MÉMOIRE CORRECTIVE
Ce texte sert de préface au Tome 2 des recueils de portraits en deux tomes publiés par Pape Samba Kane à Harmattant-Sénégal, sous le titre mémoire corrective
Ce texte de l’éminent professeur Djibril Samb sert de préface au Tome 2 des recueils de portraits en deux tomes publiés par Pape Samba Kane à Harmattant-Sénégal, sous le titre mémoire corrective.
Ce n’est pas une flatterie, même pieuse, de dire, et en l’espèce de constater, que Pape Samba Kane, journaliste de grande expérience, écrivain que je juge confirmé, poète talentueux et essayiste, s’exerce à beaucoup de genres littéraires dans lesquels il excelle, comme l’ont, au demeurant, souligné ou signalé – je ne sais – nombre de mes collègues dont la moins illustre n’est sûrement pas Lilyan Kesteloot, qui observe désormais le monde de l’Hadès.
Auteur de nombreux ouvrages allant du roman (Sabaru Jinne. Les tam-tams du diable, Dakar : Les Éditions Feu de brousse, 2015, 280 p.) à la poésie (À tire d’elles. Recueil de poésie, Clichy : Éditions Lettres de Renaissances, 2018, 119 p. ; Femme écarlate. Recueil de poésie, Clichy : Éditions Lettres de Renaissances, 2019, 77 p.) aux essais (Casinos et machines à sous au Sénégal : Le poker menteur des hommes politiques (un travail d’investigations sur une tentative illégale d’implantation de casinos dans les bas quartiers de Dakar, par des casinotiers corses, soutenus par des hommes politiques locaux), Dakar : Éditions Sentinelles, 2006, 269 p. ; Les écrits d’Augias. Les pages sombres de la presse. Revue de la paresse intellectuelle, des négligences grammaticales et autres dérives des journalistes sénégalais, Dakar : Polygone, 2009, 185 p. Pape Samba Kane, qui avait déjà exploré le genre avec Abdou Diouf. Bonbons, braises et coton. Le plan de vol d’un aigle (Dakar : Sogédit [Société générale d’édition] et les Éditions Démocraties, 1992, 79 p.), y ajoute aujourd’hui un second volume tiré de ses profils satiriques, qui met en évidence la valeur et la diversité de ses talents, descriptif et stylistique. J’aime, soit dit en passant, le titre de sa rubrique, « le profil », parce qu’il suggère le biais, et même l’appelle, comme le pratiquait la représentation égyptienne aussi bien du vivant humain que du vivant non-humain. Ainsi les égyptologues la décrivent-ils comme aspective par opposition à la perspective de celle des Grecs et des Romains. Tout – comment dire ? – s’enferme dans le profil : jambes, hanches, tête, fors l’œil et la poitrine – seuls perçus de face. Chez Pape Samba Kane aussi, tout est consigné dans le profil que nos Immortels définissent, en dénotation première, ainsi : « ligne que présente un visage lorsqu’il est vu de côté ; partie du visage qui est alors visible ». Si j’osais emprunter un mot à la physiologie pour lui donner cependant un sens philolo giquement inattaquable, je dirais que cette « latéralité » est présente jusques et y compris dans les emplois métaphoriques ou métonymiques du vocable « profil ». On pourrait alors tenir le « profil » ou pour un sous-ensemble du portrait, ou pour son synonyme approximatif, car le Dictionnaire de l’Académie définit le portrait, en première intention, comme : « représentation d’une personne par la peinture, le dessin, la gravure », ou par tout autre moyen. On pourrait ajouter, ce qui est d’ailleurs sous-entendu : « de quelque manière qu’elle soit réalisée ». Ce terme générique couvre le profil, notion implexe certes, mais ainsi circonscrite par l’Académie : « ligne que présente un visage lorsqu’il est vu de côté ; partie du visage qui est alors visible ».
Tout en gardant à l’esprit ces deux blocs définitionnels sur un plan dénotatif, qui se limitent au domaine proprement physique relevant de ces arts plastiques que sont, par exemple, la photo, le dessin, la peinture, il faut savoir qu’en seconde dénotation leur synonymie apparaît ténue mais réelle. L’un, le portrait, consiste en « une description écrite ou orale d’un individu » ; l’autre, le profil, en un sens figuré, désigne un « ensemble de caractéristiques qui définissent une fonction, une catégorie de personnes, etc. ». On est, dans ce dernier cas, dans le domaine du « profil psychologique » au sens large – ce qui semble la doctrine des Immortels. C’est dans cette optique définitionnelle que s’inscrit le journaliste et écrivain Pape Samba Kane en embrassant cependant le trait satirique dans le genre littéraire du portrait. Le portrait fut pratiqué dès l’antiquité, et bien avant l’historien Tite-Live (ca 64/59 av. J.-C. -17 apr. J.-C.), à qui nombre d’historiens de la littérature, qui ne sont pas forcément des antiquisants avertis, le font remonter. En fait, on trouve des portraits chez nos classiques les plus diserts comme les historiens Thucydide (Ve siècle) ou Xénophon (Ve-IVe siècle), le poète comique Aristophane ou le philosophe Platon, qui sont contemporains, et, plus tard, l’inusable Diogène Laërce, moins facile à situer, mais dont la vie est communément placée au IIIe siècle apr. J.-C. Mais, je ne puis ne pas mentionner certaines œuvres du Syrien hellénisé, Lucien de Samosate, comme : Les portraits (Œuvres complètes, trad. par E. Talbot, Paris : Hachette, 1866, t.2, p. 1-12), ou Portraits de philosophes (Paris : Les Belles Lettres, 2008, XXII-529 p.), ou encore Portraits du sophiste en amateur d’art (Paris : Éditions de la rue d’Ulm, 2014, 240 p.), trois œuvres qui auraient leurs places dans n’importe quelle anthologie antique dédiée aux portraits.
