FELWINE SARR À LA TRACE
Naïssan, le nouvel album de Felwine Sarr, est un itinéraire durant lequel, si on connaît un tant soit peu le musicien, on aperçoit ses obsessions, ses lieux fétiches forgés à l’encre de la poésie, de la politique, de l’histoire et de la spiritualité
J’ai passé le week-end à me délecter de la dernière production de Felwine Sarr. Ni dans le roman, ni dans l’essai encore moins dans les balades poétiques entre les imaginaires africains. Felwine Sarr a sorti un album intitulé Naïssan, larguant ainsi à nouveau les amarres d’une carrière musicale entamée à Orléans au sein du groupe Dolé. La bande de «reggae roots bien métissé» avait sorti deux albums avant de mettre fin à l’aventure au bout de près d’une décennie.
J’ai souvent vu Felwine Sarr en concert, à Dakar, notamment dans la superbe cave de l’hôtel Djoloff ou à Saint-Louis. Je me souviens encore l’avoir vu se produire avec le groupe Daaray Samadhi en 2019, au restaurant La Kora sur l’île de Saint-Louis. Dans cette petite cour, aussi sympathique que charmante, l’espace réduit offre une communion entre le public et les artistes sous le baobab qui orne le lieu.
Dans cet endroit, qui est un de mes favoris de la ville, Felwine Sarr et Mabousso Thiam distillaient des notes d’afro-folk qu’accompagnait la voix délicate de Gnilane. Ces trois étaient plus qu’une famille mais une «confrérie d’âmes en quête», une communauté de tisseurs de liens d’amour à habiller à la nuée d’amants qui peuplaient le public ce soir-là. Comment ne pas penser, en écrivant ces lignes, à Mabousso Thiam qui a voyagé vers l’autre rive ? Comment ne pas se souvenir de cet homme merveilleux, brillant et attachant dont Felwine Sarr nous dit qu’il avait «l’âme solaire». Naïssan est un itinéraire durant lequel, si on connaît un tant soit peu le musicien, on aperçoit ses obsessions, ses élans et ses lieux fétiches forgés à l’encre de la poésie, de la politique, de l’histoire et de la spiritualité. On croise des choses et des destins, des saveurs et des hommes et femmes suggérés- en lien bien sûr avec la pudeur de Felwine Sarr et son ancrage dans les mots de l’âme plus que ceux de la bouche qui dénature, affaiblit et dévitalise ce qui relève des sens et de l’intime.
En écoutant l’album, j’ai rencontré des fantômes et des héros d’ici et d’ailleurs ; des gens auxquels le poète rend hommage avec la justesse qu’impose la concision dans le salut aux morts.
Felwine Sarr nous fait visiter les sépultures des martyrs et des hommes dont le sang a coulé, rendant un quotidien moins habitable mais conférant hardiesse et rage du devenir aux héritiers. Dans le titre Maskhadov, l’artiste prend les autocrates par le col et leur demande s’ils dorment la nuit après leurs sinistres forfaits. Il nous rappelle les drames récents de Vukovar, de Beslan, du Rwanda…Il nous renvoie aux souvenirs du dirigeant tchétchène, Aslan Maskhadov, de Nelson Mandela ou du Lion du Panshir.
La voix de Felwine Sarr nous fait visiter des géographies physiques : Kigali, Dakar, Durham, Pondichéry, Niodior, Orléans ; émotionnelles : guerres, voyages, espoir, jouissance, art, spiritualité. Les textes intimistes rappellent la figure de l’écrivain et du poète dont la puissance littéraire déborde cet album. Il met en musique les imaginaires, l’intime, l’exil, l’amour, la beauté, le dépassement du temps sensible pour ne sacraliser que l’infinitude. Felwine Sarr laisse avec cet album, une nouvelle trace dans son œuvre foisonnante, érudite, métisse et éclectique. La guitare sans cesse accompagne les mots du récit pour forger une mélodie exigeante et savoureuse.
Avec la compagnie du Daaray Samadhi, l’œuvre de Felwine Sarr prend un nouvel envol vers l’Eveil, l’espace suprême où tout disparaît pour ne laisser éclore qu’un soi dépouillé des vanités. J’ai lu tous les livres de Felwine Sarr qui, au fil des années, est devenu un ami précieux pour qui j’ai estime et admiration. Et c’est avec émotion et joie que je découvre son nouveau projet qui s’inscrit dans une œuvre au long cours dont la finalité est la hargne fine de créer dans un chemin spirituel afin de laisser des traces de la rédemption des siens mais aussi de tous ceux qui auront l’imprudence de venir chercher au milieu des sels marins, des rosées des mille collines et des artères des bolongs, des réponses aux questions qui agitent le cœur des hommes. L’artiste chante en français, en anglais, en wolof et en sereer (mes parents pulaar diront qu’il est bien le seul à rendre cette dernière langue poétique). Ces langues disent quelque chose de la maison des humanités que Felwine Sarr vient de fonder pour penser la réparation et l’éveil en commun par-delà des barrières et des passions tristes. L’album Naïssan est une esthétique des liens et des imaginaires, une tentative de plus dans la langue de l’économiste-philosophe-romancier-musicien.
Felwine Sarr sème ainsi de nouvelles graines pour de possibles, de probables et de plausibles réparations des âmes par l’enjambement des frontières afin de faire-monde ensemble. Il laisse des traces et nous invite, nous incite à tatouer ce monde de nos traces pérennes.