LA DEUXIÈME MORT DE SENGHOR
Être associé de si près à ce qu’il abhorrait le plus au monde n’est ni plus ni moins qu’un crime de lèse-majesté. L’argent, la cupidité, l’ostentation ou le meilleur enchérisseur n’étaient en rien ses tasses de thé.
À entendre son nom mêlé à une opération bassement mercantile, Senghor a dû se retourner dans sa tombe. Sa mémoire a été salie par la mesquinerie friande de rétro-commissions qui s’apprêtait à organiser une cérémonie de profanation, samedi dernier, à l’hôtel des ventes aux enchères de Caen dans le Calvados français. Être associé de si près à ce qu’il abhorrait le plus au monde n’est ni plus ni moins qu’un crime de lèse-majesté. L’argent, la cupidité, l’ostentation ou le meilleur enchérisseur n’étaient en rien ses tasses de thé. Quelques-uns de ses objets et certaines de ses reliques ont beau être enrobés d’or, le bâtisseur de nation n’a jamais été tenté de son vivant par la célébration d’un quelconque veau d’or. Fils d’un riche traitant qui fut un des premiers à porter redingote et nœud papillon, Senghor n’en est pas moins resté humble et désintéressé. À ce qu’on sache, il n’a jamais été déshérité pour que ses pourfendeurs de l’époque le raillent et le surnomment même «député kaki». Son austérité était une sorte de dépouillement.
L’héritage de Senghor a été dilapidé
Le classicisme rigoureux et la simplicité sont des manteaux de géants dont se parent les contemplatifs. Senghor était d’abord et avant tout un homme de culture. Le monde désincarné et froid des commissaires-priseurs n’a jamais été le sien. Senghor était un homme de qualité, cultivé et chaud de la chaleur complémentaire de toutes les races et de toutes les cultures. La responsabilité de la caricature dont il vient d’être l’objet est partagée et incombe à tous dont lui-même. L’héritage de Senghor a été dilapidé. À la minute où il a quitté le pouvoir de son propre chef, une entreprise de «désenghorisation» a été déclenchée par les socialistes et dans lequel Diouf porte une responsabilité. Tout ce que le premier président avait construit pierre par pierre a été soigneusement et cyniquement démantelé en commençant par sa méthode et sa méticulosité. Depuis des décennies donc, la rupture de transmission qui est un mal sénégalais est resté phénomène quasi ininterrompu. Cherchez l’erreur.
Senghor n’était pas démiurge
Un lourd héritage difficile à porter a été mis entre des mains peu sûres qui tremblent de fébrilité et d’infidélité. Entre des socialistes coupables de parricide et des libéraux se présentant toujours avec un petit sourire commercial, voire populiste au coin des lèvres, on est prudent à faire du pilatisme en les renvoyant dos à dos. Wade et Senghor dialoguait au-dessus du peuple, d’après l’ex-pape du Sopi qui s’en est glorifié. Leur successeur à tous a empêché l’irréparable à la suite de louables efforts mais au prix fort. Seulement voilà, l’émerveillement du temps de Senghor a été remplacé par l’énervement et le moutonnement des temps présents. À force de desséchement, tout va à vau-l’eau. Cette affaire dégradante d’enchères est en fin de compte un linge sale de famille qui démonétise ceux qui réduisent tout à l’état de marchandise. Senghor n’était pas démiurge. Il aurait pu manquer de prévoyance sur ce coup. Au fond, depuis les machinations qui ont visé un innocent qui s’appelait Dia Mamadou, tout n’est plus que coq-à-l’âne et de l’or perpétuellement transformé en plomb.