Il faut pourtant bien reconnaître que, la page du moyen âge tournée, on trouve chez le perspicace Montaigne, au XVIe siècle, dans ses fameux Essais, une ferme volonté de « se peindre de la plume ». D’ailleurs, les Essais sont généralement lus aussi, et quelquefois d’abord, comme le modèle par excellence de la peinture de soi. Mais c’est au siècle suivant, le XVIIe, avec l’avènement de la préciosité, mouvement littéraire autant que social, à la fois noble et bourgeois, abrité et couvé dans les salons littéraires dont les plus courus étaient ceux de Madeleine de Scudéry ou de Madame de La Fayette, que le portrait prit son essor. Ce mouvement littéraire donna lieu à certains excès dénoncés notamment par les fines plumes de Molière dans Les précieuses ridicules et de La Fontaine dans son mémorable poème La fille, mais l’on ne doit pas sous-estimer son apport considérable à la langue française, non seulement sur le plan intrinsèquement lexical et orthographique, mais aussi en favorisant le développement du portrait comme genre littéraire. N’empêche que le portrait, souvent comme pause narrative, est présent chez des auteurs très différents comme Molière (on pourrait citer la plupart de ses titres), ou Madame de La Fayette avec le Roman comique où abondent les portraits, ou La Bruyère dans Les caractères ou encore La Rochefoucauld, deux puissants moralistes.
Au XIXe siècle enfin, le portrait devient un genre majeur avec les maîtres de l’observation et de la description comme Balzac et Zola après que, au XVIIIe siècle, il eut gagné ses lettres de noblesse dans les nouvelles écritures romanesques notamment, et pour m’en limiter à ça, avec ce qu’on appela significativement le « roman à portraits », parfaitement illustré par les Confessions du comte*** de Charles Ducros (1741), encore réédité au siècle dernier, par exemple chez Garnier Frères, en 1969, par Laurent Versini. On trouvera une illustration de l’importance nouvelle du portrait dans le fait qu’il est utilisé, à la suite de La Fontaine, par l’un des plus grands poètes de ce siècle, Charles Baudelaire, que connaît en érudit Pape Samba Kane, dans le poème éponyme où les deux derniers vers de la première strophe ainsi que les deux premiers vers de la deuxième strophe apparaissent d’une aveuglante beauté descriptive, car le portrait ou le profil, c’est d’abord l’art de la description.
De ses grands yeux si fervents et si tendres,
De cette bouche où mon cœur se noya,
De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
Ainsi ce regard rétrospectif nous montre-t-il que Pape Samba Kane a de qui tenir en une matière, on l’a vu, si ancienne.
Ce volume 2 de Mémoire corrective, est d’une immense richesse. Rapportés à leur origine, les profils viennent de quatre continents : Afrique, Europe, Asie et Amérique latine, entre lesquels se distribuent onze pays, mais les profils étrangers sont au nombre de douze sur quatre-vingt-neuf, soit 10,68 %. Selon le sexe, les femmes sont au nombre de treize, soit 11,57 % de l’ensemble des profils.
En dehors de six profils (5,34 %) qui sont collectifs ou anonymes, les quatre-vingt-trois profils restants sont des individualités ayant, chacune, une identité remarquable, et qui sont issues de tous les milieux sociaux : « hommes et/ou femmes d’État ou politiques », journalistes et techniciens de l’information ou de la communication (12,40 %), intellectuels (7,12 %). Mais la catégorie « hommes et/ou femmes d’État ou politiques » tient le haut du pavé avec 32,93 % des profils, position normale, car ce sont les principaux acteurs de la vie publique. On trouve également, dans la galerie des profils, magistrats, avocats, hauts gradés, diplomates, hauts fonctionnaires ou cadres, et même un saint homme tellement hors du commun, qu’on serait enclin à penser qu’il déparerait cette vaste compagnie parce que telles sont sa dimension historique et sa spirituelle majesté, qu’il semble toiser à tout instant les cimes des cieux.
En un mot, cet ouvrage, qu’on peut lire et relire sans se lasser jamais et que l’on ne pose que contraint, montre éloquemment que le très talentueux Pape Samba Kane est certainement le grand maître africain du portrait et, nommément, du portrait satirique, genre qui suppose une double maîtrise : celle du portrait et celle de la satire, adossées à celle de la langue.
Djibril Samb est Professeur émérite des universités, médaille d’argent de l’Académie française , Grand-Croix de l’ordre du Mérite.