LA RÉPUBLIQUE ORPHELINE DE SA MAJESTÉ
Après soixante-quatre ans de navigation, tempête après tempête, la République sénégalaise donne l’air d’un rafiot rafistolé de bric et de broc, donc le capitaine est le dernier moussaillon que la désertion des amiraux propulse fatalement à la barre
La vertigineuse dégringolade fait peine à voir… Après soixante-quatre ans de navigation, tempête après tempête, la République sénégalaise donne l’air d’un rafiot rafistolé de bric et de broc, donc le capitaine est le dernier moussaillon que la désertion des amiraux propulse fatalement à la barre.
Entre Léopold Sédar Senghor et Bassirou Diomaye Faye, deux enfants du Sine, il n’y a pas qu’un siècle quasiment de distance. Le Sénégal que Senghor lègue à la postérité, certes, est un pays déclaré pauvre par les implacables chiffres de l’ordre économique mondial ; il suscite quand même le respect, la convoitise.
Le Sénégal de Diomaye Faye inspire la condescendance et la pitié.
La pauvreté est dans la tête : Senghor, cet aristocrate guindé, ne sait pas penser en pauvre… Dans le monde, dès les premières décennies de nos indépendances, ça veut un Sénégalais à la table des grands. Par exemple, à la tête d’Air Afrique ou de l’Unesco, alors que Isaac Forster est déjà à la Cour internationale de La Haye.
Quand Senghor convoque à Dakar le monde noir en 1966, ça vient de tous les recoins de la planète pour vibrer au rythme des arts nègres. Il n’y a que les incultes, les gagne-petit et les miséreux qui y voient du gâchis.
Certes, le combat contre la famine est alors pratiquement perdu d’avance. L’ancienne métropole dont la légendaire capacité de nuisance en est à ses sommets, multiplie les chausse-trappes pour garder sous dépendance ses territoires d’Outre-Mer émancipés. C’est bien parce qu’elle nous a vendu son rêve de progrès et de modernité, en même temps que le cauchemar de notre dénuement, notre rachitisme et notre inculture. Bokassa, Idi Amin Dada, Houphouët-Boigny, Bongo et Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga (traduction : le coq dans le poulailler ne laisse aucune poule indemne).
La République sous Senghor ose limoger un ministre parce qu’il manque juste de tenue. Le ministre de l’Hydraulique de l’époque, un dimanche, au sortir d’un déjeuner trop arrosé au Colisée, sur l’avenue Maginot, chante la Marseillaise et étrenne le drapeau français en bonne compagnie. Les renseignements généraux signalent l’incongruité.
La main du Président qui signe le décret de son limogeage ne tremble pas. En 1968, Maître Doudou Thiam, sémillant avocat, premier ministre des Affaires étrangères du Sénégal, devenu l’homme fort du pays après décembre 1962, hérite du Conseil économique et social. Une phrase malheureuse scelle son destin. Il est limogé avant même de prendre ses aises. Maître Doudou Thiam, le concepteur de la Constitution de la Fédération du Mali, hérite pourtant du somptueux fromage de l’avocat Léon Boissier-Palun, le défenseur des cheminots sénégalais à la fin des années quarante, ces rebelles qui forcent le pouvoir colonial à mettre un genou à terre ; Boissier-Palun, qui héberge le député Senghor lors de ses séjours au Sénégal, est le premier mécène du Bds qui propulse le «député kaki» au firmament de la politique sénégalaise et neutralise Lamine Guèye ; en résumé, l’un des artisans méconnus de notre indépendance. «Il y a des services si grands qu’on ne peut les payer que par l’ingratitude», professe Alexandre Dumas : Maître Léon Boissier-Palun, de mère dahoméenne et père marseillais, n’a même pas une ruelle à son nom dans ce pays auquel il apporte généreusement sa pierre quand tout semble perdu.
Revenons à nos piètres sénégalaiseries…
Lors de la prestation de serment du Président Diouf, héritier de Senghor qui lui épargne une bataille électorale incertaine, le 1er janvier 1981, le Premier président de la Cour suprême, Kéba Mbaye, indique la voie : «Les Sénégalais sont fatigués !»
Depuis cette bravade devant un Président démissionnaire sans pouvoir depuis la veille, nos compatriotes, qui en font leur leitmotiv, ont la raison suffisante de s’installer dans une économie de la pitié.
En 1988, l’année où l’agrégé d’économie et de Droit, l’opposant Abdoulaye Wade vend du rêve avec «le prix du kilo de riz à quarante francs», un personnage de bandes dessinées, symbolise ce choix délibéré : «Goorgoorlou» qu’il se nomme, il est la créature de Alphonse Mendy, alias TTFons, caricaturiste vedette du satirique Le Cafard Libéré. L’ultime ambition du besogneux personnage, devenu populaire au point d’inspirer une série télévisée sur la télévision publique, est de dévorer du couscous de mil au poulet.
