MENACES, RISQUES ET ÉVENTUELLES IMPLICATIONS D’UNE NOUVELLE MONNAIE
EXCLUSIF SENEPLUS - Le Sénégal ne devrait pas se révéler être une petite particule monétaire ballotée au gré des crises financières et autres menaces économiques et géopolitiques. Une économie forte est un bon matelas pour une monnaie crédible
La monnaie est évoquée ici en français facile et en termes pratiques.
« Les promesses électorales sont déraisonnablement faites pour raisonnablement ne pas être respectées », cette expression de Pierre Georges, chroniqueur du quotidien français Le Monde me parait d’une acuité toujours renouvelée au fil du temps. L’ouverture de la campagne électorale pour la présidentielle du 24 mars 2024 nous offre l’occasion de relever les pépites et perles de programmes des candidats aux suffrages des Sénégalais. Les propositions d’actions se cognent et se bousculent dans les programmes. Il est opportun d’éviter qu’elles ressemblent à de fausses pierres précieuses, ou des fake news perturbants pour mieux enrober le produit.
Si certaines des promesses déclinées depuis l’ouverture de la campagne électorale semblent réalistes et sont au plus accompagnées d’une estimation sommaire aux chiffres arrondis pour la beauté de l’affichage, d’autres semblent faites, juste pour leur capacité à faire le buzz et/ou à faire rêver l’électeur (d’un changement de sa condition). Les urgences du Sénégal sont brulantes, avec une population majoritairement jeune (plus de 75%), exigeant des réponses immédiates à ses préoccupations. Il est donc opportun d’éviter que le Sénégal ne se retrouve au lendemain du 24 mars 2024, avec à sa tête un président-stagiaire accompagné d’un gouvernement de ministres-stagiaires.
Deureumou Sénégal, le scénario de monnaie-fiction !
Les promesses de changement ne produisent pas toujours de bons fruits, surtout si les réformes envisagées n’ont pas été étudiées, préparées et menées à bien. C’est la raison pour laquelle certaines promesses (ou propositions) ne résistent pas à l’analyse factuelle, scientifique et réelle. Il en est ainsi de l’annonce de la coalition Diomaye Président de créer une nouvelle monnaie (en sortant du FCFA). J’ai beaucoup de respect pour le parcours de mon collègue Diomaye. Cependant, il est opportun d’apprécier l’offre programmatique qu’il a faite suivant une grille de lecture mettant en avant les arguments, dans le cadre d’un débat d’idées afin de relever certaines considérations.
Pour les besoins de cette analyse, nous proposons d’appeler cette nouvelle monnaie annoncée : « Deureumou Sénégal », en attendant le baptême de cette monnaie future par ses initiateurs. « Deureume » est la pièce de monnaie jaune de 5 FCFA, symbolique de l’unité de compte de notre monnaie. Le poids d’une monnaie repose sur l’envergure et la consistance de l’économie qui la porte. Quelle est notamment l’envergure des réserves d’or (et de devises) auxquelles cette monnaie est adossée ?
Ce qui se conçoit bien, se monnaie clairement et les mots pour le dire arrivent aisément
Lorsqu’une économie est résiliente, diversifiée et exporte plus qu’elle n’importe, elle a plus de chance que sa monnaie ne soit pas chahutée au gré des circonstances et des crises diverses. Quelle situation a-t-on au Sénégal ? Un pays qui importe plus qu’il n’exporte. « La balance commerciale du Sénégal est déficitaire », cette phrase apprise dans les leçons à l’école primaire par beaucoup de générations d’écoliers au Sénégal dans les années 1970-1980 est encore d’une accablante actualité de nos jours.
En français facile, cela veut dire tout simplement qu’aujourd’hui, si le Sénégal avait sa propre monnaie, (après avoir exporté son arachide, ses produits halieutiques et autres bien exportés, il n’aurait pas récolté assez de devises (dollar et euro) pour acheter les denrées de consommation et biens d’investissement utilisés dans notre économie. En d’autres termes, sans les filets de sécurité monétaires de la BCEAO, on n’allait connaitre des pénuries de produits importés (ou restrictions) sur le marché (riz, sucre…), faute de devises. Si nous ne connaissons pas cette situation, c’est à la faveur du panier de devises (centralisation et mise en commun de toutes les devises de la zone UMOA) gérées par la BCEAO qui permet aux pays déficitaires de l’Union de s’approvisionner presque sans limitation en fonction des besoins des uns et des autres membres de l’UMOA. En clair, nous importons certainement en puisant sur les excédents de la Côte d’Ivoire (qui a une balance commerciale excédentaire du fait de la diversité de son économie qui exporte du café, du cacao et autres produits agroforestiers et matières premières).
