondeur du secteur bancaire et financier, lequel conserve son fonctionnement colonial malgré le recul des banques françaises. Ils devront mettre en place des banques centrales « agents de développement », avec lesquelles ils travailleront étroitement pour faciliter le financement des économies, les projets d’industrialisation, la création d’emplois et la transformation écologique. Ils devront essayer d’éviter de s’endetter en monnaie étrangère en misant au maximum sur la mobilisation des ressources domestiques. Ce qui suppose de rompre avec l’attitude qui consiste à organiser toute la politique économique autour de la nécessité d’attirer des « financements extérieurs ». Bien entendu, tout ceci ne sera possible sans une mobilisation permanente des peuples pour exiger des « représentants »/« élus » qu’ils garantissent un cadre politique plus égalitaire.
Nous aurions tort de nous arrêter aux symboles et à la seule réforme monétaire.
Ndongo Samba Sylla a coécrit un livre sur le franc CFA avec Fanny Pigeaud : L’Arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA, La Découverte, 2018.