LES MASSES DE GRANIT DE SENGHOR
Aujourd’hui, les critiques légitimes du président-poète foisonnent. Mais de nombreux imprudents profanent son œuvre non sans une certaine mauvaise foi. Personne ne niera la hauteur de l’homme qui a imaginé un grand dessein pour un petit pays
Il y a 40 ans, Senghor quittait volontairement sa fonction de président de la République. Fait inédit dans une Afrique où la mode était plutôt aux autocrates assoiffés de pouvoir. Le père de la Nation sénégalaise devrait d’ailleurs inspirer de nombreux chefs d’Etat qui rêvent encore de mourir au pouvoir.
Il y a 19 ans, il nous quittait après avoir eu une vie politique et intellectuelle exceptionnelle. Senghor est le plus grand Président africain. Il est le plus illustre des Sénégalais. Le devoir d’inventaire continue de s’exercer au sujet de l’œuvre de l’homme qui, comme toute œuvre humaine, par essence imparfaite, contient des impasses et des horreurs. Mais personne ne niera la hauteur de l’homme qui a imaginé un grand dessein pour un petit pays. Il a compris très tôt que l’homme est la plus grande ressource pour un pays et non l’or, le pétrole ou le gaz.
En 2020, Senghor apparaît encore plus moderne que nombre de ses détracteurs ; lui qui a bâti notre pays par l’arme miraculeuse de la culture. Par elle, il a érigé l’enracinement, l’ouverture et le recours aux humanités au rang de culte. Au rendez-vous du donner et du recevoir, le Sénégal, pays de lettrés, de peintres, de comédiens, offre des réponses aux questions existentielles de notre contemporanéité.
Napoléon a laissé à la France ce qui s’appelle des «masses de granit», c’est-à-dire les institutions républicaines comme le préfet ou le lycée qui, deux siècles plus tard, demeurent. Les masses de granit dispersées sur le sol de la Nation par Senghor constituent le socle de notre politique culturelle. L’Université des mutants, le musée dynamique, le Festival mondial des arts nègres, le théâtre Daniel Sorano, l’Orchestre national, le Ballet national la Linguère, les Manufactures des arts décoratifs, l’Ensemble lyrique et l’Ecole artistique de Dakar sont l’œuvre de Senghor. Le Sénégal venait ainsi avec ses apports fécondants pour contribuer aux communs de l’universel.
Senghor définissait la culture comme l’ensemble des valeurs de création d’une civilisation. Par la culture, l’homme crée, dépasse le présent, prolonge l’histoire et dispose pour l’avenir. C’est aussi par la culture qu’un génie a fait d’un minuscule point sur le globe qui s’appelle Sénégal un contributeur majeur à la «Civilisation de l’Universel». Cette civilisation dont il nous dit qu’elle «serait composée des apports, complémentaires, de tous les continents et de toutes les races, sinon de toutes les Nations». «Tout ce qui monte converge», dit Teilhard de Chardin. Senghor a propulsé le Sénégal au rendez-vous des convergences créatrices du monde par la culture.
Aujourd’hui, les critiques légitimes de Senghor foisonnent. Mais de nombreux imprudents profanent son œuvre non sans une certaine mauvaise foi, voire une méconnaissance coupable. Taper sur Senghor est un sport national, notamment pour expliquer que notre retard économique est du fait d’un poète occupé par ses vers et non par la production de richesses. Critique absurde, car c’est par la culture qu’une Nation produit pour se mesurer à l’universel. La culture est le lieu de sophistication de la société, la base du commerce et donc de l’économie.
Les impasses épistémiques actuelles du capitalisme donnent raison à Senghor. Plutôt que l’économie, il a commencé par la culture pour bâtir une humanité non dépouillée de sens et de spiritualité qui font défaut à un monde des évidences technologiques.
Senghor demeure plus qu’actuel, notamment durant cette période de pandémie qui confine les artistes et les créateurs et les coupe de leurs lieux d’expression et de monstration. Les artistes vont continuer à souffrir, car il n’y a pas, depuis 40 ans, une politique culturelle ambitieuse capable de porter un progrès économique et social. Nous n’avons pas structuré une économie de la création en vue d’intégrer pleinement les artistes au cœur de notre outil productif.
Le Sénégal est l’œuvre de Senghor. A la négation de la dignité noire, il opposa la négritude. Président de la République, il utilisa la culture comme instrument de construction d’un discours et d’une identité africaine afin d’extirper notre pays de la Grande nuit. Si le Sénégal est une Nation debout, une et indivisible, c’est d’abord grâce à Senghor. Ses successeurs n’ont pas été à sa hauteur. Un rapide tour d’horizon de la classe politique suffit pour se dire que nous n’aurons peut-être plus jamais un homme d’Etat à la hauteur de Léopold Sédar Senghor.