Ce n’est pas le genre d’ambiance qui fabrique du capitaine d’industrie. Avant cela, le Parlement commence à accueillir des analphabètes. Certes, applaudir et crier «Vive Senghor !», comme cela se fait à l’époque, n’exige pas le Nobel des sciences. Mais il y subsiste encore le souci de ne pas être ridicule, d’avoir de la tenue.
En ces temps immémoriaux, la République du Sénégal a de la classe, comprenez la faculté à imposer le respect.
A quel moment notre pays bascule dans le misérabilisme, étale sa misère crasse et vit de la charité ? Pendant des années, le Journal télévisé, à chaque occasion, déploie un talent fou à glorifier la charité des pays riches : quand ce n’est pas une ambulance qu’un ministre du gouvernement réceptionne devant les caméras, ce sont des carcasses de moutons en provenance de La Mecque qui font la joie des misérables que sont devenus les Sénégalais.
Il ne manque pourtant pas de compatriotes ingénieux, audacieux, partis à la conquête du monde pour essuyer les larmes de leur mère, envoyer leur père à La Mecque et ouvrir l’avenir à leurs petites sœurs et petits frères, laissant derrière eux une épouse au service de la tribu affamée.
Dans les années soixante-dix, Senghor assigne à son ministre des Finances, Babacar Bâ, la redoutable mission de créer des riches de couleur locale ; le légendaire compte K2 ne fera pas que d’heureux chercheurs de gloire et fortune ; il crée aussi des jaloux dont le… Premier ministre, Abdou Diouf, que l’aura du ministre des Finances inquiète. Le chef du gouvernement finit par obtenir la tutelle de ce compte qu’il fermera, avec la complicité de l’opposant de façade Laye Wade, lequel ne pardonnera jamais à Babacar Bâ d’être ministre des Finances à sa place, en remplacement de Jean Collin.
Les années Diouf consacrent le triomphe de la friperie dont les précurseurs deviennent les heureux propriétaires de l’industrie de confection, le groupe Sotiba-Simpafric qui produit du tissu pour fauchés et finit par fermer, victime du train de vie d’un Pdg qui ne se refuse rien et n’en doute pas moins.
Voir petit devient la religion d’Etat qui dégraisse la Fonction publique et rabote l’école jusqu’à ne lui permettre que de produire de la racaille en quantité industrielle. Abdou Diouf initie et encourage les mutuelles qui forgent de l’entreprise à vingt-cinq mille francs, avec quoi ça a juste de quoi acheter un étal de bois branlant devant son domicile, sur lequel sont exposés trois choux, deux tomates et une tranche de poisson fumé.
L’offre politique de Wade ne vaut pas mieux… Le «Pape du Sopi», sous Diouf, se débarrasse de ses cadres et va chercher des sans-culottes pour porter sa volonté de changement, le «Sopi». Il tient le langage auquel le Sénégalais est sensible : vous faites pitié et j’en suis plus indigné que personne d’autre.
C’est la direction que Macky Sall emprunte douze années plus tard en multipliant les actes de charité : bourses familiales, et autres aides pour supporter l’insoutenable destin du pauvre descendant du tirailleur sénégalais qui peut se vanter d’avoir droit à un dessert.
La République perd définitivement de sa majesté lorsqu’un Farba Senghor peut y devenir ministre et qu’un Cheikh Amar trône sur le monde des affaires.
Lorsque la République du Sénégal de Senghor vous force à une posture d’aristocrate, et cherche à créer des capitaines d’industrie, celles de Diouf, puis de Wade, de Macky et Diomaye traquent le Sénégalais trop heureux pour être honnête, glorifient la mauvaise éducation, déifient la pauvreté.
Signe des temps : le Pierre Goudiaby Atepa des années Senghor, surnommé «Pierre le Bâtisseur», est devenu, un demi-siècle plus tard, «Pierre le démolisseur». Dans les années soixante-dix, l’architecte crée des tours et rêve de construire des métropoles entières sur le continent dont les chefs d’Etat se vantent de ses conseils ; Wade en fait son éminence grise au début des années 2000 et il rêve encore plus grand ; entre mégalomanes, on est comme larrons en foire… L’Atepa des années Macky en est réduit à batailler avec une Aby Ndour pour un morceau de corniche et répondre devant les tribunaux dédiés aux faits divers à la plainte de Adji Raby Sarr pour diffamation ; l’Atepa de l’ère Diomaye fait mieux. Son fantasme absolu serait de démolir un immeuble…