L’Etat forme à des métiers pour servir la République et le peuple à travers l’Administration, c’est la raison pour laquelle des écoles de formations spécifiques existent dans divers domaines de compétences, le Centre de Formation Judiciaire (CFJ) pour les magistrats et greffiers, l’ENA (pour diplomates, inspecteurs et contrôleurs Impôts, Trésor, Douanes, Travail…), l’Ecole Nationale des Officiers d’Active (ENOA) et autres écoles de formation de la Gendarmerie de la Police (pour les Forces de Défenses et de Sécurité), les Facultés de Médicine et Pharmacie pour ces professions médicales... On peut poursuivre les exemples de cette nature pour bien d’autres professions au service des populations.
Toutefois, en matière monétaire, l’Etat du Sénégal a pris l’option historique de déléguer sa souveraineté monétaire à la BCEAO. Il est donc inutile de préciser que dans ce contexte, l’Etat n’a pas d’école de formation de praticiens de la monnaie. Nos meilleurs spécialistes en la matière sont (ou ont été en service) à la Banque Centrale. Lorsque l’Etat a besoin de l’expertise de ces spécialistes, il demande à la BCEAO de les mettre à sa disposition notamment à travers leur détachement dans l’Administration. C’est ainsi que nous avons de grands noms de hauts fonctionnaires issus des ces rangs qui ont occupé de hautes fonctions gouvernementales.
Je pense qu’il n’est pas imaginable d’envisager une réforme fiscale dans ce pays sans l’implication des praticiens de la fiscalité en service dans l’Administration fiscale. Il en est de même pour les réformes majeures pour tous les grands corps de l’Etat que nous avons cité plus haut. Comment peut-on alors envisager d’annoncer une telle perspective monétaire, sans les nombreuses études et concertations préalables qu’exigent les grandes réformes de cette envergure. Un de nos enseignant à l’ENA disait souvent, « quand vous serez dans vos bureaux et que vous devrez prendre une décision, pensez toujours à ses conséquences sur le paysan dans son village ».
Quelle politique d’intégration propose la Coalition Diomaye Président ?
Ne prenez pas mal que je me permette respectueusement quelques interrogations à la coalition Diomaye Président.
- Est-ce que ces experts sénégalais ont été consultés (ne serait-ce que pour avis sur les préalables et les impacts d’une telle annonce et /ou décision) ?
- Cette décision (annonce) a-t-elle été faite sur la base d’études techniques, scientifique ?
- Quel est la feuille de route pour l’entrée en vigueur de cette nouvelle monnaie ?
- Est-ce que l’impact de cette décision sur la monnaie a été bien apprécié ?
- Est-ce que ses impacts sur la vie quotidienne du sénégalais ont été étudiés ?
- Quelles (ou seraient) les mesures de mitigation de ces impacts ?
- Est-ce que ce saut (dans le vide et l’inconnu monétaire) en vaut la chandelle ?
- A-t-on remarqué que les dirigeants des Etats de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) ont annoncé leur retrait de la CEDEAO, mais pas de l’UMOA et de l’UEMOA (sujet très délicat) ?
- Quelle est la politique d’intégration globale que compte mettre en œuvre la Coalition Diomaye Président ?
- Quitter l’UEMOA une des organisations régionales les plus en vue sur le continent africain à l’heure où l’on parle de ZLECAF au sein de l’Union Africaine répond à quelle logique économique, politique, d’intégration (au moment où des pays mieux nantis que nous cherchent à intégrer la zone euro) ?
- Est-ce une annonce pour l’affichage ?
Dans les pays ayant une monnaie fluctuante, une déclaration peut avoir des impacts importants sur le cours de la monnaie et entrainer des phénomènes d’anticipation par les acteurs économiques. C’est la raison pour laquelle, il ne faudrait surtout pas s’étonner qu’il y ait une fuite massive de capitaux si le candidat de la coalition Diomaye Président se retrouve en ballotage favorable entre le 24 mars 2024 et l’annonce de résultats définitifs, juste à cause de telles perspectives. La dévaluation monétaire fait fondre le pouvoir d’achat. Nous avons encore en tête les affres de la dévaluation du FCFA en 1994. Partir de ce FCFA dévalué pour une plongée en apnée dans le Deureumou Sénégal ne semble pas rassurant, en l’état actuel de la situation. Le Mali avait fait l’expérience de l’abandon du FCFA avant de réintégrer l’Union. Nul doute qu’il ne serait pas revenu si cette sortie était réussie.
Nul n’est prophète chez soi, dit-on, il ne saurait en être autrement du FCFA. Il faut se rendre aux frontières de l’Union notamment avec le Nigéria, pour se rendre compte que notre FCFA tant décriée par certains est en fait une valeur refuge de ressortissants de ce grand pays ouest africain.
Des pertes d’emplois dès l’entrée en vigueur du « Deureumou Sénégal »
Sans besoin d’être un spécialiste en la manière, une analyse rationnelle permet de voir certains impacts d’une entrée en vigueur du « Deureumou Sénégal ». Notre pays, deuxième économie d’envergure de l’UMOA a l’insigne honneur d’abriter le siège de la BCEAO. Ce siège serait immédiatement déplacé vers un autre pays membres et tous les travailleurs sénégalais de cette institution se retrouveraient au chômage (en attendant une éventuelle intégration à une probable nouvelle « Banque Centrale du Sénégal » pour laquelle il faut dégager des moyens pour lui trouver des locaux, recruter du personnel, en faire de même pour les instances qui accompagnent une banque centrale telle que celle chargée de la définition de la politique monétaire (Comité de Politique monétaire), la Commission bancaire pour le contrôle et la supervision des banques…
Des emplois perdus en perspective aussi bien pour les Sénégalais employés à la Banque Centrale qu’à la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), la Commission de l’UEMOA et toutes les autres institutions et instances sous régionales traitant de ces questions. Le Sénégal quitterait certainement l’UMOA et l’UEMOA dont la présidence de la Commission est assurée par un Sénégalais (le président Abdoulaye Diop, ancien ministre délégué au Budget).
Ces bâtiments abritant le siège et les annexes de la BCEAO sont des propriétés de la banque centrale et le resteront puisque nous sommes un pays de droit et que la constitution garantie le droit de propriété en son article 15, sans évoquer les conventions et traités accordant privilèges et immunités à cette institution sous régionale.
Est-il raisonnable de perdre le siège de la BCEAO au moment où prennent forme les textes fondateurs de la future Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et que les discussions portent sur le pays devant abriter le futur siège de cette institution ? Les pays de l’UEMOA constituent déjà un seul bloc bien intégré à arrimer au reste de la CEDEAO, le moment venu. Cette nouvelle Union monétaire devrait à terme intégrer notamment les économies du Nigéria et du Ghana. Ce vaste ensemble d’environ 300 millions de consommateurs ouvre des perspectives économiques réconfortantes.
L’enjeu pour le Sénégal devrait être d’user de sa diplomatie économique et financière pour abriter le siège de cette future banque centrale (au lieu de créer une nouvelle monnaie et de fermer les portes de la BCEAO). Imaginez le nombre d’emplois potentiels au Sénégal (dans diverses spécialités) qui devraient être créés si tel est le cas. Le dynamisme économique lié à la consommation des agents souvent bien rémunérés de ce type d’institution (immobilier, billets d’avion…). Air Côte d’Ivoire et la capitale ivoirienne qui abrite le siège de la Banque Africaine de Développement apprécient à sa juste valeur le dynamisme économique additionnel d’une telle situation.
Actuellement, l’heure est à la création de grands ensembles économiques à travers le monde, le Sénégal ne devrait pas se révéler être une petite particule monétaire ballotée au gré des crises financières et autres menaces économiques et géopolitiques caractéristiques d’un monde globalisé.
En même temps que les portes de la Banque centrale se fermeront, la nouvelle Banque centrale future émettrice du Deumeurou Sénégal devrait trouver ou s’inventer d’autres outils de travail (logiciel et autres procédures dans un monde ou la cybersécurité est un enjeu de plus en plus important). Elle devrait trouver dans un pays développé une entreprise spécialisée dans la production de billets de banque Deureumou Sénégal sécurisés. Il faut dire que la création d’une unité d’impression au Sénégal, juste pour l’émission du Deureumou Sénégal serait très couteuses et non rentable. Je fais abstraction de la batterie de textes législatifs et règlementaires que nécessite une telle réforme, en substitution des textes en vigueur que des centaines d’experts de toutes les nationalités de l’Union ont mis des années à mettre en place.
Ce nouvel Institut d’émission imposerait les répercussions de ces changements à toute la place financière de Dakar. La presque totalité des établissements financiers et des banques qui pour une bonne partie avaient choisi Dakar du fait de son arrimage à la zone (et au marché de) l’UMOA devra alors revoir ses politiques et stratégies opérationnelles. Il faut envisager alors des relocalisations de banques et autres établissements de crédits. La stabilité et la prévisibilité de la politique monétaire et financière sont très importantes dans les décisions d’investissement. Le Sénégal peut-il supporter longtemps une hémorragie financière, d’investissement et d’emplois dans le secteur financier à cause d’une décision insuffisamment évaluée, ou appréciée juste à sa valeur ajoutée politique. Je fais abstraction des impacts d’une telle réforme sur bien d’autres secteurs économiques.
Nous sommes dans une Union monétaire de 8 économies ouest africaines disposant d’une monnaie convertible avec l’euro (1 euro = 655 FCFA). Si le Sénégal quitte cette union monétaire, abandonne le FCFA, réclame sa part de réserves pour bâtir sa nouvelle monnaie qu’on a dénommée Deureumou Sénégal, des choix stratégiques et structurants de régime de change (fixe, flotant, arrimage ou non à une (ou panier de) devise…) seront à faire, toutes choses qui vont contribuer à la détermination de sa valeur. Si nous quittons un ensemble dont le poids se traduit en ces termes : 1 euro = 655 FCFA, il est fort à parier que nous risquons de nous retrouver dans une équation sensiblement semblable à celle-ci : 1 euro = 6.550 Deureumou SN, avec une valeur divisée peut-être par 10. Imaginez alors ce que deviendrait le profil de notre dette extérieure largement libellée en euro et en dollar US. Elle serait alors certainement multipliée plus ou moins par 10 (juste pour donner un ordre de grandeur).
Pardi ! Où trouver des devises pour continuer à assurer le service de la dette, approvisionner le marché sénégalais en denrées de première nécessité... sans richesses additionnelles. Le pétrole et le gaz ? N’y pensez même pas, les recettes attendues doivent servir d’abord à rembourser la dette contractée pour développer ces projets. Un endettement représentant environ 70% du PIB avait déjà attisé des débats épiques notamment à l’Assemblée nationale, je me demande à quel type d’échanges on assisterait avec un taux d’endettement dépassant largement les 100% du PIB, juste à cause d’une décision monétaire pour des justifications liées à notre souveraineté. Notre souveraineté monétaire, nous l’avons juste déléguée à la BCEAO et le Sénégal l’exerce pleinement à travers ses représentants dans les instances de décision de l’Institut d’émission. Ne dit-on pas que l’Union fait la force ? Quittons ce cauchemar de monnaie-fiction pour retrouver notre réalité économique. La monnaie ne produit pas automatiquement le développement économique espéré, mais par contre, une économie forte, diversifiée et résiliente est un bon matelas à ressort pour une monnaie crédible.
Lorsqu’on estime qu’on habite une maison qui a besoin de rénovation, on n’est pas obligée de la raser d’abord pour ensuite aller chercher le financement nécessaire pour bâtir une nouvelle maison. Ce serait dommage de s’appliquer la politique de la terre brulée au moment où les urgences sont nombreuses.
Sous réserves de la disponibilité d’une série d’études (notamment d’impact) et d’analyses scientifiques sur les bénéfices de la création d’une nouvelle monnaie pour le Sénégal, devant faire l’objet d’échanges avec les spécialistes attitrés, il n’est pas souhaitable d’ouvrir la boite de pandore monétaire. Le Deureumou Sénégal ne devrait pas être le cimetière du pouvoir d’achat des Sénégalais qui porteraient alors le deuil de leur bien-être.
La presse rapporte que cette réforme d’envergure envisagée par la coalition Diomaye Président est déclinée dans un programme dénommé « Le projet d’un Sénégal juste et prospère ». Toutefois, ce projet de réforme monétaire se révèle injuste (parce que privant le pays d’atouts économiques, financiers et historiques acquis dans l’Union monétaire) et risquerait de compromettre le rêve d’un Sénégal prospère (sauf si la prospérité visée est celle de PROS, père véritable du projet).
Ange Constantin Mancabou est Inspecteur des Impôts et des Domaines.